2.3 L’accès à une plus grande maturité psychique.

Le modèle théorique du deuil a souligné le potentiel maturatif lié à la phase de rétablissement : le Moi est blessé par la perte mais son travail le conduit à une réélaboration de la position dépressive. Il en sort plus conscient de ses limites, c’est-à-dire riche d’un idéal du Moi plus mature mais également rassuré sur sa capacité à réorganiser son monde interne.

Le chômage possède lui aussi, en tant que perte, la capacité de conduire le sujet à une plus grande maturité. Surmonter les difficultés du transfert suppose de poursuivre le travail de différenciation entre le Moi et l’environnement et peut, à ce titre, être décrit comme une reprise du travail de l’adolescence. Celui-ci consiste en effet à remettre en question les réponses apportées par les systèmes sociaux, à s’interroger sur le bien-fondé des conventions et des valeurs sur lesquelles les adultes fondent leur propre existence. L’adolescent refuse les cadres qui lui sont proposés pour tenter de penser la direction personnelle qu’il veut donner à sa vie. L’agacement et le rejet des adultes par rapport à son potentiel de destructivité et de créativité témoignent de l’angoisse qu’ils peuvent ressentir face au retour de ce qu’ils avaient collectivement admis de mettre en dépôt dans l’organisation sociétale.

Le chômage, parce qu’il balaie un objet central des cadres institutionnels qui sont les nôtres, est l’occasion de la mise à jour de ce même dépôt et invite à rouvrir les questions de l’adolescence sur le sens de la vie et la place de chacun dans la collectivité. Il offre la possibilité de poursuivre un travail adolescent qui, comme le montre G. Amado dans ses propos sur « L’adolescence ou l’éveil de la conscience d’être » (1978), reste parfois très inachevé car limité à une conformisation aux modèles pré-existants.

« La quête de l’identité, c’est finalement la quête de l’être, la recherche de sa propre voie et non pas l’aspiration à un statut psychosocial qui n’est qu’un résultat pris alors à tort (...) pour une fin ».

‘« Sans doute le “bien-être matériel” et l’état “d’adulte social” sont-ils (...) des objectifs indispensables lorsqu’on vit dans le dénuement et l’asservissement. Mais ils ne peuvent constituer que des préalables et s’ils sont pris comme fin, ils laissent l’homme aussi affamé de libération ».593

Cette reprise du travail adolescent conduit, comme l’ont montré certains parcours, à se détacher du modèle classique de l’adulte-travailleur pour construire une autre manière d’être. Elle se traduit sur le plan comportemental par une plus grande indépendance par rapport aux messages environnementaux, aux rythmes et aux jugements de valeur qu’ils communiquent. Mme Canna décrit par exemple sa découverte de l’importance qu’ont pour elle les temps de contemplation même s’ils semblent saugrenus aux personnes qui l’entourent. Ce changement peut être décrit sur le plan intra-psychique comme la maturation du « système Surmoi-idéal du Moi parce que celui-ci est moins empreint des modèles sociétaux. Il reste bien sûr globalement marqué par les valeurs transmises collectivement, mais il existe une réelle appropriation de celles-ci, appropriation susceptible de les nuancer, de les assouplir, de les modifier. Le sujet exprime finalement sa satisfaction de se sentir en accord avec lui-même. Cet accord peut, au vu du témoignage de Mme Canna, être décrit comme le respect de la place qui lui a été attribuée initialement dans le contrat narcissique — elle souligne l’importance de ne pas trahir les idéaux de son enfance — mais aussi comme la liberté de modeler cette place à sa manière, de la « rendre plus confortable ». Sa capacité à donner reste le fondement de son estime d’elle-même, mais elle ne l’enferme plus dans l’obligation tyrannique de se consacrer aux autres en s’oubliant elle-même.

