3.2.2 Ouverture des dispositifs d’insertion sur d’autres objets intégrateurs.

L’ensemble de ces éléments témoigne de la complexité de la tâche des professionnels de l’insertion. Je terminerai toutefois par un point de vue plus optimiste en montrant que malgré ces obstacles, ils réussissent parfois à desserrer l’étau dans lequel se trouvent les chômeurs et à promouvoir de nouvelles manières d’envisager la relation au travail. Nous verrons que cette réussite passe notamment par l’ouverture des dispositifs d’insertion sur de nouveaux objets intégrateurs.

La capacité à favoriser des voies d’aménagement pour dépasser la crise peut être illustrée par un article de A. Martin (1995) sur les modalités d’accompagnement des chômeurs dans une entreprise d’insertion chambérienne Trialp. L’auteur introduit sa réflexion en soulignant que

« les professionnels de l’insertion ont à résoudre la contradiction que constitue le cadre même d’exercice de leur profession : des dispositifs d’insertion pensés et fonctionnant dans un modèle économique générateur d’exclusion. Le développement de leur professionnalité ne peut donc prendre un sens que par leur implication dans la transformation de ce contexte économique et social ».611

La tentative pour échapper au paradoxe se manifeste dans ce cas particulier par la reconnaissance de l’importance d’autres objets que l’emploi. Les personnes en insertion sont certes salariées temporairement dans l’objectif de « décrocher » un poste non protégé par la suite, mais le fonctionnement institutionnel valorise tout autant cet objectif que celui de se former, d’échanger des compétences quel que soit sont statut de départ (chômeur ou professionnel de l’insertion) ou de participer à la co-élaboration d’une activité utile pour la société tant sur le plan matériel que symbolique — Trialp est une entreprise de retraitement de déchets et A. Martin insiste sur le message qu’elle transmet : ce qui est habituellement abandonné car jugé inutile représente une richesse considérable. L’analyse ergonomique du cadre organisationnel met en évidence l’existence d’un travail dans le non-emploi, travail représentant lui aussi de l’habileté, des capacités de gestion et d’anticipation, travail permettant, au même titre qu’un emploi, de se sentir exister par son action sur le monde et par son intégration dans une dimension sociale (à l’échelle réduite de l’entreprise par les échanges ponctuels de savoir-faire, à l’échelle plus large de la société à qui l’on propose un nouveau modèle et de nouvelles technologies pour la récupération des déchets).

L’analyse du fonctionnement de certains stages de retour à l’emploi proposée par L. Mémery (1993) apporte une deuxième illustration du rôle favorable de certains dispositifs pour la construction d’une relation moins exclusive à l’emploi. Basée sur les témoignages de trente femmes ayant participé à un stage de réinsertion cinq ans plus tôt, cette analyse montre que ce type de dispositif peut offrir un temps de relativisation de la place centrale du travail. Il doit pour cela proposer une initiation à d’autres possibles « à travers des activités purement gratuites : danse, expression artistique ».612 Cette découverte permet que « le statut de référent unique et idéal de l’emploi disparaisse ». L’idée de l’emploi n’est pas éliminée mais relativisée dans le temps dans la mesure où, par exemple, les participantes trouvent une place dans la vie municipale et associative. Le travail est démystifié : il n’est plus perçu comme la solution miracle aux difficultés matérielles ou existentielles rencontrées. L. Mémery décrit également l’apparition de conduites nomades par rapport à l’activité professionnelle : l’emploi n’est qu’une opportunité parmi le reste, opportunité à saisir en fonction des besoins du moment.

L’analyse de cette psychologue a d’autre part l’intérêt de montrer que le fonctionnement institutionnel à l’origine d’une telle remise en cause « des valeurs cultes de la société actuelle : travail, argent, reconnaissance sociale par l’emploi »613 a été source de conflits cognitifs dans l’équipe. Les formateurs ont en effet non seulement dû repenser le contenu des stages proposés mais également le sens qu’ils donnent personnellement à l’emploi dans leur vie — Ce travail élaboratif leur a permis de garantir la fonction transitionnelle trop souvent absente des dispositifs d’insertion. Il montre que les stages de retour à l’emploi peuvent, selon les modalités d’organisation qui les régissent, être forts pertinents. Ils offrent en effet, comme le souligne L. Mémery, « une initiation à la place de l’emploi dans l’existence » et sont des « lieux d’innovations sociales » grâce à leur « démarche interactionniste et constructive qui permet de métaboliser en temps réel le changement social ».614

L’idée directrice et l’organisation de ce type de stages évoquent par de multiples aspects le dispositif d’insertion mis en place dans ma propre pratique et présenté en introduction. Ce dispositif était l’aboutissement de mes rencontres à la Maison de Chômeurs Partage à Toulouse et je terminerai mon bref panorama des structures favorisant la construction d’un nouveau lien à l’objet-travail en présentant ce lieu qui a été déterminant pour ma réflexion. Cette présentation s’appuie sur les échanges avec les membres des deux structures toulousaines mais également avec l’association grenobloise Chôm’actif qui fait partie du réseau national de Maison de Chômeurs.615

Une maison de chômeurs s’organise autour de l’objectif de maintenir une identité hors travail et de la valoriser. Cet objectif est souvent formulé en terme de citoyenneté : l’individu n’est pas réduit à son rôle de travailleur mais reconnu comme « celui qui appartient à la cité ». Il jouit en cela de certains droits et contribue également par sa participation au bon fonctionnement de l’ensemble.

