2. Une invitation au dépassement de la crise.

Au delà de la vision sombre du chômage, ma recherche invite donc également à croire que la crise traversée actuellement sera l’occasion de la reconstruction de repères plus solides individuellement et collectivement. Elle invite également à réfléchir aux dispositifs pouvant faciliter cette reconstruction.

Comme le remarque R. Kaës dans « Introduction à l’analyse transitionnelle »622 (1979), le choix même de l’objet de la recherche et l’investissement en temps et en énergie dont elle est à l’origine témoignent implicitement de l’espoir porté par le chercheur. Je m’arrêterai quelques instants sur le contenu exact de cette réflexion pour en tirer des enseignements sur mon propre travail.

‘« Cette préoccupation pour la crise, et cet espoir d’en comprendre les modes d’élaboration, de mettre en oeuvre les conditions de son dégagement, sont à coup sûr une tentative de l’espérance : il faut bien qu’un ordre au-delà (y compris la recherche) supporte l’anticipation créatrice vitale, fût-ce l’homme et son savoir sur ses illusions. Mais nous ne méconnaissons pas, justement, quel biais de positivité et quelles illusions peuvent affecter une entreprise qui demeurait essentiellement intellectuelle, idéalement optimiste, prophétiquement déjà accomplie. La dérégulation des systèmes éco-bio-psycho-sociologiques, qui se propage en échos catastrophiques ne comporte pas en eux-mêmes le dynamisme et les ressources de nouveaux équilibres créateurs. Il est possible que nous ne trouvions pas l’issue vers la vie. Mais nous sommes contraints de la chercher. »623

Ces remarques m’invitent en premier lieu à rappeler certaines limites de ma recherche qui constituent également ses zones de fragilité et de dérapages possibles.

M’interroger sur les fonctions psychiques tenues par l’activité professionnelle m’a conduite à isoler la question du revenu et de l’obligation matérielle de travailler qui les dissimulent habituellement. Ce choix méthodologique qui me semble aujourd’hui encore tout à fait justifié, n’a laissé qu’une place très réduite aux réflexions sur l’argent, la consommation et leurs valeurs symboliques. De telles réflexions nécessiteraient toutefois d’être largement développées, comme je l’avais indiqué en chapitre IV. J’expliquerai brièvement pourquoi et indiquerai quelques pistes dont l’exploration me semble intéressante à l’avenir.

Je suis en premier lieu consciente que si la recherche permet d’isoler une variable, la réalité garde elle toute sa complexité et que sa compréhension oblige à une vision la plus globale possible de l’enchevêtrement des processus et des déterminismes. Il est donc important de réintroduire la problématique de l’argent et de préciser le nouvel éclairage qu’elle apporte à mes propositions sur la gestion du chômage. Cet éclairage consiste parfois seulement à formuler explicitement ce qui apparaissait implicitement dans mes propos, mais suscite également des interrogations complètement nouvelles.

Soulignons d’abord, plus nettement qu’il ne l’a été fait jusque là, que les sujets confrontés au chômage vivent des situations où s’intriquent, en permanence et de manière plus ou moins intense, les besoins d’auto-conservation et les besoins du Moi. Cette intrication était sous-jacente à la description des privations de stimulation chez les personnes ayant investi le travail de manière très exclusive.(Chapitre IV, § 1.2.1). L’absence de moyens financiers est un des éléments justifiant la réduction ou l’inexistence d’activités extra-professionnelles et de contacts humains. Cette intrication peut d’autre part être repérée dans l’analyse des privations concernant le besoin d’organisation des stimulations et d’appropriation des événements (Chapitre IV, § 2.2). L’argent possède en effet la capacité d’apporter satisfaction à certains besoins du Moi. Nous avons par exemple vu rapidement qu’en tant que symbole de considération et de reconnaissance, il pouvait apporter une réponse aux besoins narcissiques du sujet (Chapitre IV, § 1.1.1). Nous avons également remarqué les fonctions défensives de l’argent contre les angoisses dépressives et persécutives (Chapitre IV, § 1.3.2.2) : perçu comme détenteur d’un pouvoir magique, il peut offrir une illusion de toute-puissance protectrice contre de nombreuses sources de conflictualité. On peut rappeler aussi que la rémunération liée à une activité professionnelle peut, par la sécurité qu’elle procure être le cadre nécessaire pour disposer de la sérénité de penser et de rêver (Chapitre V, § 2.1.1.1).