Cette sérénité retrouvée peut être également illustrée par un extrait d’un texte de C. Pégourié (1995) sur le temps libéré et par les associations qu’il a suscitées chez un cadre d’une cinquantaine d’année, au chômage depuis deux ans, et rencontré lors d’une action de redynamisation. C. Pégourié propose un récit métaphorique pour réfléchir à l’exclusion, à la violence de ses conséquences psychiques mais aussi à l’ingéniosité humaine pouvant conduire à dépasser le traumatisme. Elle invite les actifs embarqués dans « la galère » qu’est notre société à se pencher vers ceux qui ont été emportés par « les vagues de licenciement ».

« Vous qui êtes encore sur le pont à tâcher de ne pas perdre de vue les objectifs de productivité fixés, si un jour vous est offert le temps de respirer, prenez ce temps et osez aller jeter un oeil par dessus bord, mais sachez que vous prendrez là le risque de vouloir y regarder de plus près. Le navire ne cesse de pourfendre les eaux, creusant derrière lui ce sillage produit par les moteurs de la performance technique que vous dirigez. Dans ce drôle de berceau sculpté par la vitesse et le protégeant par là, de la houle, vous apercevrez un homme. Celui-là même, jeté par dessus bord et condamné à la noyade. Mais il est là, vivant. Ce serait une bien longue histoire à raconter mais disons que finalement, à force de ne pouvoir remonter, avec pour seule bouée ce temps de longue durée, il réussit un jour à reprendre son souffle et peut dès lors s’employer à apprendre à nager.

Souple — Son regard n’est pas dirigé vers vous, là-haut, alors dans un réflexe vous lui criez d’attraper la corde que vous ne résistez pas à lui envoyer. C’est ce que vous faites... Mais vous n’aurez pas de mot lorsque dans un sourire, son bras, son doigt vous indiquera de diriger ce secours vers celui qui s’agite à bâbord, là-bas, un peu plus loin.

‘« Non merci, vous êtes gentil, mais dépêchez-vous plutôt de la tendre à mon voisin essoufflé, épuisé, qui se débat encore, qui se débat tellement qu’il va finir par se noyer avant que vous n’arriviez. J’en ai aidé plusieurs déjà, à remonter... Moi je n’en ai plus besoin. J’ai appris à respirer, je me suis laissé flotter dans ce sillage pour récupérer. Et là, jour après jour, tout seul, ballotté ou bercé, j’ai redécouvert le ciel, le soleil, les étoiles, le chant et le vol des mouettes, tant de choses vivantes que j’avais oubliées. Je crois que j’ai découvert, que j’ai compris, ce que certains appellent le Temps libéré.
Qu’est-ce que vous dites ? Parlez plus fort, il y a un tel travail, ici, que je ne vous entends pas ! Plus fort !
Non, non, ce n’est pas grave, je disais juste, simplement, que je savais maintenant ce qu’était le Temps libéré... Dépêchez-vous... mon voisin a peut-être encore besoin de vous ».594

La lecture de ce texte a donné lieu à de vifs échanges : les plus jeunes participants du stage de redynamisation, et dont l’objectif était de retrouver un emploi au plus vite grâce à ce dispositif, ont catégoriquement refusé cette métaphore. Elle leur a semblé trop dangereuse : admettre que le chômage n’a pas uniquement les conséquences négatives habituellement décrites, c’est prendre le risque de se démobiliser face à la recherche. Penser une relation moins exclusive à l’activité professionnelle ne peut que signifier renoncer à celle-ci. Les chômeurs plus âgés (à partir de 45 ans environ) se sont au contraire appuyés sur ce texte pour exprimer des objectifs bien différents quant au stage qui leur était proposé : l’espoir d’un tremplin vers l’emploi n’était certes pas abandonné mais relativisé par rapport à la possibilité de disposer d’un temps de réflexion sur leur parcours, sur l’orientation des prochaines années de vie et sur la place qu’y prendrait le travail. M. P a tenu un rôle actif par rapport à ce point de vue et a, plus que tout autre, fait part des sentiments qui l’avaient animé en lisant les propos de C. Pégourié. Il a ainsi exprimé avec beaucoup d’émotions les découvertes réalisées depuis quelques mois, après la traversée d’une profonde dépression conséquente au chômage et ayant nécessité un accompagnement psychologique et un traitement médicamenteux.

