1.1.1 Nature de la relation rompue et vécus du chômage.

La modélisation proposée permet en premier lieu d’appréhender la diversité des vécus de chômage et s’accorde en cela avec les modèles théoriques proposés par la psychologie sociale et la sociologie. Comme pour tout deuil, l’intensité de la souffrance ressentie et la complexité du travail de gestion de la perte dépend de la nature de la relation rompue. La recherche réalisée insiste en particulier sur le caractère d’exclusivité de cette relation : lorsque l’activité professionnelle a pris une place centrale, monopolise la plus grande part des investissements de l’individu et lui apporte, sans partage, la satisfaction de ses besoins essentiels, les conséquences de sa disparition sont particulièrement dramatiques et douloureuses. Cette relation possède les caractéristiques d’un lien de dépendance, c’est-à-dire une mauvaise différenciation entre le Moi et l’objet — décrit ici en terme d’intrication entre les fonctions moïques et les fonctions tenues par l’activité professionnelle — et une très forte ambivalence à un objet à la fois haï parce qu’aliénant et idéalisé car indispensable à la survie physique et psychique.

En revanche, une relation moins exclusive, laissant place à d’autres investissements, n’occasionnera pas un « chômage total ». Le sujet ayant expérimenté depuis plusieurs années la possibilité de trouver satisfaction à ses besoins dans des activités variées pourra faire face à la perte d’emploi avec plus de souplesse. L’intérêt de cette absence d’exclusivité (mis indirectement en évidence par le modèle de « chômage inversé » proposé par D. Schnapper (1981)) a été illustré par les parcours de Mme Chesnais et Mme Sagine. La première, qui entretient avant tout une relation instrumentale à ses emplois et qui a pris conscience de la variété des voies permettant d’agir sur le monde par ses expériences extra-professionnelles, réussit malgré ses affects dépressifs à faire face à l’absence d’emploi et à transférer les fonctions perdues sur d’autres objets. Le choix de la seconde a largement été facilité par la maturité de sa relation au travail, maturité expliquant également le nouvel équilibre trouvé dans sa retraite anticipée.

Notons que l’importante influence de l’exclusivité de la relation sur la nature du chômage est peut-être un élément déterminant pour comprendre que les femmes vivent globalement mieux leur inactivité professionnelle que les hommes et sont davantage ouvertes aux différentes propositions qui peuvent leur être faites en stage de réinsertion pour investir de nouvelles activités. La place sociale qui leur est accordée, leur inscription plus récente sur le marché de l’emploi, mais aussi les particularités de leur développement psychologique, les conduit certainement à une pluralité d’investissement et à une mobilité psychique plus aisée que les hommes. Cette hypothèse reste toutefois à vérifier et n’a pas fait l’objet de mon étude.

La modélisation proposée conduit en second lieu à clarifier les origines de la nature de la relation à l’objet-travail et donc de son caractère exclusif ou partiel. L’idée d’un triple façonnage de cette relation (voir chapitre II, § 3.1) permet de prendre en compte à la fois des éléments individuels, des caractéristiques inhérentes à l’objet-travail et des particularités du contexte environnemental. On voit alors que de nombreux facteurs peuvent contribuer à la naissance d’une forte intrication entre le Moi et l’activité professionnelle et que cette intrication ne concerne pas uniquement des sujets dont la fragilité structurelle nécessite un important étayage sur les structures sociales.

Il est en particulier montré que la place centrale accordée depuis plusieurs générations au travail pour répondre à la fois aux besoins d’auto-conservation et aux besoins de réalisation personnelle de tout citoyen, contribue à faire de cet objet un élément organisateur du contrat narcissique et par conséquent de l’organisation psychique individuelle. Collectivement désigné comme activité idéale pour apporter sa contribution à l’édifice sociétal, il oriente à ce titre de nombreuses missions narcissiques individuelles. Critère fondamental d’adultité, il se trouve fréquemment au coeur de la construction des différentes étapes maturatives. Il occupe ainsi une place importante dans la formation intermédiaire qu’est l’idéal du Moi, et peut même, chez certains individus à l’histoire plus difficile, être utilisé comme voie de réparation du Moi blessé. Les parcours de M. Bonnet et de Mme Canna ont permis de l’illustrer.

Ajoutons que les caractéristiques aliénantes de l’emploi renforcent le lien pouvant unir un travailleur à son activité professionnelle puisqu’elles conduisent, dans un processus défensif contre la souffrance au travail, à tenter de transformer l’obligation en source de gratification et de plaisir.