L’intrication se manifeste ensuite par le fait que parvenir à satisfaire soi-même ses besoins d’auto-conservation est en soi la réponse à l’un des besoins du Moi. L’hypothèse A1bis se trouve confortée par cette intrication. Dans une société où la part des revenus provenant de l’activité professionnelle décroît au profit d’autres sources, le travail semble malgré tout rester l’objet institué comme seul capable de répondre simultanément aux besoins instrumentaux et de réalisation personnelle.

Remarquons que la prégnance de cette intrication peut conduire à s’interroger sur le bien fondé de ne pas limiter la souffrance des chômeurs à une perte de revenu, donc sur la légitimité du postulat principal sur lequel repose cette thèse. L’impossible deuil de l’objet-travail ne serait-il pas seulement le refus de renoncer à la centralité de l’objet-argent ? De nombreux éléments cliniques permettent de maintenir ma position initiale. Les fonctions psychiques du travail dépassent très largement l’obtention d’un salaire quelle que soit la prise en compte de ses dimensions symboliques. La particularité de notre société est toutefois de réduire, de plus en plus souvent, les besoins du Moi et le sentiment d’être à la possession d’argent et au pouvoir de consommation. Cette réduction n’est pas sans conséquence sur la gestion du chômage. Construire une relation moins exclusive au travail passe, nous l’avons vu (avec les parcours de M. Otavalo et de Mme Canna), par une modification du rapport à l’argent : c’est-à-dire par une relativisation des valeurs et des normes de richesse et de consommation portées par la société. Cette impossible relativisation peut-être l’un des éléments de blocage du deuil. Il se manifeste notamment par l’incapacité de remettre en question un train de vie, souvent justifié par la nécessité de ne priver aucun membre de sa famille. Nous revenons avec cette idée sur la nécessité d’envisager le deuil du lien exclusif au travail dans toutes les composantes de ce lien, composantes instrumentales et de réalisation personnelle (Chapitre V, § 1.1.3.2.). La psychogenèse de la relation à l’objet-travail gagnerait ainsi à être complétée par la psychogenèse de la relation à l’objet-argent.

La relativisation de la place accordée à l’argent ne doit bien sûr pas faire oublier qu’évoluer vers une relation moins exclusive au travail nécessite de disposer d’une sécurité de base concernant la satisfaction des besoins d’auto-conservation pour être disponible à d’autres dimensions de l’élaboration psychique. Cette sécurité de base correspond par exemple au revenu dont dispose Mme Canna du fait de son inaptitude au travail, mais explique également que les personnes actuellement en emploi soient les mieux placées pour promouvoir au autre rapport au travail. Elle suppose de mettre ma recherche en écho avec les vastes champs de réflexion économiques, sociologiques, philosophiques sur un revenu d’existence, réflexions posant elles-mêmes de nombreuses questions complémentaires à ma démarche. Je pense en particulier aux différences entre les modalités d’investissement de l’argent issue de la rémunération d’une activité professionnelle et celui provenant de prestations sociales, ou aux fonctions psychiques, narcissiques et défensives, tenues par l’un ou l’autre de ces sources de revenu. Je pense également aux conditions permettant de vivre de prestations sociales tout en trouvant satisfaction à ses besoins du Moi. Nous avons vu avec Mme Sagine que l’adulte ne pouvait se contenter d’un fonctionnement auto-érotique et trouvait sens à sa vie dans l’échange et la participation à la construction et au maintien des ensembles auxquels il appartient. L’activité professionnelle a bien souvent pris à sa charge ces besoins d’échange et il est particulièrement important de s’interroger sur les conditions de possibilité — notamment au niveau des exigences de travail psychique — permettant la reconstruction de cet échange en l’absence de cet étayage social. Ces conditions de possibilités sont au coeur des débats sur le revenu d’existence et restent pour moi une interrogation importante. C’est sur ce point que ma recherche relève peut-être de l’utopie même si j’ai toujours essayé de rester au plus près de la réalité quotidienne des chômeurs, et tenter en permanence de me placer dans une position de transition et non de rejet massif par rapport à la réalité actuelle.

J’espère, quoi qu’il en soit, que ma démarche sera avant tout à l’origine de questionnements féconds et qu’elle pourra offrir des bases suffisamment solides pour encourager la poursuite des recherches d’« issues vers la vie ». Après la mise en garde contre les illusions, les remarques de R. Kaës me conduisent donc à répertorier les points clarifiés au fil de ma réflexion, mais aussi les espoirs et projets qui peuvent s’y appuyer.

Notes
622.

in Crise, rupture et dépassement, p 3.

623.

Idem.