3.2.1 Relation des professionnels de l’insertion à l’objet-travail et accompagnement.

La construction par les chômeurs d’une relation moins exclusive à l’objet-travail me semble en premier lieu étroitement imbriquée aux conceptions de l’insertion portées par les professionnels.

Bien que ne disposant pas d’un matériel spécifiquement recueilli dans cet objectif, ma pratique m’a amenée à côtoyer des professionnels très divers par leur âge, leur formation antérieure, leurs opinions politiques et philosophiques. Ils témoignent dans leur manière d’être et de parler de la place qu’occupe le travail dans leur propre vie et représentation de l’organisation sociale. Cette place les conduit à imaginer différemment l’avenir des chômeurs qu’ils accompagnent et à le leur signifier par des conseils ou encouragements particuliers. La non-activité pourra ainsi être refusée par certains car associée à un risque de désocialisation, à une déchéance par rapport à un statut normal d’homme ou de père de famille ou favorisée par d’autres remarquant plutôt que le chômeur aurait tout intérêt à suspendre ses recherches puisque sa situation personnelle, professionnelle ou médicale lui donne accès à un revenu correct (cas des pensions d’invalidité par exemple). Cette place se manifeste également dans les jugements moraux qui apparaissent lors des réunions d’équipe sur la bonne ou mauvaise volonté de tel ou tel dans ses recherches d’emploi. Elle conditionne également la quantité d’énergie dépensée pour accompagner les demandeurs d’emploi en fonction de l’objectif que l’on juge intéressant qu’ils atteignent. Une étude comparative détaillée de ces différentes manifestations au vu des conceptions de chacun sur la place du travail serait sans doute très intéressante. Faute de l’avoir menée, je décrirai des modalités générales d’accompagnement et ce qu’elles peuvent induire chez les chômeurs quant à leur relation au travail.

Accompagner vers une relation moins exclusive à l’emploi suppose de sortir d’une logique du chômage, de la formation, de l’insertion en terme de bouche-trou. J’emprunte cette expression à D. Sibony qui, à plusieurs reprises606 (1987, 1991, 1995), s’est interrogé sur ce que nous apprend le chômage sur les nouveaux malaises de notre civilisation.

‘« Le chômage, l’idée courante et officielle en est très simple : l’espace social actif manque de “places” ; il y a des gens en excédent et les trous manquent où les caser ; quand il y a des trous vides c’est que les gens ne sont pas assez “formés” pour aller s’y placer ; en somme il faut créer des trous, former les gens, les y placer, les y replacer quand ils sont éjectés... »607

Cette logique témoigne pour D. Sibony de notre angoisse de l’entre-deux, c’est-à-dire de ce temps de passage, vécu comme un abîme par certains « entre ce qui donne l’assurance et l’inconnu où l’on n’ose pas mettre les pieds faute de place, de certitudes, de garantie ».608 Cette incapacité à supporter ce moment d’absence de repères, à en percevoir la dynamique et la richesse, résulte pour ce psychanalyste de la dérive de notre société. En tentant de répondre à l’ensemble des besoins de ses membres, elle les a rendus dépendants des cadres qu’elle propose. Lorsque aujourd’hui elle échoue dans sa mission d’étayage absolu, elle laisse les individus en manque de ce dont ils ne peuvent plus se passer.

« Une société aussi peut s’enliser dans ses fonctions, disparaître dans le lien qu’elle assure, s’effacer dans l’assurance qu’elle donne et à quoi elle se réduit. Auquel cas la civilisation échoue de par sa réussite : elle devait prélever une part d’instinct en chacun, la convertir en un peu plus de sécurité pour jouir du reste... et il n’y a plus de reste (...). A force d’être assuré de tout, nul n’est plus sûr de rien ».609

Ce phénomène peut également être décrit en terme de lien : notre culture est à l’origine d’une « impulsion à appartenir et à capter, à lier et à se lier », et lorsque ce lien vient à manquer, le sujet est confronté au vide et à la dépression ou conduit à la recherche maniaque d’un autre lien, y compris d’un lien mortifère (toxicomanie, secte, etc.). Le travail occupe une place importante dans cette logique du lien. Rappelant la parenté étymologique des verbes employer et plier, D. Sibony souligne que chercher un emploi consiste à se poser la question : « A quoi, à qui, puis-je me plier ? Qui puis-je tenir en laisse ou qui peut me plier ? » Le chômage n’est ainsi que la révélation d’un malaise beaucoup plus profond : « Beaucoup, “socialement réussis” sont incapables de faire ce qu’ils veulent, sans que la société leur interdise : ils ne savent pas ce qu’ils veulent dès qu’ils sont hors des rails où ils fonctionnent pour justement ne pas le savoir. »610

