5. Les applications concrètes du modèle proposé.

Je terminerai par quelques remarques sur les applications concrètes du modèle proposé dans cette thèse. Ces applications participent, elles aussi, à la mission d’un chercheur préoccupé par la crise et sont une autre « tentative d’espérance ».

La première application a déjà fait l’objet d’un développement en chapitre VII. Je souhaite que mon travail soit l’occasion de réfléchir aux modalités d’accompagnement des chômeurs de longue durée. Une prise de recul face aux situations rencontrées est nécessaire pour éviter d’être à l’origine de messages disqualifiants et d’amplifier la désorganisation des publics suivis. Elle peut également amener à clarifier les objectifs des structures d’insertion et par conséquent à redéfinir le sens de pratiques souvent mises à mal par les difficultés quotidiennes.

Ma recherche m’a en particulier conduite à montrer l’intérêt d’une stratégie praticienne basée sur la conception du chômage comme aliénation sociale. Cette position me semble indispensable pour accompagner le sujet dans la gestion de sa souffrance et pour lui permettre, parce qu’il aura réussi dans un premier temps à se dégager des pressions environnementales, d’envisager ensuite la part personnelle en jeu dans la situation de perte.

J’ai suggéré d’autre part que l’un des objectifs des dispositifs d’insertion peut être la construction d’une relation moins exclusive au travail. J’ajouterai que cela oblige parfois à passer par une première phase de reconstruction de la capacité d’investir. Les chômeurs installés dans une logique psychique d’attente infinie ont d’abord besoin de trouver un dispositif suffisamment souple pour leur réapprendre à croire en l’avenir. Plusieurs entretiens avec les salariés d’une régie de quartier m’ont ainsi montré que ces sujets étaient avant tout reconnaissants à leur employeur actuel de tolérer leur difficulté à répondre aux exigences d’un contrat de travail alors qu’ils en avaient si longtemps été privés. La construction directe d’une relation moins exclusive à l’activité professionnelle n’aurait pas été d’actualité pour ces personnes très déstructurées par un chômage de longue durée.

Réfléchir aux modalités d’accompagnement des publics en insertion peut être particulièrement important pendant les temps de formation initiale des professionnels de ce secteur mais peut également passer par un travail d’analyse de la pratique, très peu répandu actuellement. Les professionnels conscients des injonctions paradoxales qui pèsent sur les demandeurs d’emploi, et qui tentent de les en dégager en gérant eux-mêmes les contradictions du système, auraient pourtant bien souvent besoin de tels espaces de « décompression ». Il peut en effet être très usant d’être en porte-à-faux entre ses conceptions personnelles de l’insertion et les exigences imposées par l’institution–employeur ou le financeur. L’échange avec un groupe partageant les mêmes préoccupations peut être l’occasion d’étayer une démarche qui risque de s’étioler si elle reste purement individuelle et isolée.

La deuxième application ne concerne pas les professionnels de l’insertion mais les jeunes individus en cours de formation de leur relation au travail. Il me paraît très important de s’interroger sur la place que nos systèmes éducatifs les amènent à donner à l’activité professionnelle, afin de favoriser, quand il en est encore temps, une relation moins exclusive à cet objet. Promouvoir une éducation conduisant à une bonne différenciation entre fonctionnement moïque et emploi peut en effet non seulement prévenir de futures souffrances en période de chômage mais favoriser une plus grande maturation psychique en incitant à des investissements variés et à une moindre dépendance aux différents cadres d’étayage. Le bien fondé d’un tel objectif est cependant encore loin d’être reconnu par tous et j’ai souligné, lors de la psychogenèse de la relation au travail, que l’école était bien souvent tiraillée entre le désir d’éducation à la citoyenneté et la volonté de former de futurs travailleurs rapidement rentables sur le marché économique.

Le chemin à parcourir semble toutefois pouvoir être facilité par de nombreuses réflexions en cours et auxquelles ma recherche fait, là encore, écho. Je prendrai pour exemple les préoccupations d’un récent ouvrage pédagogique « Construire ses savoirs, construire sa citoyenneté » (1997). A. Jacquard y dénonce en préface une société occidentale qui a « mis l’ensemble de ses activités, y compris l’éducation, au service de sa réussite économique »631 et qui conduit à sélectionner les savoirs transmis en fonction de leur utilité, c’est-à-dire de la « rentabilité » qu’elle permettra d’acquérir aux futurs adultes. L’ensemble des articles propose ensuite de s’interroger sur une évolution de l’école vers une autre conception de ses responsabilités. Celles-ci s’organisent essentiellement autour de l’idée d’accès à la citoyenneté au sens large de pouvoir être acteur de sa vie.

Cette conception est en phase avec l’idée d’une diversification des moyens d’agir sur le monde : un nouveau rapport social au savoir peut permettre à celui-ci d’être une voie de satisfaction des besoins du sujet : « transformer le savoir pour en faire un outil de compréhension, de réinvestissement, de transformation du monde, d’émancipation individuelle et collective ».632 Dans une telle perspective, le temps libre peut être appréhendé avec l’optimisme d’A. Jacquard comme ce qui est enfin obtenu, après la malédiction du travail obligatoire, pour nous permettre de généraliser l’accès à chacun à toutes les facettes de l’apport humain : science, art, éthique.

Notons très concrètement qu’une construction d’une nouvelle relation à l’objet-travail pourrait d’abord passer par des temps de réflexion avec les adolescents sur leur projet d’avenir et la place qu’y tient l’activité professionnelle. Cette période de la vie où les sujets sont spontanément conduits à s’interroger sur ce qui donnera sens à leur existence, mais aussi à remettre en question les modèles adoptés par leurs aînés, me semble particulièrement propice à des échanges à partir des nombreuses questions que pose la réalité économique actuelle :

Les interrogations pourraient être multipliées. Notons qu’elles conduisent finalement très souvent à clarifier la définition donnée au mot travail, à distinguer la définition ergonomique de la définition courante, à souligner également que le travail psychique ne peut se réduire à l’emploi.

Ma toute récente fonction d’enseignante me conduira, je l’espère, à explorer ces nouvelles pistes avec mes élèves. Je continuerai avec eux, mais aussi avec mes enfants, à m’interroger sur ce qui me semble important de transmettre aujourd’hui sur le travail. Y. Clot633 répondait il y a quelques années à cette question en insistant sur le fait qu’au milieu du siècle, on prenait simplement la place de son père à l’usine, puis que la diversité des formations avait été synonyme d’ouverture sur tous les possibles, possibles aujourd’hui suspendus par un chômage ne permettant parfois jamais de valider sa formation. Il notait l’importance pour faire face à ce paradoxe de légitimer une part de travail humain encore trop peu reconnue et pourtant capitale pour l’existence de chacun.

Je me joindrai à son point de vue mais en proposerai une autre formulation. L’ouverture sur tous les possibles reste une réalité, mais elle ne concerne plus l’emploi : la liberté dont nous disposons aujourd’hui est celle de réinventer la place du travail dans nos vies.

Notes
631.

G. Apap, F. Azzimonti, Y. Beal (et al.), Construire ses savoirs, construire sa citoyenneté, p 7.

632.

Ibidem, p 9.

633.

Y. Clot, Que transmettre sur le travail ?