6.3.1 La gestion du retour de l’agressivité.

J’analyserai en particulier l’engagement de M. Otavalo dans la création d’un SEL.491 Cette idée a germé au début du chômage de M. Otavalo dans des discussions avec un copain sans activité professionnelle également, discussions cherchant initialement une piste pour renouer avec l’emploi.

  • « J’ai habité pendant un moment chez un copain. La journée on travaillait de droite, de gauche, et le soir, on buvait le rouge et on discutait. On a eu des projets de jouets en bois, d’entreprise, mais c’est tout tombé à l’eau et il fallait bien faire quelque chose ».

La concrétisation du SEL a apparemment été facile : un journal local a soutenu le projet au départ, puis les adhésions se sont faites de proche en proche.

  • « 2 ou 3 copains chacun et chaque copain en parle à d’autres... ça se fait tout seul ».

M. Otavalo a depuis pris des responsabilités dans l’organe de coordination des SEL. Il explique qu’il participe à l’organisation d’un réseau national pour voir comment ça fonctionne ailleurs et pouvoir se défendre. Il raconte les procès engagés contre les adhérents de différents SEL français accusés de travail clandestin, et la nécessité de s’organiser pour faire face à de telles attaques. Il décrit également les autres projets en cours : « route du sel » pour héberger des gens en voyage faisant partie d’un SEL régional, université d’été qui lui donne beaucoup de travail pour l’organisation logistique.

Cette description et les informations possédées par ailleurs sur les SEL illustrent les différents soutiens apportés par cette activité au fonctionnement défensif adopté par M. Otavalo pour échapper à la souffrance de son chômage. L’origine intra-psychique des sentiments de persécution et de la représentation du travail comme un objet uniquement aliénant est estompée par l’existence d’attaques réelles contre les adhérents de l’association et par le discours collectif sur les dangers de faire du travail la valeur centrale organisant la société. « Dans le cadre d’un SEL, ce n’est pas le travail qui donne une place dans le groupe ».492 L’identité des personnes se fonde sur l’intensité des échanges et la réciprocité, elle repose sur une proximité géographique et idéologique. L’activité professionnelle est, elle, souvent associée à une logique de profit rejetée tout comme l’est l’argent, honni car à l’origine de « l’exploitation, de l’accumulation, tout comme des inégalités et de la pauvreté ».493

Dans un tel contexte, vivre sans travail n’est plus source de culpabilité mais de fierté : celle de résister à une société injuste et individualiste pour proposer un modèle de solidarité et de renforcement des liens sociaux.

Ce fonctionnement est très proche des stratégies de contournement décrites par V. de Gaulejac et I. Taboada Léonetti (1994) et utilisé par des sujets exclus de la société pour lutter contre la souffrance liée à ce rejet.494 Le système dominant à l’origine de l’exclusion est dénié dans sa légitimité de juger et d’imposer un système de valeurs. La restauration de l’image de soi est trouvée « en se rattachant à un système de normes et à un groupe qui valorise ce que l’on est et ce que l’on fait ».

M. Otavalo explique, par exemple, qu’il n’a pas à gérer la pression exercée par un entourage qui lui reprocherait son inactivité.

  • « Ici, les gens que je côtoie sont pour la plupart sans emploi... Ceux qui travaillent sont souvent jaloux de me voir peinard, tranquille... »

Ses propos sur l’exclusion illustrent également en quoi ses convictions idéologiques le protègent d’un sentiment de rejet de la société. Il déclare ne pas comprendre les discours médiatiques sur l’insertion.

  • « ça me rend dingue. Je me sens inséré, je n’ai pas besoin d’être inséré dans une société dont je fais partie, forcément puisque j’en suis un des éléments de base ».« Je trouverais normal un revenu d’existence. On fait partie de la société, (...) ce serait normal qu’on touche quelque chose. Comme un actionnaire dans une société ! (...) Pour moi, mathématiquement, l’idée de s’insérer dans un groupe dont on est un élément de base est vraiment aberrante. Les gens se sentent exclus parce qu’ils sont aliénés par le salariat. Et puis, il y a la maladie de la consommation. Alors que la consommation, c’est quelque chose de très récent dans l’histoire de l’humanité. Dans le temps, quand on voulait faire une maison, on n’allait pas à « la boîte à outils », on allait à la carrière tirer des câbles pour descendre des cailloux ».