Ce principe de base se manifeste concrètement par la proposition d’un faisceau d’actions dans lequel chaque participant puise ce qui semble nécessaire à sa propre situation. L’hétéroclisme des activités proposées est illustré par les brochures de présentation : les activités du temps libéré culturelles et sportives (danse, peinture, conte, informatique...) côtoient les pôles d’information santé, juridique ou création d’entreprise ; l’invitation au repas de la Maison ou aux débats est présentée parallèlement aux ateliers de recherche d’emploi, d’élaboration de CV ou de documentation sur les dispositifs d’insertion (ANPE*, RMI*, etc.). Ce qui peut, a priori, apparaître disparate traduit la multiplicité des facettes identitaires et une analyse plus approfondie montre que chaque individu peut trouver, dans ce type de structure, matière à satisfaire les différents de besoins du Moi décrits dans ma recherche.

Le besoin de stimulations, d’actions et de rencontres est pris en compte dans la mesure où une Maison de Chômeurs veut avant tout combler le vide relationnel et social dont souffrent beaucoup de chômeurs par la création de temps conviviaux et l’existence d’activités variées et gratuites.

Le besoin de reconnaissance narcissique trouve plusieurs réponses : les Maisons de Chômeurs accordent beaucoup d’importance à la représentativité juridique des personnes privées d’emploi. Elles cherchent une visibilité de ce groupe, tentent de lui redonner un droit de parole. Elles consacrent pour cela une part non négligeable de leur énergie à trouver un écho médiatique.616 Elles reposent d’autre part sur le principe de perpétuels échanges de savoirs et de compétences réciproques : chacun est reconnu et valorisé dans la spécificité de ses savoir-faire. Cette réinscription dans une relation d’échanges dépasse le cadre des relations de proximité avec la possibilité de s’investir dans des espaces de débat (rencontres internes mais aussi publiques avec des politiques, universitaires, intervenants spécialisés, chômeurs, et non-chômeurs). Chacun est invité par ce biais à être une force de réflexion et de proposition pour l’ensemble de la société.

Les besoins élaboratifs du sujet peuvent trouver satisfaction dans ce même type d’activité : les débats sont des lieux de construction de repères communs et de recherche de sens par rapport à l’expérience du chômage et au projet de vie en général. Cette recherche se manifeste par exemple par la réflexion sur le temps libéré, sur de nouvelles formes d’organisation économique (économie alternative et solidaire) ou sur le partage de temps de travail. Notons que ce dernier thème est porté à Toulouse par un mouvement militant617 auquel peuvent se joindre les participants : ce militantisme peut être pour certains la voie nécessaire pour une réparation narcissique et pour un étayage du sens individuel donné à leur existence.

Les besoins élaboratifs trouvent également réponses dans les échanges informels quotidiens. Côtoyer d’autres chômeurs permet le travail d’identification en miroir et de soutien du processus représentatif propres aux groupes de pairs. Echanger avec des non-chômeurs et se découvrir des préoccupations communes avec, en particulier, toutes les interrogations sur la place du travail dans l’existence, peut être aussi un étayage fort important des fonctions élaboratives.

Ajoutons pour terminer que l’une des forces de ce type de structure repose certainement sur sa capacité à mettre à disposition des supports identificatoires valorisées et donc susceptibles d’être réinvesties. L’investissement du temps libéré n’est pas préconisé aux sujets privés d’emploi comme un pis-aller mais est également une réalité pour les membres de l’association, salariés dans d’autres structures, qui le prouvent par le choix d’une activité professionnelle à temps partiel. Le lien moins exclusif à l’emploi est ainsi envisagé comme une chance pour l’avenir et non comme le résultat d’un renoncement contraint à la centralité du travail.

Le nom « Partage » choisi par l’association toulousaine peut, dans la perspective de ma recherche, être interprété comme la capacité de ce lieu à désintriquer fonctions moïques et fonctions habituellement tenues par le travail, désintrication à l’origine d’un nouveau modèle d’adultité prometteur.

Notes
611.

A. Martin, « Valoriste » : un métier, un outil, une formation, p 70.

612.

L. Mémery, étude qualitative des stages de « retour à l’emploi » menée par C2D de fin 1988 à 1993, p 46.

613.

Ibidem, p 62.

614.

Ibidem, p 69.

615.

Cf. Annexe II, § 5, Principe d’une Maison de Chômeurs.

616.

La présentation du profil d’un animateur de Maison de Chômeurs proposée par la structure « Partage » intègre cette dimension : « il [l’animateur] doit savoir rédiger un communiqué, organiser des conférences de presse, organiser colloques et conférences ».

617.

Mouvement Démocratique pour le Partage du Temps de travail.