Cet investissement massif du travail s’accompagne toutefois chez J.P. Dautun d’une prise de conscience de l’aliénation qu’il présente :
« Le chômage libère : des horaires — “infernaux”, des directives — absurdes ou perverses, “diaboliques”, des subalternes — insuffisants et passifs, des supérieurs — abusifs ».542
Le travail est un asservissement que très artificiellement compensé par les bénéfices financiers qu’il apporte comme le prouve la définition donnée à l’acte de consommer :
« acte par lequel on confirme qu’on travaille et on donne sens au travail. C’est le condiment qui fait passer le travail, qui permet de l’avaler, le digérer ». 543
« Avec le chômage, je me suis aperçu que mes envies imaginaires dépassent très largement mes envies réelles. (...) Je me retrouve chez moi. De quoi ai-je besoin de neuf ? Avec ma bibliothèque, ma discothèque, ma vidéothèque, j’ai de quoi soutenir un siège. Tous ces objets culturels sont les fétiches de mon ex-statut de travailleur... »544
Le travail est aussi une activité qui amène à faire du profit en écrasant et méprisant ses concitoyens. J.P. Dautun en prend conscience à la lecture d’un slogan pour une revue destinée aux chômeurs, slogan dont il admire le grand professionnalisme et dont il aurait aimé être le talentueux créateur, mais dont il est aussi l’amère et piteuse cible.545 La continuité entre le travail d’écriture et l’activité professionnelle perdue si ardemment recherchée est alors subitement détestée, car synonyme d’inhumanité.
Son analyse de la société l’a d’autre part conduit à la conviction que le travail était une activité en voie de disparition et qu’il faudrait de toute façon apprendre à vivre sans. Il y consacre une partie de son ouvrage au travers d’un discours confié à un personnage cinématographique imaginaire : « un vieil homme d’expérience qui est là pour apprendre la vie au petit jeunot ».546 La tirade prononcée invite « le débutant dans le chômedu » à cesser de s’investir corps et âme dans des recherches acharnées où il finira par « laisser sa peau » pour assumer d’être un « chômeur de fond », c’est-à-dire quelqu’un qui, contrairement au demandeur d’emploi, ne cherche plus parce qu’il a découvert que l’objet de sa quête n’existait pas (plus). La tirade incite également à accepter la perte sans la vivre comme une injure contre laquelle on ne peut rien, tout comme un amputé des deux jambes apprend à vivre avec sa chaise roulante.
L’auteur livre donc simultanément deux messages :
le travail est un indispensable organisateur de la vie dont la disparition est une perte si douloureuse qu’il faut tout faire pour y remédier,
le travail est une terrible aliénation à laquelle il est absurde de s’accrocher puisqu’elle va irrémédiablement disparaître.
Cette opposition dont il est conscient fait du chômage une épreuve encore plus pénible.
« Le premier traquenard du chômage, c’est de faire commencer un asservissement au second degré : plus on aura pensé que le travail est une servitude, plus fort il faudra désirer retravailler — être motivé pour retravailler. Et plus fort on pensera que le travail est une abjection.
« Les fatigues dont lave le chômage ne vous font tout propre que pour vous faire exécrer davantage le fait de devoir aller au charbon, et dire à longueur d’entretien qu’on n’aime que le charbon, qu’on ne peut s’en passer ».547
Il lui faut donc à tout prix trouver une façon d’échapper à cette contradiction infernale.
Au delà d’une stratégie originale de recherche d’emploi dont l’auteur aurait secondairement profité pour gérer temporairement la perte de travail, l’écriture peut être perçue comme cette issue, c’est-à-dire comme l’élaboration d’une voie médiane, permettant de tolérer l’opposition entre les différentes facettes du travail. L’auteur y retrouve les composantes du travail qui lui sont indispensables et y apprend, dans un même temps, à se passer de certaines caractéristiques du travail qu’elle ne possède pas. L’écriture lui permet de sauvegarder son plaisir de fonctionner grâce au maniement des mots, elle s’offre comme occupation défensive de l’esprit, mais elle l’oblige à trouver en lui-même le désir de faire, à choisir solitairement les règles et techniques qu’il va utiliser, à supporter « l’inquiétude d’un commerce incertain, d’un échange peut-être impossible avec l’autre, cet autre dont on dépend à tel point que c’est de son atteinte possible ou non que finit par dépendre votre propre identité ». 548 Elle ne le place d’autre part pas dans un rapport d’exploitation des hommes qui l’entourent.
