7.1.1 Compenser les fonctions antérieurement tenues par le travail.

L’écriture apparaît en premier lieu comme une activité indispensable au maintien de l’équilibre psychosomatique, c’est-à-dire comme le moyen de continuer à décharger les excitations selon la voie jusqu’alors habituellement et massivement utilisée dans le cadre professionnel. J’utilise ici les apports de la psychodynamique du travail montrant qu’un emploi correspond en premier lieu à la réalisation de tâches qui, par leur contenu concret, amènent un individu à évacuer son énergie par des voies psychomotrices, psychosensorielles ou cognitives. C. Dejours (1982) résume ce modèle en expliquant que chacun possède des aptitudes spécifiques de décharge et que la correspondance entre les exigences imposées par la tâche avec ces aptitudes est source d’« un plaisir de fonctionner » : « il s’agit non seulement d’une décharge d’excitation, mais d’une satisfaction récupérée au niveau narcissique dans le succès à assurer l’équilibre économique ».504 L’inadéquation entre les voies de décharges préférentielles et les composantes ergonomiques de la tâche peut, elle, au contraire, se solder « par de la fatigue et peut ouvrir la voie à une maladie somatique ».

J.P. Dautun, initialement professeur de Français, puis « rédacteur de slogans dans une agence publicitaire », et A. Ratouis, cadre administratif dans des organismes sociaux, trouvent visiblement satisfaction dans la décharge de leur énergie grâce à des activités intellectuelles. Le chômage est d’abord pour eux la privation de cet exercice cognitif et de l’équilibre psychosomatique qu’il apporte. L’écriture, en proposant des voies de décharges équivalentes, peut donc compenser le contenu réel de l’objet perdu.

Cette continuité entre activité professionnelle et activité substitutive est particulièrement repérable chez J.P. Dautun. Son livre trouve origine dans un comportement professionnel routinier, celui de noter tout ce qui lui passe par la tête dans un carnet qui ne le quitte pas. Le travail ayant disparu, les idées qui l’ont rapidement empli n’ont plus concerné des projets publicitaires, mais le vécu du chômage, vécu mis en mot en usant et abusant des même techniques que celles qui donnaient naissance à des slogans. Les chroniques de J.P. Dautun donnent souvent l’impression qu’il ne s’est jamais arrêté de travailler, que son fonctionnement cognitif professionnel continue à décortiquer et réorganiser son environnement en utilisant les outils d’élaboration d’avant son licenciement. Stimulé par un événement extérieur, une image au cours d’une promenade, il associe librement, joue avec les mots, les assemble, les déforme et certains paragraphes prennent l’allure d’une succession indigeste de formules publicitaires. Parfois conscient de ce fonctionnement, l’auteur s’excuse ponctuellement auprès de son lecteur. Il note ainsi après un court paragraphe qui n’est qu’une suite de jeux sur les mots :

  • « Excusez-moi. Un moment d’égarement entre deux coups de téléphone. Vous savez ce que c’est ; on griffonne machinalement pendant que ça sonne occupé. Cela ne se reproduira pas ».

Mais il ne résiste pas longtemps à la nécessité d’assouvir de nouveau « un plaisir à fonctionner »505 dont il ne peut se passer car il est une des clefs de son équilibre psychique. La présentation de l’ouvrage sur la quatrième de couverture confirme l’idée de cette nécessaire décharge faute de laquelle le bouillonnement interne pourrait devenir intolérable : « Prenez un professionnel des mots. Privez le de sa profession, plongez le dans le chômage. Vissez soigneusement le couvercle de la marmite (...) Le professionnel ainsi accommodé va se mettre à bouillir tout seul. Le jus des mots va remonter à la surface. Cuits à feu vif dans leur encre ». L’auteur en témoigne également lorsqu’il compare son exercice d’écriture actuel à la tâche du publicitaire ravi de travailler sur un problème et tellement pris par la recherche de la solution la plus élégante, la plus spirituelle possible, que plus rien ne compte autour de lui : « un artisan absorbé par sa tâche au point d’en oublier le monde ». 506

Cette dernière remarque conduit directement à une deuxième fonction compensatrice de l’écriture : tout comme le travail, elle occupe l’esprit, l’absorbe et le protège de ses moments d’angoisses ou de dépression, soit en l’abrutissant de fatigue, soit en lui ouvrant des voies d’évasion vers d’autres possibles plus cléments.

