1. Une sombre perspective du malaise dans notre civilisation.

Le processus de désorganisation psychique résultant d’un chômage de longue durée et présenté dans le DEA a plusieurs fois fait dire de ma recherche qu’elle était bien démoralisante. Les professionnels de l’insertion à qui j’ai présenté cette première phase de mon étude ont parfois été à l’origine de ce reproche et leurs nombreux questionnements sur les activités permettant d’éviter la déstructuration ont confirmé leur volonté d’échapper au « pessimisme » du modèle proposé.

La poursuite de la réflexion réalisée dans le cadre de la thèse semble dans un premier temps venir assombrir encore la représentation du chômage. Elle met en effet en évidence la difficulté d’échapper à cette désorganisation ou de la dépasser à cause de la forte intrication entre l’activité professionnelle et le fonctionnement moïque. Elle insiste également sur le fait que peu d’individus sont actuellement en position favorable pour aider à la construction d’une nouvelle relation au travail :

  • Les chômeurs, enfermés dans la difficulté d’assumer leur quotidien et dans les méandres d’un deuil compliqué, sont au contraire, le plus souvent, les premiers défenseurs de la centralité du travail dans l’existence.

  • Les professionnels de l’insertion, entraînés dans un mouvement défensif contre la peur de l’exclusion, peuvent eux aussi être amenés à entretenir le même discours.

  • Les personnes en activité risquent, elles, de ne pas se soucier de la question ou de défendre également la centralité du travail par crainte du chômage qui les guette ou de la désorganisation pouvant résulter d’une disparition des énoncés fondamentaux sur lesquels s’est construit notre société.

Cette sombre vision du chômage est renforcée par d’autres recherches montrant que notre époque n’est pas seulement marquée par l’absence de travail pour tous mais par la faillite de l’ensemble des étayages sociaux servant de base à la construction de l’identité. Cette fragilisation fait par exemple l’objet de l’article de J. Palmade « Post modernité et fragilité identitaire » (1990). Cette sociologue s’interroge sur la disparition simultanée des points d’ancrage que sont le travail, la famille, l’habitat. Plusieurs auteurs orientent leur recherche sur les mêmes préoccupations et ajoutent à cet état des lieux la disparition des idéologies politiques et religieuses. J.-P. Boutinet (1999) analyse par exemple la crise de repères et l’immaturité propre à l’homme adulte contemporain comme le résultat de la mutation des cadres institutionnels. Cette mutation oblige à trouver en soi-même la réponse aux multiples problèmes résolus collectivement il y a quelques décennies.

« Nous sommes là (...) confrontés à un quadruple effacement des cadres de références [travail, famille, modèles idéologiques et religieux], ce qui conduit en quelque sorte à un modèle d’adulte sans ancrage. Cet adulte semble avoir perdu ses modèles d’identification. Il lui est demandé de se projeter lui-même, de s’orienter lui-même. Toute décision, projet ou orientation de vie lui incombe en propre, résulte d’un choix personnel, d’où cette montée des volontarismes à travers notamment le mythe du projet au sein d’un environnement mouvant et imprévisible ».618

F. Dubet et D. Martucelli (1998) confirment ces propos en analysant la « désinstitution-nalisation de notre société » :

‘« Plus la société se désinstitutionnalise, plus le sujet est défini de façon héroïque, plus il doit produire à la fois son action et le sens de sa vie. Plus il gagne en liberté, plus il perd en solidité et en certitudes... »619

R. Kaës complète ces différentes conceptions sociologiques du malaise de notre monde moderne grâce au point de vue métapsychologique de son article « Fractures du lien social : quelques conséquences sur les fondements de la vie psychique » (1997).

‘« La postmodernité accentue les effets persécutoires, mélancoliques et maniaques de ce deuil interminable de tous les garants : métasociaux, métaphysiques et pour finir métapsychiques, qui soutenaient l’édifice du monde classique et encore, pour une part, celui du monde moderne ».620

Cette faillite des étayages est décrite comme l’impossibilité pour la fonction individuelle du Préconscient d’être soutenue par l’activité du Préconscient de l’autre. Les codes culturels hérités de génération en génération sont en effet, comme l’a montré ma recherche, d’une grande utilité pour facilité le travail psychique d’organisation et de mise en sens des événements marquants de notre existence. Privé de cet appui, le sujet ne parvient souvent pas à assumer lui-même son activité de liaison.

L’ensemble de ces propos peut conduire à redouter qu’une partie croissante de la population paie individuellement le prix de cette incapacité de notre société à construire de nouveaux étayages. L’enfermement dans une stratégie d’attente infinie décrit antérieurement illustre déjà ce danger : certains sujets, confrontés trop durablement à l’impression de ne disposer d’aucune issue, se sont progressivement habitués à l’inconfort de leur situation. Ils ne déploient plus d’efforts pour en sortir, mais tentent seulement de limiter la souffrance psychique liée au sentiment désespérant de n’avoir pas de but et ne compter pour personne. R. Clément décrit cette stratégie dans son article « L’institution et les paradoxes du changement » (1993) en expliquant que faute de pouvoir changer son environnement, on se limite parfois à simplement chercher « un minimum de confort dans l’inconfort ». « Identifié à l’échec ou au malheur, on gère le marasme, les bénéfices de la plainte liée à l’impuissance (...). L’idée de changer devient progressivement impensable... »621

L’auteur insiste toutefois sur la nécessité de situer cette logique d’impuissance / désespoir / renoncement dans la perspective plus vaste de toute démarche de changement. Les forces qui s’opposent à celui-ci n’empêchent pas qu’il puisse exister par ailleurs un travail d’élaboration psychique en cours. Le changement est, contrairement à ce que nous espérons trop souvent, un processus requérant temps, patience, tolérance des moments de stagnation, de répétition, de retour en arrière.

Notes
618.

J.-P. Boutinet, L’adulte immature, p 23.L’auteur fait allusion ici à ses précédents travaux : Anthropologie du projet, PUF, 1990. Psychologie des conduites à projet, PUF, 1993. Voir aussi L’immaturité de la vie adulte, PUF, 1998.

619.

F. Dubet, D. Martucelli, Dans quelle société vivons-nous ? , Seuil, 1998, cité par P. Cabin, Obligé d’être libre ?

620.

R. Kaës, Fractures du lien social : quelques conséquences sur les fondements de la vie psychique, p 36.

621.

R. Clément, L’institution et les paradoxes du changement, p 158.