8.2.2 Le transfert des fonctions antérieurement tenues par le travail.

La similitude entre activité et travail se clarifie au fil de l’entretien et n’est d’abord repérable que par l’utilisation répétée du mot « intéressant ». Mme Sagine explique qu’elle a trouvé des « choses intéressantes à faire », associe cet intérêt à des journées bien remplies et l’oppose à l’ennui qu’elle a découvert chez de nombreuses personnes de son quartier ne travaillant pas.

  • « Elles me disent parfois que les journées sont longues et pourtant, elles ont une maison et un petit bout de jardin à entretenir. Je m’aperçois, je découvre que ces personnes regardent tous les feuilletons à la télé... Moi, ce n’est pas mon, truc... »

Une analyse plus fine du vocabulaire utilisé conduit à clarifier les différents « intérêts » trouvés dans « les activités pour les autres ». Est intéressant ce qui, en premier lieu, est capable de retenir l’attention, ce qui accapare, aborde l’esprit. Cette fonction s’apparente au rôle défensif tenu part le travail, décrit en chapitre IV. L’intérêt ne se limite toutefois pas à une mise à l’écart grossière des affects dérangeants mais correspond aussi à la satisfaction du besoin de stimulation psychique et d’organisation de ces stimulations. Mme Sagine s’investit principalement dans des activités lui apportant une satisfaction intellectuelle proche de celle qu’elle connaissait dans son travail : découverte d’informations nouvelles en quantité suffisante, utilisation de méthodes pédagogiques enrichissantes, efforts pour progresser et faire profiter son entourage de ses connaissances. L’activité chorale, par exemple, n’est pas un simple loisir puisque Mme Sagine y prend des responsabilités, ce qui l’amène à un travail de préparation de deux à cinq heures par semaine. Le catéchisme illustre le même phénomène.

  • « Sachant que j’avais été formatrice, on m’a demandé d’être formatrice des catéchistes pour toute l’agglomération... J’ai réfléchi et l’année d’après, j’ai dit “Oui”. Ce qui fait que ça fait d’autres choses encore, ce n’est qu’une fois par mois, mais il faut le préparer. On est trois ou quatre à le faire ensemble, ce qui fait qu’il y a des recherches, du matériel, du bricolage (...) ça prend du temps... »
    Les activités sociales dans le quartier permettent quant à elles de « savoir un peu, d’aller aux infos... » « Je découvre un peu plus (...). Je m’implique, j’essaie d’être présente (...). Je vais être dans une commission de la ville qui réunit toutes les associations (...). Je continue aussi ma réflexion dans la paroisse (...). C’est important parce que je peux dire que ça me fait vivre... dans le sens où ça me prend du temps, ça me prend des pensées, ça me fait parler avec les autres, avoir des contacts, pour faire un bout de chemin ensemble, ce ne sont pas uniquement des contacts pour dire “on va aller au ski” » Elle ajoute comme je lui demande de clarifier l’expression « ça me prend des pensées » : « J’y pense dans la journée, le soir avant de m’endormir, quand les idées défilent, et puis je bouquine, je cherche, j’en parle avec d’autres (...) Alors je me demande des fois, je me dis “Tiens, ça remplace mon métier”. Un peu, oui, dans le sens où quand je travaillais, il fallait toujours penser au métier. Comment on va faire ce cours-là et cet élève-là, est-ce qu’il est bien dans sa peau, est-ce qu’il ne faut pas lui parler ? (...) il y a toujours plein de choses à penser... donc ça continue à me prendre... à me prendre la tête [rire] dans le bon sens... »

L’ensemble de ces témoignages montre que l’intérêt trouvé par Mme Sagine à une activité réside également dans la possibilité de disposer d’un réseau relationnel et des bénéfices narcissiques qui y sont liés. Le catéchisme est une activité qui amène à préparer et à construire collectivement une action : il comble le manque occasionné par l’absence de contact avec les collègues professionnels.

  • « Les collègues que j’ai perdues à l’école, je les retrouve un peu... enfin, plus espacé, on ne se voit pas tous les jours, mais je les retrouve un peu là... »

La fonction narcissique tenue antérieurement par l’emploi trouve en fait de multiples compensations comme en témoignent plusieurs extraits de l’entretien :

  • Les activités pratiquées permettent d’assumer des responsabilités et offrent différentes expériences concrètes de confirmation ou de renforcement de l’estime de soi. Les demandes adressées à Mme Sagine ont des fonctions similaires : en lui proposant de s’occuper d’un pupitre à la chorale ou de former des catéchistes, on lui reconnaît par avance des compétences qui participent à l’entretien de l’image de soi.

