1.1.2 Absence de butée du réel et obstacle au deuil.

Le matériel clinique rassemblé a d’autre part mis en évidence la difficulté de devoir faire face à une perte dont on ignore la durée. Cette incertitude est l’une des caractéristiques importantes du travail du deuil exigé par la perte d’emploi comme l’ont mis en évidence plusieurs parcours. On a vu l’oscillation mortifère dans laquelle s’enferme M. Poena, oscillation traduisant un clivage entre l’acceptation et le refus de la perte incompatible avec la gestion de la perte et source d’incompréhension de la part de l’entourage. On a vu également avec Mme Herbaud que cette absence de butée du réel confronte à l’angoisse d’une déception toujours renouvelée. Par crainte du traumatisme cumulatif que représente une recherche infructueuse, cette chômeuse « préfère » renoncer à tout espoir, quitte à renoncer également à elle-même. Le parcours de Mme Canna nous a par ailleurs montré que la certitude du non-retour à l’emploi posée par la déclaration d’inaptitude définitive pouvait être une condition favorable au processus du deuil, même si elle ne dispensait pas le sujet d’un travail de gestion de la perte long et douloureux.

La difficulté décrite ici est compréhensible au vu des connaissances sur le travail du deuil : le conflit Moi Plaisir/Moi Réalité caractéristique de la phase du choc et de la protestation ne peut trouver d’issue favorable si le sujet ne dispose pas d’élément permettant de faire taire ses fantasmes de retour de l’objet. Le désinvestissement pulsionnel ne peut démarrer sans cette certitude.

La question du désinvestissement est toutefois fort délicate dans le cas du chômage dans la mesure où ce qui est favorable à l’équilibre psychique s’oppose souvent au maintien d’un équilibre social. Elle peut par exemple paraître souhaitable pour des sujets proche de l’âge de la retraite ou dont les conditions de santé ne permettent l’exercice d’un emploi qu’au prix d’efforts et de souffrances importantes. Faut-il encore que les règles administratives concernant le statut et la rémunération ne soumettent plus ces personnes à des accusations de non-respect du contrat narcissique et leur procurent des garanties quant aux revenus dont elles disposeront dans l’avenir. Si ces conditions sont réunies,563 le principe de réalité posé peut permettre l’engagement dans un travail de deuil de l’emploi mais aussi des capacités et de la jeunesse perdues, travail difficile mais dont une issue positive peut être envisagée. Nous avons cependant vu avec M. Poena que poser une telle réalité peut susciter colère et rejet et qu’il est parfois plus judicieux d’adopter une attitude transitionnelle pour accompagner le sujet dans la constitution de sa propre réalité.

Chez des sujets plus jeunes, on peut se demander si le désinvestissement est souhaitable dans la mesure où il ne s’agit pas de renoncer à l’emploi mais de construire une relation moins exclusive à cette activité. Les tiraillements entre conditions favorables à l’équilibre psychique et réalité sociale peuvent d’autre part être, une nouvelle fois, très importants. Conserver confiance en soi et énergie nécessiterait en période de chômage un désinvestissement suffisant de l’activité professionnelle ; ce désinvestissement risque toutefois d’être perçu comme un manque de motivation ou de sérieux dissuasif pour les futurs employeurs. Dans une société basée sur la centralité du travail, il peut donc être bien périlleux de choisir ponctuellement le non-emploi. Celui-ci risque en effet de se prolonger indéfiniment (c’est le cas par exemple des femmes arrêtant de travailler pour des raisons familiales et ne parvenant plus à retrouver une activité quand elles le souhaitent).

Apparaît donc, avec l’absence de certitude quant à la durée du chômage, l’un des paradoxes de notre société : elle ne permet pas aux individus — ou au prix de risques que beaucoup ne sont pas prêts à courir — de disposer de la liberté d’alterner, s’ils le désirent, des périodes d’emploi et de non-emploi, bien que ce choix puissent être en partie une solution au chômage. Elle continue au contraire à juger les trous dans un CV comme des signes d’incompétences.

Notes
563.

Ce qui n’est pas toujours le cas ; voir à ce sujet les remarques sur les travailleurs immigrés usés par des années de travail comme manoeuvre, chapitre VI, § 5.3.