4. Une modélisation en écho avec d’autres recherches sur la place du travail.

L’évolution de ma représentation du chômage et de ses conséquences m’a d’autre part amenée à être plus attentive au développement de certaines idées circulant aujourd’hui sur la place du travail dans notre société. Ces idées — abordées brièvement avec l’évocation d’un contexte culturel opposé au modèle de consommation et de profit — viennent renforcer l’espoir porté par ma cherche : l’évolution vers une réflexion moins exclusive au travail semble possible ou, du moins, est au coeur des préoccupations de nombreux individus.

Je pense par exemple à l’essor actuel d’une philosophie de vie basée sur la valorisation du développement personnel, la prise en compte des petits plaisirs du quotidien, l’invitation à davantage de contemplation et d’attention pour des activités de bien-être et de création, modèle s’opposant à une culture de consommation, de vitesse, et de profit. Ce contexte littéraire et culturel627 propose des repères identificatoires utiles pour une démarche de deuil de l’emploi.

Je pense également aux débats de certains responsables d’entreprises invitant à réfléchir aux mutations organisationnelles de notre société et à la nouvelle place des entreprises. Cette réflexion est notamment portée par le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) dont le président du groupe savoyard exprimait en 1994 la nécessité de réfléchir à l’idée d’un revenu d’existence en soulignant que « les gens doivent concevoir n’être qu’un temps dans l’entreprise » et qu’il « est nécessaire aussi que l’individu ne se sente plus dévalorisé quand il n’aura plus d’emploi ».

Je pense encore aux réflexions suscitées par les mouvements de chômeurs : leur accès récent à un droit d’expression publique peut contribuer à l’évolution des messages environnementaux à l’égard des individus privés d’emploi. Soumis à une moindre pression, ces derniers pourront plus facilement gérer leur sentiment de culpabilité et mener plus facilement à bien leur travail du deuil. Notons toutefois que la visibilité recherchée par les chômeurs par le port du ruban vert par exemple (fin 1998), par les différentes manifestations et occupations de lieux publics peut être à double tranchant. Elle peut conduire à redonner une place et une citoyenneté et desserrer l’étau des injonctions paradoxales mais peut aussi, au contraire, renforcer l’angoisse de l’exclusion et le rejet de ces représentants.

Je pense enfin aux réflexions portées par les structures s’occupant d’insertion de personnes handicapées, en particulier par la maladie mentale. Confrontées depuis des années à la difficulté de réussir une intégration professionnelle des publics accompagnés, ces structures se sont interrogées avant bien d’autres sur le sens de la citoyenneté et sur les différentes modalités d’insertion sociale. L’évolution de l’utilisation thérapeutique du travail dans les centres hospitaliers psychiatriques témoigne de ce courant de pensée. Comme le soulignent J.P. Arveiller et C. Bonnet dans leur ouvrage « Au travail » (1991), il n’est pas anodin que les ateliers d’expression et de création aient progressivement remplacé les ateliers de réadaptation par le travail. Cette évolution est source d’inquiétude comme en témoigne cette interrogation de professionnels : « Tenter de promouvoir chez eux [les malades dont ils s’occupent] des valeurs d’enracinement ou de citoyenneté, est-ce les mettre en porte-à-faux par rapport à leur environnement ? »628 Mais elle peut également être perçue comme un modèle intéressant pour aider la société dans son ensemble à changer son rapport au travail, elle place en cela les sujets handicapés en position de précurseurs. Notons au sujet de ce dernier groupe porteur d’espoir quant à la construction d’une nouvelle relation à l’objet-travail, que ma pratique professionnelle dans une COTOREP* n’a pas été sans effet pour le cheminement de ma recherche. Les personnes handicapées ont été les premières à m’inviter à « ne pas céder à la religion du travail ».629

é l’ensemble des réflexions très brièvement présentées ici est d’autant plus prometteur qu’il est repris et théorisé par différents chercheurs en sociologie. R. Sainsaulieu (1986), dont on connaît les travaux sur la place centrale du travail, en fait par exemple l’objet d’un article sur les futurs lieux relationnels permettant la construction de l’identité.630

Notes
627.

Voir le succès des ouvrages de P. Coelho, celui de P. Delerm avec « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules », mais aussi les réflexions à la base de revues ou d’essais tels que « La frugalité : un mode de vie ? », Courrier de l’Unesco, janvier 1998, ou « Du bon usage de la lenteur » de P. Sansot. La 8ième Cité de la réussite organisée fin 1999 à Marseille sur le thème du temps témoigne également de ces préoccupations avec quelques titres de débat révélateurs : « La création ou l’éloge du temps et de la lenteur », « Quelle thérapie utiliser pour lutter contre l’impatience de notre société ? », « Réconcilier le temps du monde et le temps des hommes ».

628.

J.-P. Arveiller, C. Bonnet, Au travail. Les activités productives dans le traitement et la vie du malade mental, p 186.

629.

J’utilise ici une expression de G. Laroque dans un article des « Actualités sociales hebdomadaires » de 1994 alors qu’elle était présidente de l’UNAFAM.

630.

In P. Tap, Identités collectives et changements sociaux.