8.2.3 Le travail psychique lié à l’absence d’emploi.

8.2.3.1 Remanier les obligations.

L’ensemble de ces remarques me ramènent à l’idée de liberté plusieurs fois choisie par Mme Sagine pour qualifier sa vie actuelle. Ce qui distingue sa situation de celle d’un « travailleur » ne consiste pas en une différence notoire concernant les besoins du Moi mais en l’absence de cadre préalable ou imposé pour satisfaire ces besoins. Mme Sagine trouve bien un étayage de ses fonctions moïques dans son environnement, mais elle n’est pas liée à celui-ci par un lien d’obligation comparable à celui établi par le travail entre l’individu et la société.

Cette différence est bien décrite par P. Tournier dans son ouvrage « Apprendre à vieillir » (1971) consacré à la deuxième carrière. L’auteur nomme ainsi la tâche à laquelle peut se consacrer un retraité ayant réussi à accepter la fin de son parcours professionnel et susceptible d’être investi avec suffisamment d’ardeur et de constance pour donner un nouveau sens à l’existence. La carrière professionnelle est synonyme d’organisation et de réglementation ; tout est prévu avec précision, la formation de chacun, la hiérarchie, les rythmes quotidiens et annuels. La deuxième carrière est au contraire synonyme de liberté et de spontanéité, elle échappe au réseau d’obligation et d’interdiction qu’impose la vie économique et sociale, ne lie à aucun contrat...559

Cette deuxième carrière est donc, à l’instar des activités de Mme Sagine, apte à remplir les fonctions tenues antérieurement par l’emploi mais elle suppose de trouver en soi l’énergie nécessaire à l’investissement d’un objet que la société n’impose pas par des normes et des sanctions conduisant à les respecter. Comme le montre P. Tournier, cette liberté peut être effrayante et bien déstabilisante lorsque les exigences de la vie professionnelle ont au contraire conduit à y renoncer pour se plier au cadre social synonyme de réussite.

  • « Il faut choisir soi-même son but, inventer soi-même sa méthode de travail, se donner à soi-même sa tâche quotidienne, s’affirmer soi-même dans son oeuvre... »
    Cela nécessite « un débrayage, un détachement, un abandon conscient et résolu, non seulement du poste qu’il occupait jusqu’à la retraite, mais de cette grande machine qu’est la société organisée et dans laquelle il s’insérait pour la fonction professionnelle qui lui incombait ».560

De tels propos sont en écho avec l’idée de psychogenèse de la relation à l’objet-travail développée en chapitre IV, § 1.3.3.1, et s’accordent avec le modèle de la difficile désintrication de cet objet et des fonctions qu’il tenait antérieurement. Mme Sagine semble avoir réussi à éviter ce travail ardu, peut-être parce qu’elle ne s’est jamais laissée enfermer dans une relation exclusive à l’objet-travail. Si je ne dispose pas, comme je l’ai déjà signalé, d’éléments suffisants pour défendre une telle hypothèse, son témoignage apporte en revanche quelques éclaircissements sur le travail psychique nécessaire pour ne pas se protéger derrière une routine sécurisante mais source de dépendance.

Constatons en premier lieu que ce travail peut d’abord consister à construire ses propres obligations faute de se plier aux obligations institutionnellement imposées. De nombreuses expressions utilisées par Mme Sagine témoignent de ce processus : les « activités pour les autres » semblent s’imposer à elle et la placer dans une position d’engagement ne permettant pas de disposer d’une complète liberté d’action.

« Il y a des contacts qui restent à avoir » et Mme Sagine ne s’implique pas à moitié : elle développe au contraire de véritables liens moraux avec les différents groupes à qui elle apporte sa contribution. Le terme d’engagement témoigne de cette attache : il évoque le contrat écrit ou moral unissant à autrui et que l’on ne peut rompre avant terme, si ce n’est à disqualifier son image. L’obligation à laquelle se plie Mme Sagine est une obligation intériorisée, celle d’un idéal du Moi qui fixe des valeurs, celle d’un Surmoi capable d’apporter les « auto-gratifications » narcissiques liées au respect de cet Idéal.

De tels propos ne doivent pas faire oublier que ces instances résultent d’une construction étayée par l’environnement, qu’il soit primaire ou secondaire. Mme Sagine a été élevée dans un cadre familial où le travail était une chose importante à laquelle il fallait se préparer et qu’il fallait respecter.

  • « On n’arrivait jamais en retard, quand on était malade, c’était vraiment qu’on était malade, pas des tire-au-flanc ». Elle estime capital que ses enfants travaillent, elle ne pourrait comprendre qu’ils ne tirent pas leur revenu d’un effort accompli. Ces fondements surmoïques sont à l’origine, on l’a vu, de sentiments de culpabilité qui, bien que gérés, sont bien présents. L’obligation intériorisée s’appuie sur ces étayages environnementaux mais parvient également à les transformer pour aboutir à la construction d’une échelle personnelle des valeurs. Mme Sagine peut alors s’autoriser à dire qu’il y a « d’autres choses à faire que le travail, (...) des choses à se réaliser ». Ajoutons que cette obligation peut sans doute d’autre part trouver soutien dans la réflexion conduite par son groupe d’appartenance religieux sur le sens de la vie et la place du travail.561
    Faire le deuil du travail semble donc supposer de disposer d’une certaine « marge de manoeuvre » par rapport aux normes collectivement définies, marge signifiant que ces normes à la base du contrat narcissique restent bien présentes mais peuvent être questionnées et en partie remaniées.

Notes
559.

Cf. P. Fournier, Apprendre à vieillir, p 156.

560.

Ibidem, p 162 et 167.

561.

Voir à ce propos les différents numéros consacrés par des revues d’obédience catholique à l’évolution de la place du travail, en lien avec un refus des valeurs de consommation et d’individualisme prônées par notre société actuelle (par exemple Croyants en liberté, n°16, octobre 1993, Que devient le travail en temps de chômage ?).