3.1 Représentation du chômage et modalités d’accompagnement.

Dans la continuité de mes propos sur le chômage comme traumatisme révélateur du poids de la réalité environnementale, je commencerai par synthétiser la représentation du chômage portée par ma réflexion et par la différencier d’une représentation très répandue du chômage comme révélateur d’une fragilité individuelle. Je montrerai en quoi cette représentation est utile à une stratégie praticienne d’accompagnement des chômeurs de longue durée. Je rejoindrais en ceci les propositions de P.A. Vidal-Naquet et S. Tiévant dans leur analyse des « Lieux d’écoutes de la souffrance sans nom ».

L’idée que la dépendance reste une réalité à l’âge adulte, c’est-à-dire que l’étayage sur les différents groupes d’appartenance est constitutif de l’équilibre psychique de chacun, conduit à reconnaître le poids psychique de la perte d’emploi et des messages disqualifiants qui l’accompagnent. Ce poids peut venir renforcer une vulnérabilité antérieure mais peut également déstabiliser un sujet dont l’équilibre n’aurait sans doute jamais été remis en cause sans ce contexte social particulier. La souffrance des chômeurs est donc analysée comme une réaction actuelle à la rupture du contrat social indépendamment de la structure de personnalité. L’apparition de traits dépressifs et anxieux n’est pas attachée à une nosographie psychiatrique classique, mais envisagée comme une pathologie susceptible de concerner « n’importe qui dans la même situation sociale ».599 Les caractéristiques comportementales et psychiques des chômeurs de longue durée ne sont pas interprétées comme une clinique de la dépression mais de l’épuisement. Il s’agit moins de malades que de personnes usées.

Cette conception s’oppose à l’idée que la souffrance liée au chômage et la difficulté à traverser cette période de crise sont uniquement la mise à jour d’une fragilité structurelle, l’actualisation et l’aggravation de blessures anciennes. Elle s’oppose aussi au modèle d’un sujet dans l’impossibilité de réagir à la rupture de l’étayage du fait d’un Moi insuffisamment mature.

L’opposition entre ces deux représentations du chômage est très importante dans la mesure où elle se traduit concrètement par des logiques d’intervention très différentes comme le soulignent P.A. Vidal-Naquet et S. Tiévant dans leur étude exploratoire des modalités de fonctionnement et des enjeux des lieux d’écoute créés pour des personnes en situation de précarité et d’exclusion. Cette recherche met en évidence des antagonismes tant sur le plan des objectifs poursuivis, des conditions d’accès et de la place donnée aux usagers que des pratiques des intervenants.600

Je tenterai pour ma part, et de manière complémentaire, de distinguer le travail psychique exigé ou facilité par l’une ou l’autre des deux logiques institutionnelles.

Fonctionner dans une logique d’aliénation mentale est d’abord source d’un renforcement de la culpabilité liée à la perte. Ce renforcement s’oppose au travail de dépassement du traumatisme qui suppose au contraire de gérer cette culpabilité. Analysons les différents facteurs à l’origine de ce phénomène.

Une structure s’appuyant sur l’idéologie d’aliénation mentale transmet en premier lieu de nombreux messages implicites ou explicites accusateurs : la responsabilité de la perte est attribuée à l’individu. La forme prise par ces messages a été illustrée en chapitre V, § 2.2.2.2. Rappelons succinctement que l’estime de soi est mise à mal par une répétition de disqualifications externes au moment où le sujet a déjà une image fort négative de lui-même. Le chômeur est confronté à l’impossibilité de se « désidentifier de la cause de la perte », processus dont on a pourtant repéré le caractère nécessaire pour ne pas être écrasé par la culpabilité et mener à bien le travail du deuil.

Remarquons que la désidentification est non seulement gênée par la nature des messages environnementaux mais aussi par la complexité des mécanismes politiques et économiques à l’origine de la fin du plein emploi. Une grande part des chômeurs ne possède pas les connaissances nécessaires à l’analyse objective de sa situation : on peut faire le parallèle avec la difficulté de désidentification de la cause de la mort chez un enfant ne disposant pas d’un niveau cognitif suffisant pour comprendre cet événement.

Les accusations environnementales peuvent elles-mêmes susciter, dans un second temps, un sentiment de ne pas être compris et d’être même « maintenu la tête sous l’eau » dans une période difficile. Elles peuvent être perçues comme une attaque très violente et donner lieu à une réaction d’agressivité contre l’institution à l’origine de nouvelles blessures au moment où l’on attend d’elle un soutien. Cette réaction d’agressivité est une autre source de culpabilité dont il est difficile de se défendre, puisqu’elle entretient les conflits avec les professionnels de l’insertion dans un cercle vicieux où l’incompréhension mutuelle ne cesse de croître. Elle contribue d’autre part à renforcer l’idéologie d’aliénation mentale. Plus les chômeurs se révoltent contre le discours qui leur est tenu, plus les professionnels disposent d’éléments leur prouvant que la désorganisation moïque liée au chômage n’est pas la conséquence mais la cause de celui-ci.601