Les manifestations de ce fonctionnement sociétal sont nombreuses dans les structures d’insertion : elles correspondent à l’envie de trouver une solution dans l’urgence, à la difficulté de supporter l’évolution de la demande d’un demandeur d’emploi, l’ambivalence de ses sentiments face à la reprise d’emploi, ses moments de motivation dans la recherche puis ses moments de mobilisation. Elles sont majorées par les pressions institutionnelles conduisant à exiger des résultats en terme d’emploi de plus en plus nombreux sur des périodes très réduites. Elles sont également accentuées par la concurrence entre organismes de placement : garantir le futur travail des professionnels suppose d’obtenir des résultats probants au regard des financeurs. Il faut alors réussir à connaître les places à pourvoir avant les organismes voisins, faire passer son public en priorité, « être les premiers à boucher les trous ».

Aider à la construction d’une relation moins exclusive à l’emploi suppose au contraire de résister à cette pression, d’accepter les moments où l’on ne peut proposer de place en terme d’emploi sans associer ce temps à une nécessaire déstructuration des chômeurs. Cette position va de pair avec le renoncement à l’image toute puissante du bon professionnel réussissant à « réparer le chômeur » pour le mener là où il n’a pas réussi à aller seul. Se démarquer d’un tel idéal n’est toutefois pas chose facile comme en témoigne de jeunes professionnels lors d’une séance de Photolangage visant à échanger sur les difficultés rencontrées dans la pratique d’accompagnement de publics exclus.

  • « Comment faire comprendre à une personne que son projet est irréaliste, comment détruire le rêve de quelqu’un sans détruire la personne ? Une personne en difficulté est déjà fragilisée et on peut tendre à la fragiliser encore plus. J’aimerais avoir toujours une valise de solutions avec moi, pour remplacer le projet détruit par un nouvel espoir. »

Ce désir de bien faire, c’est-à-dire finalement de faire à la place du chômeur, est d’autant plus vif qu’il s’associe à une logique défensive des professionnels contre l’impression d’absurde ou de démesure de leur mission.

  • « Pour moi l’une des plus grandes difficultés, c’est de devoir motiver un stagiaire qui n’y croit pas et qui démontre qu’il n’y a pas d’issue. Il y a des moments où tant de choses sont imbriquées les unes aux autres qu’on tourne complètement en rond... soit parce qu’il n’y a pas de travail... soit parce qu’il y a un problème de santé, de logement... il n’y a jamais de solution. »
    « Il y a des moments où l’on devient directif, on a l’impression d’être là pour activer des boutons en permanence et on voudrait que les boutons s’actionnent tout seul. Comment faire comprendre aux gens de se prendre en charge? »
    « Travailler dans l’insertion, c’est être une centrale qui apporte sans cesse de l’énergie. On a l’impression que cette énergie est bouffée par un gouffre sans fin, qu’on n’arrive pas à enclencher la dynamo pour que l’autre trouve l’énergie en lui-même. »

Ces angoisses dépressives, ce sentiment de se vider, de s’épuiser pour rien, conduisent souvent les professionnels à redouter de sombrer avec les chômeurs qu’ils accompagnent dans la résignation et le non-sens existentiel. Se protéger de cette chute peut passer par le refuge dans un hyper-activisme renforçant la relation exclusive au travail. On retrouve les conduites maniaques du chômage inversé. Le professionnel déploie une énergie considérable pour monter des projets, « secouer » les chômeurs les moins actifs, entretenir l’illusion du retour très prochain à l’emploi comme récompense aux efforts fournis.

Ajoutons que la difficulté à accompagner vers une relation moins exclusive à l’emploi peut également être expliquée par le statut précaire caractéristique de nombreux formateurs, chargés d’insertions, référents de parcours. Soumis eux-mêmes à une grande incertitude quant à l’avenir de leur poste dans un secteur où les CDD sont monnaie courante, ces professionnels redoutent eux-mêmes souvent le chômage. Ils peuvent à ce titre, et comme les demandeurs d’emploi, ne pas être les mieux placés pour penser une évolution de la place du travail dans notre société. Leur emploi du temps surchargé, parce qu’ils cumulent les missions au moment où elles se présentent par crainte de ne plus avoir de travail ensuite, sont souvent peu compatibles avec un discours sur les bienfaits du temps libéré.

Notes
606.

D. Sibony, Perversions, p 280 ; Entre-deux, l’origine en partage, p 226 ; Evénements I, p 46.

607.

D. Sibony, Evénements I, p 46. Voir aussi la lettre de candidature de L. Mercier inspirée par cette logique du bouche-trou : Annexe II, § 4.

608.

D. Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, p 15.

609.

D. Sibony, Perversions, p 278. C’est l’auteur qui souligne.

610.

Ibidem, p 286.