Les discours imaginaires qui viennent clore l’ouvrage illustrent cette vertu antidépressive de l’écriture qui permet provisoirement d’échapper à une réalité peu réjouissante. Lors de l’émission littéraire, on lui demanderait ce qu’il a finalement tiré de son expérience. L’emploi de cet adverbe laisse penser qu’il est sorti de l’épreuve. L’auteur rêve pendant quelques pages, même si ce n’est pas le choix littéraire qu’il a opéré, d’un roman au happy end, celui d’un héros qui retrouve du travail. « Les applaudissements et les éclairs des photographes » qui crépitent à la fin de son allocution de remerciement fantasmé sont un autre baume imaginaire pour soigner des humiliations et blessures bien réelles.

Mais les fonctions antidépressives de l’écriture ne sont pas toujours aussi élaborées : la rêverie laisse parfois place à des mécanismes beaucoup plus archaïques de remplissage. L’enchaînement des mots devient une drogue grâce à laquelle on engourdit son esprit et oublie que l’on n’a rien d’autre à faire. J.P. Dautun écrit à propos de ces notes de carnet :

  • « Quelque chose comme une ébriété. Comme ceux qui boivent pour oublier, pour oublier qu’ils boivent, qu’ils boivent peut-être à cause du chômage, mais qui l’ont oublié, parce qu’ils boivent, ceux qui écrivent pour ne rien oublier de ce qu’ils peuvent faire peuvent se mettre, en le faisant, à oublier qu’ils écrivent qu’ils ne peuvent rien faire ».507

L’auteur nous entraîne par son style circulaire dans la suspension du temps et de la pensée qu’il trouve lui-même dans l’écriture et il n’est guère étonnant qu’il compare plus tard son cheminement à celui de G. d’Aboville, cherchant lui refuge dans le mouvement inlassablement répété, et certainement auto-calmant, de ses rames.508

Le refuge peut toutefois devenir un piège qui ne se contente pas de griser mais dans lequel on peut se perdre et s’enfermer. :

  • « Parce qu’il y a des jours où le chômeur ne se tire de rien, même pas des moyens qu’il choisit pour essayer de s’en sortir. Il essaie de se fixer les idées, et il tourne en rond dans une idée fixe. Pour avoir voulu faire le point. Il prend la maladie pour le remède, la perte du temps recherché pour la recherche du temps perdu. Il croit se vacciner contre les faits alors qu’il s’inocule le paludisme, cette maladie du marécage des mots. Les mots tournent sur eux-mêmes au lieu de faire le tour de la situation. Gide s’en enchantait, le chômeur s’y engloutit ».509

Il faut alors pouvoir s’échapper d’un objet qui capte et qui engourdit.

  • « Décidément, avoir le temps d’employer un esprit reposé est vraiment un cadeau empoisonné. Excusez-moi. Je vais trouver quelque chose à faire pour m’occuper l’esprit. Ou les mains. Ou les pieds. Sortir me promener. Sinon, ni vous, ni moi ne sortirons indemnes de ces lignes : elles vont sortir de la littérature ; et nous, où allons nous nous retrouver ? Pascal avait bien raison pour l’homme et sa chambre où il ne saurait rester seul. Il faut sortir de celle-là, ou bien nous n’en sortirons pas ».510

Le lecteur a en effet bien besoin lui aussi de se dégager d’un texte dont l’excès artificiel de jeux avec les mots devient au fil des pages pesant et abrutissant. Il peut ensuite revenir à un ouvrage qui au delà de l’ivresse ou de l’overdose est aussi une tentative pour contenir et organiser ce qui agresse et déstabilise.

Les fonctions défensives de l’écriture apparaissent ici sous leur double facette : le discours qualifié de « voyage immobile, nourri de soliloques insomniaques et d’obsessions désoeuvrées » par le critique de Télérama ne pourrait être qu’un repli mortifère sur soi-même ; il réussit pourtant à échapper à ce travers parce que J.P. Dautun l’adresse à un lecteur, destinataire pour lequel il s’oblige à rendre lisible sa pensée, pour lequel il réorganise ses divagations et errements associatifs. L’écriture rejoint en cela une autre fonction tenue antérieurement par le travail : elle possède elle aussi son cadre et ses obligations, au moins lorsqu’elle a l’objectif d’aller jusqu’à la publication et de ne pas rester un discours pour soi-même. Elle donne des points de repères permettant de transformer les éléments bruts en un ensemble cohérent et maîtrisable par le sujet.