L’écriture, c’est le choix du travail artistique à la place du travail-emploi : choix périlleux qui suppose de savoir supporter la liberté.
« L’artiste est celui qui s’inflige de chercher à la fois le sujet de son travail, les outils pour l’effectuer, et les recettes qui lui conviennent exclusivement. (...) Comme le mode d’emploi de l’art, celui du chômage n’est écrit nulle part d’avance pour personne. Surtout pas dans les livres de conseils. Aucune solution précédente ou d’une autre main ne vaut. Chacun doit tout reprendre seul, et à partir de rien — disons de lui-même. Avec ses seuls moyens, par tous ses moyens ».549
L’écriture, c’est donc ce qui permet de transformer la situation traumatisante du chômage en expérience initiatique mais en acceptant le risque de l’issue incertaine de cette initiation. J.P. Dautun l’explique dans le discours imaginaire qu’il tiendrait lors d’une émission télévisée si son livre était publié.
« ... je dirais que c’est (le chômage) comparable à ce que les auteurs ésotériques disent des expériences de la mort symbolique. Ils disent tous quelque chose comme “on ‘croit’ qu’on en meurt, eh bien, non, on en revient délivré de la peur de mourir”. Je crois que le chômage délivre de la peur de chômer, donc de la peur tout court. (...) Le chômage est une expérience très dure, mais elle rend plus fort. (...) Le chômage est une aventure où l’on est forcé à la liberté. La liberté totale. Ou on en claque ou en s’en fortifie... »550
On comprend que face à de tels enjeux, J.P. Dautun reste hésitant et que les métaphores choisies pour parler du non-emploi (mort symbolique, amputation) ne soient guère réjouissantes. Le choix stylistique de ne pas affirmer directement la nécessité du deuil de l’emploi mais de le confier à un personnage imaginaire confirme la difficulté de l’auteur à se situer vraiment du côté de l’homme expérimenté et du renoncement. Il essaie, par la voix d’un autre, de se persuader du bien-fondé du deuil, mais comme le chômeur débutant, abandonner les recherches garde pour lui le goût aigre de la capitulation et le confronte surtout à l’angoisse de ne plus disposer du cadre sécurisant qu’offrait le travail.
Le chômage a en fait amené J.P. Dautun à repérer avec une terrible lucidité les fonctions de paravent tenues quotidiennement par le travail pour protéger du réel et des angoisses existentielles.
« Il (le chômage) fait s’apercevoir qu’on ne vit rien sans aménagement. Qu’on dispose d’une trousse discrète mais utilisée pratiquement en permanence, de minuscules outils de correction et d’adaptation des situations réelles. (...) De toute cette panoplie, le chômeur est brutalement privé. Il redécouvre soudain le réel sans écran. On n’est pas privé de la réalité, on n’est pas rejeté dans le néant, dans l’inexistence : c’est bien pire, c’est le contraire ; on découvre l’existence vraie, à vif, sans protection possible, bref, le réel, et on s’aperçoit qu’en temps ordinaire, normal, on y est jamais ; que le privilège de la vue “active”, c’est l’imaginaire, la convention collective, le contrat social ».551
J.P. Dautun parle en fait ici avec beaucoup de finesse du rôle de « transitionnalisation » tenu habituellement par le travail, c’est-à-dire de mise en suspens d’un certain nombre de questions concernant l’organisation de notre société et la place que nous y prenons :
Le chômage fait réapparaître des interrogations sur ce que l’on fait de sa vie, de son temps, là où l’obligation de travailler apportait une réponse et un sens pré-élaborés collectivement.
Le chômage déstabilise ce qui semblait évident, sûr, établi et peut même en révéler toute l’absurdité. C’est la prise de conscience de J.P. Dautun que la consommation ne correspond pas à un désir et qu’elle ne peut donc justifier l’aliénation au travail.
Le chômage dévoile ce que le travail prenait habituellement à sa charge, les échanges et leur codification, la garantie d’une place dans le contrat narcissique.
« Désormais, ce qui était automatique doit être volontaire. Si nous (parle d’un ancien collègue) voulons rester proches, il nous faut nous rapprocher. Déjeuner ensemble était le quotidien, cela devient une décision concertée ».552
Sans le prétexte du travail, être encore en relation, encore reconnu, apprécié, devient beaucoup plus difficile. On comprend que dans une telle logique l’actif puisse être décrit comme « un fainéant et un feignant, un paresseux et un simulateur ». 553 Il est celui qui profite de l’étayage sociétal pour ne pas se fatiguer à trouver des réponses individuelles à ses questions existentielles, celui qui accepte de faire comme si ces questions n’existaient même pas.
