2.1 Le transfert des fonctions tenues antérieurement par l’objet-travail.

L’analyse théorique du travail du deuil a permis d’identifier les caractéristiques de la phase de rétablissement : celle-ci correspond à la disparition des signes dépressifs et aux retrouvailles avec le désir de vivre, c’est-à-dire avec la liberté d’investir. Cette liberté reflète le succès de la double réorganisation interne réalisée par le sujet : il est parvenu à élaborer une trace stable de l’objet perdu et à gérer les sentiments de culpabilité liés à la libération des composantes agressives de la relation rompue. Ces deux processus sont en fait étroitement intriqués : la trace est stable dans la mesure où elle ne nécessite plus un entretien permanent du souvenir de l’objet, donc qu’il existe une bonne différenciation du Moi et de l’objet. Le sujet dispose par conséquent d’une représentation claire de ce qu’il a perdu, ce qui suppose une reconnaissance de l’ambivalence de la relation antérieure et donc un fort amoindrissement de la culpabilité.

Dans le cas du chômage, la phase de rétablissement et donc de dépassement de la souffrance induite par la perte, suppose d’être venu à bout de l’ensemble des difficultés intrinsèques au travail du deuil, mais d’avoir, en plus, supporter l’absence de soutien environnemental, voire surmonter les obstacles supplémentaires inhérents à cet environnement. La réussite de ce cheminement signifie, selon les parcours, la tolérance à une longue absence d’activité professionnelle ou le renoncement définitif à l’emploi. Elle se traduit concrètement par le réinvestissement de nouveaux objets capables de répondre aux besoins du sujet. Le Moi n’est plus prisonnier des formes d’investissements imposées par la psychogenèse de la relation au travail, mais peut découvrir de nouvelles configurations de ces investissements.

Ce transfert a été illustré par les parcours de Mme Canna, de Mme Sagine et, dans une moindre mesure, par ceux de Mme Chesnais et de M. Otavalo. Même si ces sujets n’ont pas franchi les mêmes étapes dans leur cheminement de dépassement de la souffrance, ils montrent bien que le deuil ne signifie pas le renoncement à la satisfaction des besoins du sujet, mais la découverte de nouvelles modalités de réponse. J’illustrerai, dans un premier temps, ce phénomène avec l’analyse de la signification psychique de l’investissement associatif. Je montrerai ensuite en quoi ce transfert est difficile, même s’il n’est pas synonyme de perte mais de troc.

Comme l’ont montré les témoignages de Mme Canna et de Mme Sagine, l’engagement bénévole au sein de structures associatives permet de trouver des réponses très similaires à celles apportées par le travail pour la satisfaction des besoins du Moi. Différentes recherches sur le bénévolat confirment cette réalité. Je me référerai en particulier aux thèses de P. Chazaud, « Le bénévolat de dévouement. Une conduite de valorisation narcissique et d’innocentement » (1978) ainsi qu’aux ouvrages de P. Kammerer , « Délinquance et narcissisme à l’adolescence » (1992) et de D. Ferrand-Bechmann « Bénévolat et solidarité » (1992).

Ces différents travaux s’accordent sur l’idée que si le bénévolat n’est pas un travail, il en possède beaucoup de particularités. P. Chazaud rappelle qu’il correspond à la définition marxiste du travail : « création personnelle d’un homme, qui par la dépense d’une force de travail, en utilisant des techniques adéquates, transforme un objet en produit utile ». Cette parenté est confirmée par la crainte de voir le bénévolat empiéter sur l’activité professionnelle et priver les chômeurs d’activités qui pourraient être rémunérées. Elle est également démontrée par le très grand nombre d’emplois créés grâce à l’initiative de bénévoles qui réussissent à démontrer que leur action fait partie intégrante du marché de l’emploi. Cette parenté peut également être explicitée en déclinant les fonctions psychiques tenues à la fois par l’activité professionnelle et par l’engagement associatif.

Ce dernier permet en premier lieu de retrouver réponses aux besoins de stimulation et d’action de chaque individu. Il satisfait le besoin d’agir sur le monde parce qu’il est « un champ de bataille et d’inventivité permanent ».582 Il offre ainsi l’occasion de se mesurer à la résistance de l’environnement, de surmonter des obstacles physiques et intellectuels, de faire des apprentissages, de tester sa persévérance. Il répond en cela au besoin d’emprise constitutif du sentiment d’être.583 On retrouve ici les théorisations ergonomiques sur la nécessité de passer par une action sur le réel pour faire preuve de sa valeur propre : seule cette confrontation permet de se classer, de se positionner, de se reconnaître et d’être reconnu.

