7.2.1 L’ouvrage comme démarche originale de recherche d’emploi.

Les deux ouvrages se présentent à plusieurs reprises comme d’originaux dossiers de candidature. « Chroniques des non-travaux forcés » peut être perçu comme un moyen de communication digne d’un professionnel des mots et destinés à convaincre un employeur des savoir-faire et du talent de son auteur : c’est une opération de publicité de grande envergure dont J.P. Dautun est le produit. Comme il l’explique dans son allocution de remerciement, cet ouvrage n’est finalement qu’une démonstration de sa capacité à utiliser « l’outillage de la langue de notre pays, instrument de pointe, laboratoire admirable, construit, entretenu et perfectionné depuis des siècles par des génies de la précision... » 533 dont on peut aisément penser qu’il souhaite être un nouveau représentant.

Au delà des compétences techniques, ce livre peut aussi témoigner de qualités attrayantes pour une entreprise : qualité personnelle de débrouillardise, d’imagination, de volonté et d’ardeur au travail. J.P. Dautun le signale au moment de la parution : « un chômeur aujourd’hui se doit à tout prix d’inventer des solutions ». S’il se contente de suivre les filières indiquées à des milliers de sans emploi, il restera chômeur. « Son langage doit être celui de la conquête de nouveaux marchés ». J.P. Dautun se montre fort ambitieux pour cette démarche : son ouvrage peut être compris comme ciblant des postes très différents, allant de la poursuite d’une carrière publicitaire à la proposition de ses services dans le champ de la formation ou du conseil politique. Il se présente en effet comme un « professionnel du chômage », c’est-à-dire comme quelqu’un qui l’a vécu de l’intérieur contrairement à tous les amateurs qui se penchent sur le chômage comme sujet d’étude mais qui en restent exclus et ne peuvent donc rien en dire d’intéressant. Son exploration réussie d’un monde duquel on ne revient habituellement pas (au sens où l’on est tellement traumatisé que l’on ne peut pas en parler) lui assure une position d’unique initié capable d’informer sur la réalité de cette situation. Son cheminement élaboratif lui a permis d’autre part de repérer la nécessité de préparer ses contemporains à une vie sans emploi.

‘« Il est peut-être temps de se demander si donner aux chômeurs des cours de philosophie — à savoir ce que les plus grands esprits humains ont pensé du sentiment intime de la mort, de l’être et de l’identité — ne leur serait pas bien plus quotidiennement utile que des cours de recyclage en entreprise »’ . 534 Et n’est-il pas le plus apte à proposer en tel enseignement, lui qui a lui-même expérimenté ce cheminement philosophique ?

J.P. Dautun est conscient de cette similitude entre ses recherches d’emploi classique et la rédaction de son ouvrage et y consacre la dernière partie de son livre.

  • « Au moment où je vais le glisser dans son enveloppe à destination d’un éditeur, je sais que je me sentirai refaire le plus quotidien des gestes : celui de glisser un curriculum vitae et une lettre de motivation dans une enveloppe à destination d’une entreprise (...) Ce texte ne ressemble pas seulement à une de mes lettres de motivation, c’en est une, la plus longue que j’ai écrite. En dessous, entre les lignes, on trouve aussi un CV ».535

Le même constat peut être fait de l’ouvrage d’A. Ratouis. Elle le signale en incluant au coeur de son propos un CV pour « qui voudrait bien en prendre connaissance, dans l’hypothèse d’une éventuelle mais toujours “possible” embauche » 536 et en insistant sur le fait que cette période a été très formatrice : elle en repart plus compétente pour la suite de son parcours professionnel.

‘« ... pourquoi un voyage sur “La planète chômage” devrait-il être exclusivement considéré comme un trou, comme un vide, comme une absence ? Théories mises à part, mes 28 mois d’excursion laissent des traces dans ma mémoire et sur mon CV’  ». 537 A. Ratouis, comme J.P. Dautun, postule implicitement grâce à son livre à des emplois très différents : elle espère être remarquée par un éditeur ou un rédacteur de journal, elle vise également des postes de chargées d’études dans une administration, un organisme de recherche, ou d’enseignante dans une école de travail social.

Le premier message transmis par les auteurs est donc une confirmation de la centralité du travail, objet si nécessaire à l’équilibre psychique qu’il mérite de développer des trésors d’énergie et d’imagination pour être retrouvé.

  • « J’en suis venu à écrire ce livre parce qu’il m’était impossible de faire autrement. Je suis un publicitaire, un homme de communication. Je devais (...) imaginer quelque chose de nouveau pour mon métier ».538

Certains passages de l’ouvrage de J.P. Dautun laissent même entrevoir que la privation d’emploi, loin de conduire à un rapport de moins grande exclusivité au travail, a au contraire renforcé le lien à cet objet. Celui-ci devient une véritable obsession envahissant son champ de vision et d’appréhension du monde. Il ne peut par exemple pas s’empêcher de se définir par un nom de métier : « employeur de son temps », « relanceur à temps plein » par référence au contact qu’il doit sans cesse reprendre avec des employeurs pour obtenir des réponses à ses candidatures, « démineur » lorsqu’il s’évertue à trouver l’origine d’une annonce ayant malencontreusement donné son numéro de téléphone à la place de celui d’une messagerie rose... Certaines descriptions de son environnement sont marquées avec exagération de l’empreinte du travail. Le tourisme est ainsi analysé sur près de quatre pages comme une activité ne prenant sens que par rapport au travail : « c’est le plaisir de pouvoir employer le travail des autres comme décor à son loisir ». 539 Les remarques sur les nourrissons sont du même registre : « La semaine de travail se termine pour tous ceux qui travaillent, bébés compris. Les bébés qui sortent de la crèche reviennent eux aussi de leur boulot. Leur premier poste à horaires fixes, leur premier boulot d’êtres sociables. Un sacré travail ». 540 L’évocation du dossier contenant la compilation des travaux qu’il a réalisés témoigne, elle aussi, combien l’absence de travail le conduit à amalgamer son identité professionnelle à l’intégralité de son être :

  • « ... j’en ai marre. Marre de le trimballer. Il me fatigue. Parce que mon sort me fatigue, et c’est comme si j’en avais assez de moi, de me trimballer en me tenant à bout de bras, en évitant de me laisser traîner ou de m’érafler le cuir ».541

Notes
533.

J.P. Dautun, p 259.

534.

J.P. Dautun, p 264.

535.

J.P. Dautun, p 269.

536.

A. Ratouis, p 24.

537.

A. Ratouis, p 30.

538.

Télérama n° 2284, p 82.

539.

J.P. Dautun, p 65.

540.

J.P. Dautun, p 252.

541.

J.P. Dautun, p 159.