M. P est un individu brillant qui, suite à une évolution très rapide de sa carrière, occupait depuis des années des postes de direction importants. Il assumait un emploi du temps surchargé en recourant abusivement à des psychostimulants. Son licenciement s’est aussitôt traduit par une désorganisation complète de son état psychique et psychologique, avec une détérioration rapide de ses relations familiales et amicales, un arrêt de toute activité extra-professionnelle, une alternance de « campagnes de recherche d’emploi » menée sur un mode maniaque et des périodes d’inactivité où aucune recherche n’était réalisable.

Le travail psychothérapeutique entrepris le conduit aujourd’hui à sortir de cette crise et à reconstruire une nouvelle vie. M. P évoque la découverte de sensations auxquelles il n’avait jusqu’alors pas eu le temps de consacrer la moindre attention. Il fait part de sa prise de conscience de la réalité de sa ville : il n’avait jamais réalisé le nombre grandissant de SDF*, ne s’était jamais posé la moindre question sur leur situation. Il raconte aussi les profonds changements liés notamment à la relativisation de son train de vie et à l’apparition de désirs auparavant inexprimés. Ces réflexions témoignent de l’apparition d’un ensemble d’éléments restés invisibles car pris dans un cadre immuable ne permettant pas de les remarquer. Elles témoignent aussi de la capacité de M. P. à dépasser la déstabilisation produite par l’émergence de ces dimensions inconnues et du plaisir trouvé dans une meilleure différenciation avec l’environnement. M. P. est aujourd’hui en recherche d’activité professionnelle, mais il veut choisir une activité conciliable avec ses découvertes : il pense par exemple à un travail indépendant de conseil qui lui permettrait de gérer son temps et la quantité de travail acceptée. Le chômage semble avoir été pour lui l’occasion de passer du « tout ou rien » à une relation moins exclusive à l’emploi.595

Ajoutons que la maturité acquise suppose que le travail perdu devient un allié, permettant d’être riche d’une mémoire et de compétences utilisables dans une nouvelle activité professionnelle ou dans la vie extra-professionnelle. Elle se distingue par conséquent de situations comme celle de M. Otavalo, où le sujet n’est encore qu’en cheminement vers une plus grande indépendance par rapport à son environnement et où il rejette massivement tout ce qui peut rappeler le lien au travail.

Ce rejet, qui témoigne de l’importance encore accordée aux normes collectives puisque le sujet choisit de s’y opposer fortement, attire toutefois notre attention sur un des ressorts sur lequel peut s’appuyer le travail de dégagement des pressions paradoxales et par la suite le processus de maturation psychique. Il correspond à la capacité de M. Otavalo d’accepter sa destructivité et ses effets sur le monde qui l’entoure. Ce chômeur réussit à mettre cette destructivité au service de la construction de nouveaux énoncés fondamentaux pour la société. De manière similaire, c’est la rage de Mme Canna contre ce qu’elle vit comme une agression de son quartier et la réactivation de la violence qui l’animait lorsqu’elle défendait son jeune frère qui offre une issue au blocage du deuil. J.-P. Dautun utilise quant à lui l’écriture pour renouer avec ses pulsions agressives tout en réussissant à les maîtriser et tente lui aussi de les rendre constructives en prévenant la société des écueils vers lesquels elles se précipite.

Cette acceptation de sa violence interne est sans doute elle aussi une caractéristique de la reprise du travail adolescent et il serait intéressant de vérifier son importance, pour la reconstruction d’un équilibre psychique après une période de déstructuration, auprès d’un large éventail clinique. Notons, faute de disposer pour l’heure de ces éléments, que ces propos peuvent être mis en écho avec les travaux de J. Kristeva (1996) sur les portées et l’impasse de la révolte.596 Les réflexions de cette psychanalyste sur la nécessité d’une culture-révolte pour que la société vive, se développe et ne stagne pas, mais aussi ses craintes sur notre capacité actuelle à entretenir la flamme de cette révolte, évoque en effet par bien des aspects les exigences de travail psychique nécessaire à la construction d’une relation moins exclusive à l’activité professionnelle — exigence de retournement, de rejet de la norme et de l’autorité de mise en conflictualité... — et les nombreux obstacles qui étouffent cette construction.

