3. Une vision plus nuancée du chômage et des besoins du Moi de l’adulte.

Le travail réalisé dans le cadre de la thèse m’a d’abord permis de disposer d’une vision plus globale et plus nuancée du chômage. Les conclusions du DEA prennent place dans cet ensemble mais il est mis en évidence qu’elles ne concernent qu’un public très particulier : la perte d’activité professionnelle n’est pas synonyme de désorganisation moïque pour tous mais en particulier pour les sujets ayant accordé une place trop centrale au travail pour la satisfaction de leurs besoins du Moi. L’élargissement de la recherche à la problématique du dépassement de la souffrance induite par le chômage confirme la possibilité de maintenir un équilibre psychique même en l’absence de cet objet d’étayage.

Cette évolution de mon point de vue va de pair avec une meilleure compréhension de la dépression traversée par de nombreux chômeurs, du lien existant entre la perte de leur élan vital et la perte d’activité mais aussi des besoins moïques d’un adulte. Cette clarification me permet aujourd’hui de disposer de pistes de réponses aux questions des travailleurs sociaux sur les activités de substitution pouvant éviter la désorganisation psychique des chômeurs et sur les moyens efficaces de « ranimer » des sujets qui ne croient plus en rien.

Notons en premier lieu que contrairement à ce que j’ai pensé pendant toute la phase de piétinement initial de ma recherche, l’activité professionnelle ne me semble plus aujourd’hui nécessaire à l’entretien de l’élan vital. La force de celui-ci est liée à une histoire individuelle, elle-même à l’origine d’une dynamique interne entre pulsions de vie et pulsions de mort : chacun ne dispose pas de la même réserve ni de la même capacité à renouveler son énergie narcissique et objectale.

La société offre toutefois des voies pour utiliser cette force d’investissement : le travail est une de ces voies privilégiées qui par ses caractéristiques intrinsèques peut parer à certaines fragilités individuelles et venir artificiellement entretenir l’élan vital (Cf. l’ensemble des propos sur la relation des personnes état-limite à l’activité professionnelle).

La dépression traversée par les nombreux chômeurs qui ne correspondent pas à ce profil structurel, ne résulte pas de l’absence de l’objet étayant leur désir d’investir, mais de l’étouffement de ce dernier par le blocage du deuil. Il ne s’agit donc pas de s’épuiser à chercher des activités substitutives à l’activité professionnelle mais de permettre aux chômeurs de réaliser le travail psychique nécessaire pour les investir. Cela suppose en particulier que l’environnement autorise le cheminement du deuil, donc cesse d’enfermer le sujet dans l’injonction paradoxale de consacrer toute son énergie à un objet absent. Les activités qualifiées d’occupationnelles ou de substitutives ne seront considérées que comme des « activités bidons » tant qu’elles tenteront de compenser artificiellement les fonctions habituellement tenues par le travail tout en continuant à idéaliser cet objet. Elles pourraient en revanche être investies et offrir une réelle solution de transfert de ces fonctions si elles n’étaient pas considérées comme un pis-aller.

L’idéologie à la base du fonctionnement de la Maison de Chômeurs « Partage » correspond à ce deuxième cas de figure. Il est collectivement reconnu que notre société actuelle ne peut offrir une activité professionnelle à tous. Cet état de fait est considéré comme la chance de pouvoir investir de nouvelles activités. L’élan vital n’est pas étouffé par des messages disqualifiants et n’a donc pas besoin d’être secondairement ranimé.

Ce premier point de vue nécessite d’être commenté et affiné. Il insiste en effet tout particulièrement sur le rôle défavorable de l’environnement quant au travail du deuil et ne prend pas assez en compte la nature de la relation à l’objet-travail. Il est donc nécessaire de rappeler dans cette conclusion l’idée de psychogenèse de la relation à l’objet-travail : le sujet apprend depuis sa toute petite enfance à modeler son fonctionnement psychique en fonction des cadres sociétaux qui lui sont proposés. Lorsque le travail est devenu la voie normale du fonctionnement moïque adulte, il n’est pas aisé de réapprendre à agir sur son environnement par d’autres biais. Le sujet peut par conséquent être lui-même à l’origine de l’étouffement de son élan vital : s’ajoute à la pression environnementale, la pression imposée par l’ensemble des autres intériorisés et actifs dans les instances surmoïques.