La majoration de la culpabilité risque de se traduire par un comportement en tout ou rien par rapport à l’origine de la crise — Cf. chapitre V, § 3.2.1 — et place le sujet privé d’emploi dans une position très défavorable pour le travail élaboratif de dépassement de la crise. Ces deux points de vue extrêmes « tout est de ma faute » ou « tout est de la faute du monde extérieur, de la société » correspondent en effet à la même démission face à la perte :

  • L’internalisation de la cause conduit à une forte dépréciation de soi-même. « Je ne suis pas chômeur par hasard, cela confirme que je ne vaux rien. Mon incompétence fait que je ne peux rien y changer ».

  • L’externalisation laisse le sujet sidéré devant un fonctionnement social sur lequel il n’a aucune emprise. « Je ne suis que la victime du système, tout est joué d’avance » et la conclusion est la même, « Je ne peux rien y changer ».

Une position active face au traumatise et propice à l’élaboration de la crise consisterait au contraire à réussir à départager les éléments imposés de l’extérieur des éléments auxquels le sujet a lui-même contribué. Le chômage pourrait alors être envisagé comme une perte sur laquelle on peut avoir une prise, au moins parce que l’on réussit à l’élaborer psychiquement, c’est-à-dire à lui donner sens par rapport à l’histoire passée ou au projet d’avenir.

L’importance de cette position active face à l’événement désorganisateur est très bien mise en évidence par les travaux de A. Ancelin-Schutzenberger (1985) sur les réactions face à un diagnostic de maladie incurable.

‘« Pour en sortir, il faudrait être capable de transformer ce choc, ce “traumatisme” majeur en “événement surprise”, en “accident de parcours” dont l’issue se joue (et n’est pas jouée d’avance : quelles que soient les statistiques, certains malades survivent, sans qu’on sache pourquoi – rémissions spontanées), de retrouver une spontanéité créatrice, inventive de solutions ou d’aménagement, permettant le maintien d’une certaine qualité de vie ou de survie et une lutte pour survivre. »’ ‘« Penser qu’il [l’événement] n’arrive pas par hasard est dans la lignée de la lutte contre la sidération, la dépression et la passivité devant la maladie (...). Considérer qu’on est pour quelque chose dans ce qui est arrivé, c’est aussi considérer qu’on est pour quelque chose dans ce qui va arriver, c’est avoir prise sur l’événement, c’est recommencer à espérer (...). C’est la manière de vivre cet événement qui peut devenir une occasion de réflexion, de reprise en main de sa vie, de lui donner un autre but. »602

Ces propos me paraissent très aisément transférables à la situation de chômage mais peuvent sembler contradictoires avec la proposition d’envisager le chômage comme aliénation sociale. Ils m’amènent donc à clarifier mon point de vue.

Pour accéder à la prise de conscience que le chômage peut avoir sens et place dans une dynamique individuelle, il faut préalablement avoir distingué ce qui vient du sujet et ce qui vient d’ailleurs et cette distinction suppose elle-même un premier temps où le poids de la réalité extérieure a été reconnu.

Concevoir le chômage comme aliénation mentale, c’est mettre à mal cette première phase et risquer de perturber toute la suite du processus. Les professionnels de l’insertion qui négligent les éléments actuels pesant sur l’équilibre psychique d’un chômeur, qui ne reconnaissent pas ce qu’il vit aujourd’hui au profit d’une interprétation du passé, se placent en effet dans une position opposée au climat empathique nécessaire pour un cheminement vers la gestion de la crise. Pris dans une logique de socialisation, ils laissent penser aux individus privés d’emplois qu’ils ne sont pas conformes à ce que l’on attend d’eux, qu’ils ont besoin d’être formés, transformés, réparés pour enfin trouver place dans la société. Cette stigmatisation donne lieu à de vives réactions : « On n’est pas des tarés ni des cas sociaux ». La psychiatrisation des chômeurs contribue donc à augmenter les pressions qui leur sont imposées. Demander à un sujet d’oeuvrer pour trouver une solution à ses problèmes alors que l’environnement est si défavorable qu’il ne laisse aucune marge de manoeuvre possible, ne peut que davantage fragiliser le sujet en question. La psychiatrisation peut également conduire à un rejet massif des dispositifs d’insertion. Le paradoxe consistant à proposer une solution individuelle à ce qui est en premier lieu un problème social conduit ainsi parfois à une injonction à se soigner : l’aide à la recherche d’emploi ne peut être accordée qu’à la suite ou en parallèle à une démarche thérapeutique. Cette injonction se traduit par une fuite et un repli des intéressés qui ne peuvent admettre d’aller consulter une structure qui les traitera en malade. Elle induit donc l’absence d’une écoute adaptée au moment où celle-ci serait pourtant bien nécessaire.