Apparaît aussi, parallèlement à la satisfaction des besoins de stimulation, la satisfaction des besoins défensifs et narcissiques du Moi. L’engagement associatif procure à l’instar de l’activité professionnelle un cadre protecteur contre les angoisses dépressives ou persécutives et des voies de transfert des mouvements pulsionnels. Recherché à titre d’occupation contre l’ennui, il est aussi l’occasion de contacts matériels et humains relativement neutres, c’est-à-dire peu érotisés ou sans risque d’attachement trop important. Il vise parfois à combler une angoisse et solitude profonde ou à se protéger de la crainte du vieillissement parce que l’activité est synonyme de vie et de jeunesse. Il peut également s’inscrire dans une tentative de réparation et donc contribuer au travail défensif de gestion des sentiments de culpabilité et de revalorisation narcissique. L’analyse de l’histoire du bénévolat est très révélatrice de cette dimension d’« innocentement » comme le montrent les travaux de P. Chazaud.

Le bénévolat offre d’autre part les gratifications narcissiques indispensables à l’entretien de l’estime de soi et permet de remédier à la rupture du contrat narcissique occasionnée par le chômage et l’exclusion. Il répond en effet à la fois à la soif de lien social (le besoin de témoins évoqués en chapitre IV) et au désir de ne pas être en dette par rapport à la société. Le mot bénévole signifie que le sujet apporte quelque chose à la communauté, qu’il ne se contente pas d’un plaisir individuel mais garde une utilité sociale. C’est cette utilité qui est recherchée par le grand nombre de retraités qui essaient de faire profiter de leurs compétences. Ce sont également cette utilité et ses conséquences psychiques qui sont illustrées par la thèse de P. Kammerer (1992). Proposer à des jeunes exclus du monde scolaire et du monde professionnel de s’engager dans une mission humanitaire ouvre une porte de sortie par rapport à une logique d’assistance. On passe de l’absence de place et des « projections dénarcissantes de l’ensemble de la société » à l’égard de certains de ses membres à une réinsertion dans une relation d’échange et de réciprocité, fondement de la reconnaissance mutuelle. La délinquance ne représente plus la seule voie pour se révolter contre l’assignation à une place de laissé-pour-compte. L’investissement associatif de Mme Canna correspond à un même dégagement du processus d’exclusion : ce n’est pas la délinquance qui est évitée mais l’enfermement dans le sentiment de honte.

L’efficacité du bénévolat pour renouer le contrat narcissique apparaît dans de nombreuses expressions de D. Ferrand-Bechmann : le bénévolat est « une dimension qui articule l’individuel et le collectif, l’action personnelle et l’action organisée associative ».584 Il donne la possibilité d’une prise de pouvoir et de parole : « Les acteurs bénévoles multiplient les débats publics. Ils s’affirment comme acteurs économiques et sociaux, comme porte-parole d’idéologies et d’éthiques nouvelles ».585 Cette participation ouvre droit à une rémunération sociale : « Le bénévolat permet une représentation valorisante de l’individu dévoué ainsi qu’un investissement narcissique de soi. Le bénévole s’estime et est estimé des autres, car il possède des qualités qui sont valorisées dans la société occidentale : le dévouement, la gratuité, la disponibilité ».586

L’engagement associatif est enfin comme le travail un étayage des fonctions élaboratives du sujet. Il permet de retrouver des personnes partageant les mêmes préoccupations et d’élaborer collectivement des stratégies de gestion des problèmes rencontrés. Il contribue à la découverte et à l’entretien d’un sens à donner à sa vie. La motivation principale des personnes s’inscrivant dans un centre de volontariat est de « défendre une cause ». On est bénévole parce que l’on croit à certaines idées, que l’on veut s’inscrire dans un projet visant « à changer l’ordre des choses, la société, le système ».587 On retrouve ici la capacité portée aussi par l’activité professionnelle de « vectoriser » l’existence, d’étayer l’idéal du Moi et par conséquent d’entretenir le désir de vivre et d’avancer.

L’exemple du bénévolat nous permet donc bien de repérer le possible transfert des besoins du Moi habituellement satisfaits par l’activité professionnelle, mais les études de cas nous ont montré que d’autres objets pouvaient être propices à ce transfert. C’est le cas des enfants de Mme Chesnais qui sont source de stimulations et de gratifications narcissiques mais jouent aussi un rôle antidépresseur pour leur mère. C’est également le cas de certaines activités manuelles pratiquées par cette femme ou de l’écriture pour J.P. Dautun et A. Ratouis. Nous allons toutefois voir maintenant que si ces objets ne manquent pas, ils ne peuvent pas toujours aisément servir de nouveaux étayages et supports d’investissement.

Notes
582.

D. Ferrand-Bechmann, Bénévolat et solidarité, p 174.

583.

Cf. à ce sujet A. Ferrant : Les destins psychiques de l’emprise.

584.

D. Ferrand-Bechmann, op. cit., p 10.

585.

Ibidem, p 33.

586.

Ibidem, p 63.

587.

Ibidem, p 43.