  • Mme Sagine ne perd également pas d’occasion pour s’inscrire dans une logique de don et contre-don, donc l’occasion de renouer à sa manière un contrat narcissique avec un ensemble d’autres. Elle explique ainsi son adhésion au centre social de son quartier : elle a profité des locaux de cette structure pour le catéchisme et a trouvé normal de s’engager en contrepartie dans la réflexion menée dans ce lieu.

  • Le gain narcissique se traduit également par un sentiment d’appartenance à différents groupes signifié par exemple par l’usage du « nous », tel qu’il peut être pratiqué par des professionnels parlant de leur entreprise. La satisfaction des mères à qui elle rend une visite de courtoisie pour s’informer de l’état de santé d’un enfant absent au catéchisme n’est pas présentée comme une démarche personnelle mais comme une action menée au nom de sa fonction et du groupe des catéchistes. « Il y en a qui sont contentes de nous voir, de nous raconter... ».

Mme Sagine insiste d’autre part à plusieurs reprises sur son intégration dans le quartier. Elle se « sent d’ici » contrairement à beaucoup de ses voisins. Elle peut en témoigner par son langage d’initiée : elle connaît les « surnoms » de certains bâtiments ou lieux significatifs, elle connaît leur histoire, est au courant de ce qui se passe et de ce qui s’est passé.

On peut enfin montrer que Mme Sagine retrouve dans ses nouvelles activités la fonction élaborative tenue antérieurement par son travail. Si elle ne peut se contenter de lire ou de faire du ski, c’est parce que cela ne donnerait pas de sens à sa vie. Ses différents engagements « vectorisent » au contraire son parcours. Grâce à eux, elle sait où elle va et pourquoi. L’idéal vers lequel elle tend doit naturellement beaucoup aux valeurs portées par son groupe religieux mais est également dans la continuité des valeurs découvertes et transmises dans son dernier emploi. Mme Sagine évoque ainsi à plusieurs reprises la pédagogie formidable qu’elle a apprise et mise en application sur son poste d’enseignante : pédagogie visant à rendre responsables et autonomes les élèves infirmiers pour les amener à leur tour à répondre aux besoins fondamentaux des malades sans les rendre dépendants. Cette conception des relations humaines est devenue une cause qu’elle défend et qui la fait avancer. On peut, sur la base des travaux sur les fonctions d’étayage du groupe, la décrire comme un code mis à disposition par le patrimoine culturel et utilisé individuellement pour soutenir le travail représentatif, organiser les événements, les intégrer à une histoire cohérente. L’importance de ce code et des valeurs qu’il sous-tend est confirmée par les choix éducatifs de Mme Sagine Elle souhaite transmettre à ses propres enfants le sens de la responsabilité et de l’autonomie qui constituent pour elle les fondements d’une vie heureuse et accomplie.

Notons, pour terminer ce parallèle entre travail et activité, que les propos de Mme Sagine témoignent d’une bonne distinction entre les fonctions et l’objet ou le cadre qui les garantit. Cette jeune retraitée ne confond pas occupation de l’esprit, gratification narcissique ou sens de la vie avec activité professionnelle, d’où un possible transfert de ces fonctions sur d’autres objets. L’intrication à l’origine de la souffrance de certains chômeurs de longue durée n’existe pas ici. Cette « suffisamment bonne » différenciation entre l’objet et les fonctions tenues par l’objet est, je le rappelle, une des conditions favorables au processus de deuil : elle favorise un mécanisme d’introjection — par opposition aux mécanismes d’incorporation — et laisse donc la liberté de réinvestir de nouveaux objets sans se priver des fonctions essentielles tenues par l’objet perdu et dont le deuil, lui, est impossible.

Le témoignage de Mme Sagine ne me permet pas de disposer d’éléments significatifs sur son anamnèse pour faire des hypothèses sur l’origine de cette grande maturité de sa relation à l’objet-travail. Remarquons simplement qu’elle transparaissait déjà dans ses choix de vie antérieurs : Mme Sagine a librement alterné des périodes d’emploi avec des périodes de disponibilité ou de formation. Sa capacité à envisager très clairement l’ambivalence de sa relation à ses différents postes de travail en est un autre indice. Elle transparaît également dans la nature de ses nouveaux investissements. Mme Sagine n’hésite pas à mettre fin à certains engagements pour laisser la place aux plus jeunes comme elle l’a fait pour son travail. Elle a ainsi annoncé qu’elle ne poursuivait pas son activité de formation de catéchistes parce qu’elle a déjà assuré plusieurs années dans ce domaine et que le groupe a besoin de se renouveler. Elle ne sait pas de quoi seront faites ses prochaines années et ne semble ressentir aucune inquiétude à ce sujet.