Notons que le sentiment d’être inséré est en outre soutenu par le fonctionnement du SEL dont les modalités conduisent à recréer une microsociété se reconnaissant autour d’une monnaie, emblème de ses particularités et de son histoire.495 La nature des échanges mis en place ne peut que renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe et concrétiser les liens unissant chaque adhérent aux autres membres. Contrairement à l’échange marchand, le lien n’est pas réduit au temps de la transaction ; l’existence d’une dette le perpétue. Il s’avère de plus, que l’échange se réduit rarement à un simple don / contre don, mais est l’occasion de discussions sur la situation économique ou du partage d’un repas. Le système associatif s’oppose donc en tout point au sentiment d’isolement.

La valorisation narcissique trouvée dans la démarche militante passe aussi par une attitude provocante et par la cristallisation de l’identité autour d’une image idéalisée qui correspond aux vécus d’adolescents. M. Otavalo se plaît à décrire son « côté anarchiste et rebelle », ses tentatives pour toujours « essayer de voir les choses à l’envers ». Il attribue ce trait de caractère à une histoire personnelle qui l’a contraint à se débrouiller seul face à des situations difficiles et à faire preuve d’imagination. Il s’oppose en cela à « un copain qui a fait de longues études et qui est aujourd’hui enseignant ».

  • « Il n’a jamais quitté l’école, pour lui, c’est un peu comme Papa - Maman. Il y a toujours une instance qui lui dit ce qu’il faut faire. Il serait perdu s’il n’y avait pas ça ».

Lui, au contraire, a choisi de se détacher des valeurs familiales et le sentiment de triomphe évoqué antérieurement est renforcé par le plaisir d’échapper au modèle paternel, de s’y opposer de façon délibérément provocatrice. Il évoque « l’ambiance catho » dans laquelle il a été élevé, les discours défendant le travail nécessaire pour mériter un salaire et raconte sa satisfaction de répondre à ceux qui lui demandent ce qu’il fait : « Je ne fais rien, je suis au chômage ou je glande ». Son choix de vie actuel est associé à ses conduites toxicomaniaques de la fin de l’adolescence dans la volonté de prendre le contre-pied des idées de la famille. La drogue est d’autre part décrite comme le support grâce auquel il a développé ses capacités imaginatives et donc réussi à être aujourd’hui le militant apte à rêver une nouvelle société.

  • « La défonce est très positive du côté imaginatif, même s’il y a beaucoup d’autres côtés négatifs. On sait qu’on peut aller plus loin parce qu’on l’a déjà fait. On ne se limite pas à ce qu’on ressent, voit ou entend. Dans l’histoire de l’humanité, on parle souvent du rôle de la main pour la découverte et la possibilité d’aller plus loin ; moi je pense que la drogue a aussi eu son rôle ».

Par de telles affirmations, M. Otavalo prend une nouvelle fois le contre-pied des discours parentaux dans lesquels la drogue ne devait être décrite que comme un mauvais objet. Il renverse les valeurs portées par le système dominant comme il le fait par ses choix politiques — qui font hurler son père.

Notes
491.

Les Systèmes d’Echange Local sont des associations apparues dans les années 80 au Canada et qui se développent depuis, dans plusieurs pays d’Europe, mais également en Australie et Nouvelle-Zélande. Elles « cherchent à promouvoir un type de relation différent de l’échange marchand ». « Les membres de ces associations , après avoir défini une unité de compte singularisant chaque groupe et permettant d’estimer les transactions, échangent localement des biens et services de nature très variée : travaux de réparation de logement ou d’équipement ménagers, gardes d’enfants, cours de langue, séances d’apprentissage de la cuisine, produits agricoles ou artisanaux, objets d’occasion, travaux de jardinage ou de ménage, prêt d’outillage, hébergement, etc. Ces échanges sont comptabilisés et les dettes de chacun réglées par un système de compensation ». Précisons que « cette compensation n’est pas due à celui qui a donné mais au groupe dans son ensemble ».d’après J. Blanc, G. Malandrin, J.-M. Servet, Les systèmes d’échange local. Laboratoires d’une économie différente ? (1999).

492.

Ibidem, p 29.

493.

Ibidem, p 27.

494.

V. de Gaulejac, I. Taboada Léonetti, La lutte des places, Partie : Les stratégies de réponses, pp 181-230.

495.

Le nom de la monnaie interne de chaque SEL « est souvent dérivé de l’histoire, la géographie ou de la flore locales (grain de SEL à Mirepoix, pavé à St Quentin en Yvelines, caillou à Lyon Croix Rousse, Rize (ancienne rivière devenu égout) à Villeurbanne) ». J. Blanc, G. Malandrin, J.-M. Servet, op. cit., p 27.