Je conclurai ces remarques sur l’opportunité d’une plus grande maturité psychique offerte par le chômage en soulignant que le travail élaboratif requis n’est certainement pas accessible à tous.

La différence marquée entre la position des plus jeunes participants du stage de redynamisation précédemment évoqué et celle des plus âgés permet d’abord de constater que le détachement des modèles sociétaux d’adultité est plus ou moins difficile selon les âges de la vie. Le deuil de certains idéaux de jeunesse, le renoncement à certaines formes d’action et de création caractéristiques du dépassement de la crise du milieu de vie ne peut que faciliter l’évolution vers une relation moins exclusive au travail.

J’ai d’autre part déjà évoqué que la perte d’activité professionnelle pouvait être une épreuve particulièrement difficile pour des sujets état-limite. La nécessité de parvenir à une plus grande intériorisation de l’estime de soi et de construire un idéal du Moi plus mature s’opposent en effet radicalement aux spécificités de leur fonctionnement psychique. Ces sujets « ont un continuel besoin d’apports narcissiques »597 et J. Bergeret (1987) souligne que la régulation purement interne de l’estime de soi ne saurait être réalisée. Leur idéal du Moi apparaît « simplement calqué sur celui des “gens biens” de façon à pouvoir être normalement aimés et considérés par soi-même, par les parents et par la cité à la fois ».598

On sait toutefois que cette intensité de la dépendance à l’étayage est également une caractéristique des sujets en situation de crise et qui, privés de leurs repères identitaires, cherchent dans un nouveau groupe un cadre capable de se substituer à l’enveloppe perdue. La situation de rupture peut ainsi conduire de nombreux chômeurs à adopter un fonctionnement psychique similaire à celui des états-limites pour tenter de faire face au traumatisme. Ce mécanisme défensif contre la désorganisation et l’hémorragie narcissique s’opposera à l’opportunité d’une plus grande maturation.

Ces remarques viennent s’ajouter à celles concernant la forme du Moi d’un sujet privé d’emploi. Les chômeurs ne sont pas les mieux placés pour promouvoir l’évolution de la relation à l’objet-travail. L’énergie mobilisée pour gérer quotidiennement les besoins d’auto-conservation, faire face à la répétition des traumatismes et les modalités de fonctionnement psychiques induites par la situation de crise peuvent au contraire conduire à un attachement plus exclusif à l’activité professionnelle.

Cette analyse s’accorde avec la position de G. Roustang (1987) quant à une possible transition vers une société où le travail ne tient plus la place de seul intégrateur (Cf. Chapitre III, § 1.3). Plus que les exclus de l’emploi, ce sont les personnes actuellement en activité professionnelle qui doivent être encouragées à relativiser la place du travail et à investir d’autres activités. Cette évolution permettrait à la fois de libérer de l’emploi pour ceux qui en sont complètement privés et d’amener à une diversification des voies de satisfaction des besoins du sujet. Le choix de Mme Sagine illustre cette possibilité d’une plus grande souplesse par rapport à l’objet-travail chez les personnes encore salariées.

Cette réalité n’empêche pas que quelques chômeurs réussissent la transition malgré le contexte adverse. La difficulté de la tâche explique toutefois qu’ils sont très peu nombreux. Beaucoup sont au contraire confrontés à un désespoir existentiel comparable à celui d’adolescents ne parvenant pas à surmonter l’ampleur du travail élaboratif qu’implique leur situation.

Notes
593.

G. Amado, L’adolescence ou l’éveil de la conscience d’être, p 237 et 238.

594.

C. Pégourié, Quelle galère !.

595.

M. P. m’a fait parvenir en fin de stage un poème réalisé suite à la lecture du texte de C. Pégourié et confirmant le travail en cours pour progresser vers une plus grande sérénité dans sa relation à l’activité professionnelle. (Cf. Annexe II, § 2)

596.

J. Kristeva, Sens et non-sens de la révolte.

597.

J. Bergeret, op. cit., p 101.

598.

Ibidem, p 160.