Il faut également ajouter que les besoins d’un adulte ne peuvent se satisfaire de n’importe quelle activité — on l’a vu avec la différenciation des activités pour soi et des activités pour les autres réalisés par Mme Sagine La réorganisation psychique adolescente conduit à la construction d’un projet de vie qui ne peut se limiter à la seule recherche d’un plaisir auto-érotique. Contrairement au jeune enfant qui n’a pas besoin que ses jeux soient utiles aux autres pour y trouver satisfaction, il est nécessaire à l’adulte d’apporter sa contribution à l’édifice collectif : il ne suffit donc pas de permettre aux chômeurs de désinvestir le travail pour disposer de l’énergie nécessaire à d’autres investissements. Il faut également reconnaître ces investissements comme une production ou une création utile à l’ensemble. Le sentiment de castration éprouvé par des jeunes diplômés privés de la possibilité d’utiliser leurs compétences illustre cette problématique : l’absence de l’objet-travail correspond pour eux à l’impossibilité d’être fécond pour la société parce que celle-ci associe trop exclusivement l’idée d’utilité à l’activité professionnelle.624

Notons pour finir sur la notion de besoins du Moi d’un adulte que la poursuite de la réflexion dans le cadre de la thèse m’amène à confirmer l’importance des besoins mis en évidence dans le DEA et que je rappellerai très brièvement ici : besoin d’entrer physiquement et psychiquement en contact avec le monde, c’est-à-dire d’agir sur son environnement, d’investir de nouveaux objets, de rencontrer d’autres sujets, de trouver chez eux la confirmation narcissique indispensable au maintien d’une identité personnelle et sociale ; besoin d’organiser l’ensemble de ces stimulations, de se les approprier, de leur donner un sens ; besoin de croire et d’espérer.

Les stratégies de dépassement de la souffrance induite par le chômage me conduisent toutefois à remarquer que ces besoins sont eux aussi en partie déterminés par la société et les modèles culturels qu’elle propose. Les sujets parvenant à réorganiser un équilibre sans l’activité professionnelle montrent qu’il est possible de dépendre moins fortement des stimulations environnementales et de trouver en partie satisfaction à ses besoins moïques dans son propre fonctionnement interne. Cette découverte correspond à mon avis à la capacité d’« être en jachère » décrite par M. Masud R. Khan (1985) et repérée comme l’une des fonctions du processus de personnalisation, fonction souvent mise à mal par une société trop prompte à distraire l’individu et à le priver de son besoin de jouir de son intimité. M. Masud R. Khan dénonce en particulier des médias

« déversant sur les citoyens une foule de distractions toutes faites et interchangeables en sorte qu’aucune conscience de la nécessité de se trouver des ressources personnelles afin de pouvoir affronter les états de jachère ne saurait s’actualiser sous la forme d’une expérience intime ».

Cette situation est d’après lui à l’origine de

‘« types de développement de la personnalité qui manifeste des exigences excessives vis à vis de l’environnement et d’autrui, ainsi qu’un besoin également excessif d’être en relation avec autrui mais qui ne témoigne que d’une compréhension restreinte de la responsabilité d’une relation interne vis à vis de son soi propre ».625

Le travail peut avoir la même capacité à nous distraire de nous-mêmes et à nous priver de la capacité de « se soutenir et de se nourrir soi-même ».626

Notes
624.

Cf. Le développement de cette problématique en chapitre VII, fin du paragraphe 1.3.1.

625.

M. Masud R. Khan, Etre en jachère, p 225.

626.

Idem. Ce point de vue rappelle celui de D. Sibony. Cf. chapitre VII, § 3.2.1.