Elle s’inscrit d’autre part dans une volonté d’échange avec un environnement auquel elle souhaite apporter quelque chose. J.P. Dautun sait que les questions qu’il se pose sont plus urgentes pour lui que pour quiconque, qu’il est le premier à les trouver essentielles et qu’il est aussi le seul vrai bénéficiaire des réponses qu’il y trouvera. Ces réponses ne peuvent toutefois que naître de l’effort élaboratif auquel il s’oblige pour être compris par d’autres et il ne peut s’empêcher de souhaiter qu’elles seront aussi utiles à ceux qui les liront.

« Si ce livre existe, ne faudra-t-il pas le tirer à 3 millions d’exemplaires » 511 pour en faire profiter tous ceux qui subissent la même situation sans pouvoir lui donner un sens ?

  • « Je n’ai de mérite que celui, fort mince, d’avoir mis des mots aussi adéquats que possible sur un état de fait vécu, hélas, par un nombre de plus en plus grand de victimes, mais que précisément le sort qui les accable soudain sans préparation frappe d’une deuxième malédiction, qui est peut-être la première, de paralyser leur jugement et de les déposséder de leur langage ».512

L’auteur peut donc, grâce à son livre, se réinscrire dans un contrat narcissique dont il était exclu, redevenir utile à ses semblables, mais aussi à une collectivité dans son ensemble en lui révélant ses travers et ses faiblesses et en la préservant des écueils sur lesquels elle risque de se disloquer. Le prix et la décoration imaginée en fin d’ouvrage sont le remerciement pour une telle participation au bien-être collectif.

A. Ratouis voit, elle aussi, dans l’écriture le moyen de redevenir utile à son environnement et insiste, au delà de l’objectif individuel de donner sens à ce qui lui arrive et de ne pas être submergée par les événements, sur l’objectif social poursuivi.

  • « Taire mon errance de demandeur d’emploi m’aurait rendue acteur de la marginalisation des chômeurs et du chômage ». Il lui semble de son devoir de citoyen d’être témoin des injustices sociales, de « montrer les écarts entre ce que nous déclarons être : républicains, chrétiens, militants engagés et ce que nous faisons ».513

Le fait d’avoir de nouveau la possibilité d’agir sur le monde, « de refuser de se laisser dériver »,514 et d’être utile s’accompagne naturellement de gratifications narcissiques, qui sont, elles aussi, un moyen de compenser les bénéfices en estime de soi apportés antérieurement par le travail. On a déjà entrevu chez J.P. Dautun et ses fantasmes de succès les gains narcissiques espérés. Le livre est un moyen de s’exposer au regard des autres et d’être reconnu.

  • « Il est ce que je suis, il fait ce que je fais, il ne peut pas faire ce que je ne peux pas faire ; bref il est plus que de moi, il est moi, et, il me semble plus que moi-même. Il me hausse à la puissance deux. Chômeur au carré. Chômeur facteur de lui-même. A peine Cheval. Dans l’algèbre actuelle, où, c’est exact, je suis un numéro, ce texte est mon exposant ».515

Nous aurons l’occasion de revenir sur les proportions mégalomanes que peut prendre cette quête en évoquant les fonctions de l’écriture pour se défendre des agressions environnementales et la toute-puissance recherchée pour effacer les humiliations subies.

Notes
504.

C. Dejours, Psychodynamique du travail, p 5.

505.

Nous verrons ultérieurement qu’au delà du « plaisir de fonctionner » décrit par C. Dejours, cette satisfaction correspond sans doute au constat qu’il ne perd pas la main, qu’il est toujours opérationnel pour une reprise d’emploi.

506.

J.P. Dautun, p 258.

507.

J.P. Dautun, p 30.

508.

Cette fonction de l’écriture est bien repéré par A. Tellier dans son ouvrage « Expériences traumatiques et écriture » (1998). Analysant la pratique scripturale de G. Bataille, l’auteur montre qu’elle « agirait à la manière d’un sédatif de l’angoisse (telle une écriture quasi “anxiolytique”) ». p 11.

509.

J.P. Dautun, p 29.

510.

J.P. Dautun, p 59.

511.

J.P. Dautun, p 268.

512.

J.P. Dautun, p 259.

513.

A. Ratouis, p 185.

514.

A. Ratouis, p 153.

515.

J.P. Dautun, p 266.