Le leitmotiv de l’ouvrage prend alors tout son sens. J.P. Dautun nous fait la démonstration que le chômage « place l’individu dans un envers des choses habituelles »,554 envers bien difficilement tolérable et auquel il va sans cesse essayer d’échapper. Faute d’y parvenir en retrouvant un emploi,555 il tente de ne pas être seul à subir la « dé-transitionnalisation ». Il veut dévoiler par son ouvrage, à la société et à ses actifs, le système dans lesquels ils vivent, les subterfuges qu’ils utilisent sans cesse pour se défendre de leurs angoisses, les questions qu’ils évitent mais par lesquelles ils seront forcément rattrapés un jour. Ce procédé lui permet sans doute de trouver un certain soulagement à sa souffrance en imposant aux autres ce qu’il a lui-même vécu, mais elle peut être aussi comprise comme une tentative pour reconstruire un cadre de « transitionnalisation » prenant à sa charge une partie des questions existentielles, en particulier celle du prétexte à l’échange et à la reconnaissance. Les espoirs de célébrité sans cesse présents dans ses discours imaginaires témoignent bien, en effet, que l’inquiétude la plus profonde que J.P. Dautun doit gérer en passant du travail-emploi au travail artistique est celle des possibles retrouvailles avec l’estime de son entourage, l’inquiétude quant à sa capacité à retrouver une place dans la société. Le caractère excessivement vaniteux de certains de ses propos556 peut alors être compris comme une tentative pour se rassurer sur sa propre valeur et se protéger par avance d’une absence de reconnaissance de son travail.
Notons pour terminer que l’ouvrage d’A. Ratouis ne permet pas la même analyse de ses capacités à se réorganiser sans l’étayage du travail. L’auteur parvient certes à envisager le chômage comme un voyage riche en découvertes, à montrer que l’emploi ne signifie pas absence de travail psychique ou créatif et que la vie ne s’arrête pas avec le licenciement, mais ce discours est celui d’une personne qui n’est plus au chômage. Comme l’annonce d’emblée le titre de l’ouvrage, le chômage d’A. Ratouis est délimité dans le temps. C’est une période de 28 mois dont elle est sortie au moment où elle écrit son livre, période à laquelle elle peut réfléchir sereinement de sa nouvelle position de salariée. On peut donc se demander si son point de vue résolument optimiste n’est pas directement lié à la fin de son voyage, à l’autosatisfaction d’avoir réussi à le mener jusqu’à son terme sans s’y perdre, et à l’oubli des moments de doute pendant lesquels elle qualifiait son exploration d’exil ou d’errance.
On peut toutefois remarquer que même si la gestion réussie de l’absence temporaire d’emploi ne présume en rien de la capacité d’A. Ratouis à tolérer une perte définitive de travail, elle témoigne malgré tout d’une stratégie très pertinente pour traverser le chômage. L’auteur trouve, on l’a vu, dans l’écriture le moyen d’échapper à l’alternative mortifère, emploi ou exclusion, pour construire sa propre voie indépendamment d’une norme collective :
« Finalement, comme aucune piste ne conduisait certainement à la route à 4 voies, éclairées et asphaltée de l’emploi, du salaire et du statut social retrouvés, qui passait au delà des monts de la précarité entre lesquels était coincé mon bout de duvet, seul me restait à explorer une sorte de chemin muletier, bordé par l’utopie et la confiance ».557
Le chômage peut alors se métamorphoser en une aventure riche d’imprévu parce qu’elle s’en donne le droit et apprend à profiter de son temps libre.
J.P. Dautun, p 47.
J.P. Dautun, p 62.
Télérama n° 2284, p 82.
« Le magazine de tous ceux que le chômage travaille », slogan pour le magazine « Rebondir ».
J.P. Dautun, p 203.
J.P. Dautun, p 50.
J.P. Dautun, p 261.
J.P. Dautun, p 27.
J.P. Dautun, p 255.
J.P. Dautun, p 261.
J.P. Dautun, p 11.
J.P. Dautun, p 262.
J.P. Dautun, p 260.
J.P. Dautun retrouve le monde à l’endroit lorsque ses coups de téléphone respectent les codes et rites de sa profession, lorsque ses demandes de rendez-vous aboutissent...
Evoquant la difficulté d’être publié aujourd’hui, l’auteur écrit que les demandes de Victor Hugo lui-même risqueraient d’être « jetées au panier, pas lues peut-être, pas ouvertes même ».
A. Ratouis, p 150.