Un tel exemple montre bien que le décalage entre la réalité vécue par les chômeurs et le soutien qui leur est proposé est l’une des principales incohérences des systèmes d’insertion.603 Il paraît donc tout à fait bénéfique de tenter d’y échapper en étayant ses modalités d’accompagnement sur une représentation du chômage comme aliénation sociale., représentation garante d’une position contre-transférentielle ne venant pas renforcer les injonctions paradoxales formulées par l’environnement.

Notons que la position active et la potentialité élaborative permise par cette représentation est illustrée par l’opposition entre différentes expressions choisies par P. Vidal-Naquet et S. Tiévant dans leur comparaison de deux logiques d’intervention (Annexe II, § 3). L’aliénation sociale induit une « démarche volontaire de la personne » par opposition à une « prescription » de l’institution ; les intervenants ne sont pas là pour fournir une « prestation » mais pour « coproduire » des solutions avec les usagers ; ils n’imposent pas leur propre interprétation de la situation mais invitent les chômeurs à « réintroduire du sens » dans leur propre parcours, l’usager n’est pas un « objet du système » tenu de respecter « la place assignée » mais un acteur » à qui l’on rappelle qu’il y a « une place à prendre ».

Je conclurai ces propos par quelques dernières remarques. Le point de vue proposé me semble tout à fait utile à la compréhension d’une grande majorité de chômeurs dont la perte d’emploi est le premier facteur de désorganisation, mais il ne perd pas son intérêt pour des sujets dont le chômage ne vient que réactiver la vulnérabilité individuelle. Ces personnes sont en effet plus que tout autre sensibles aux messages transmis par l’environnement et il est donc tout à fait capital que les professionnels de l’insertion évitent d’être pour elles une nouvelle source de stress et d’attaque de l’estime de soi. C’est en travaillant d’abord à renforcer l’étayage extérieur, qu’ils pourront éventuellement amener ces sujets à une démarche thérapeutique plus en profondeur.

Ajoutons toutefois que la conception du chômage comme aliénation sociale requiert, quel que soit son intérêt praticien, une forte mobilisation des professionnels et une grande capacité à prendre du recul par rapport à leur pratique. Prendre en compte la réalité vécue par les chômeurs s’avère en effet une tâche difficile :

  • Je rappelle par exemple que l’absence de certitude concernant la durée du chômage oblige à une grande souplesse empathique pour accompagner le sujet dans ses contradictions internes.

  • Je rappelle également que cette position ne permet pas d’utiliser les classiques mécanismes de défense contre la peur d’être soi-même concerné par l’exclusion. Ces mécanismes ont été évoqués en partie dans le paragraphe 2.2.2.2 du chapitre V. Je noterai simplement qu’ils consistent comme l’explique J. Maisondieu (1997) à se convaincre que c’est la différence qui fait l’exclusion et non l’exclusion qui fait la différence.

« Nous prenons souvent les effets de l’exclusion pour ses causes. Cela conduit implicitement à faire de l’état d’exclu la conséquence de tares individuelles ou de difficultés existentielles antérieures et donc à exonérer l’exclusion de son rôle dans la genèse du mal être qu’elle provoque (...).

Tout défaut de l’exclu peut être considéré comme un écart par rapport à la norme et une explication à l’échec de son insertion. Cela fait partie des défenses des inclus pour se différencier de ceux qui sont mis sur la touche. »604

Notes
599.

J’utilise ici une expression du psychologue de la Maison de chômeurs « Partage » de Toulouse. Elle illustre le refus de la psychiatrisation des personnes sans emploi. « Ce n’est pas vous qui êtes malade, n’importe qui à votre place serait dans le même état ».

600.

Voir Annexe II, § 3 : Mise en opposition schématique de deux logiques d’intervention.

601.

La force de cet engrenage est très bien mise en évidence, à propos d’une autre problématique sociale, par le film « Lady Bird » de Ken Loach. Les dispositifs sociaux dont la mission est de protéger les enfants en danger, voient dans le désespoir et la fureur d’une mère à qui l’on a retiré ses enfants la confirmation qu’elle n’est pas capable de s’en occuper avec le calme et la maîtrise de soi nécessaires.

602.

A. Ancelin-Schutzenberger, Diagnostic et pronostic d’une maladie fatale terminale en tant qu’événement désorganisateur et sidérant fermant ou ouvrant le champ du possible, p 125 et p 126.

603.

Cette incohérence est commentée par V. de Gaulejac lorsqu’il évoque le soutien abstrait et psychologique offert en réponse à une demande d’aide concrète (logement, ressources).« L’individu est sollicité à parler de lui comme s’il allait trouver ainsi, à l’intérieur de lui, les ressources qui lui manquent et les solutions à ces problèmes (...) . Ce déplacement de l’externe à l’interne, du social au psychique, de l’objectif au subjectif est l’une des causes de l’intériorisation d’une image négative ». (Les sources de honte, p 116)

604.

J. Maisondieu, La fabrique des exclus, p 51. C’est moi qui souligne.