2. Retranscription des entretiens cliniques de la thèse.

2.1 M. Poena.

  • - Le début ?... Je suis d’origine modeste. Moi et ma femme, on a travaillé avec nos parents jusqu’à 24, 25 ans. Ensuite, on est venu dans [ce département] en 196*... J’étais venu faire le [commis de cuisine]...

  • - Vous veniez d’où ?

  • - [D’Auvergne]. On a émigré. On n’a pas attendu que M. Chirac disent aux jeunes de se déplacer pour trouver du travail. On est venu là par l’intermédiaire de quelqu’un qui travaillait ici. J’ai fait le commis pendant huit ans.... Ma femme, elle en a eu marre, parce qu’on l’exploitait... Elle s’est fait embaucher [dans une très grande industrie]... Si seulement je l’avais suivie, j’aurais toujours du travail, peut-être. Mais je ne peux pas me sentir renfermé, moi... Il me faut de l’air... Quand on est né à la campagne. Après j’ai fait le chauffeur livreur pendant deux ans... Et comme j’étais toujours en location chez [une entreprise du BTP], j’allais souvent chez eux là-bas... et puis un jour ils m’ont embauché en 197*... On me payait plus... Ils m’ont pris à l’essai pendant deux ans sans le savoir ; ils savaient ce que j’étais capable de faire. Et puis, comme on dit dans notre région, j’ai tiré camion remorque pendant une vingtaine d’années et puis il y a deux ans et demi en arrière, ça a changé tout ça... Notre ancien chef est mort... Le pauvre vieux... C’était toujours l’ancienne école... La vie de famille... On ne regardait pas les heures, on regardait la feuille de paye... à la fin, c’est tout... Mais on se donnait à fond... Les jeux olympiques tout ça, on se donnait aussi bien à midi qu’à minuit, et après c’est arrivé, comme on dit, des instruits (fait le signe de la cravate) qui ont voulu que ce soit comme ça, comme ça... Ils ne savaient pas ce que c’était de charger un camion... parce que vous savez, il y en a qui remplissent un camion avec quatre fois rien et puis d’autres qui sont capables de mettre une quantité de marchandise incroyable parce qu’ils connaissent leur métier... On savait comment ça se démontait, les pièces maîtresses... Voyez... et puis il n’y en a plus qu’un... qui fait ce qu’on faisait avant, de la grande route... du Paris...

  • - C’est arrivé d’un coup ou petit à petit ?

  • - Il y a déjà deux ou trois ans en arrière parce que nous, comme on n’a pas d’enfant du tout... juste une nièce... Ils ont commencé à me dire : « M. Poena, si vous trouvez du travail, il faudra le prendre parce qu’on va arrêter un camion »... tout ça... Je disais à ma femme : « Oh! J’ai tout le temps de voir venir. » Et puis, comme ils n’ont pas pu se débarrasser de moi... Ils ont dit : « On va arrêter un camion et toi tu vas faire le manutentionnaire, charger à la main, décharger à la main...

  • - Ils vous ont changé de poste ?...

  • - Voilà, ils m’ont mis pendant un mois, mais je n’ai pas pu tenir le coup... parce qu’ils m’avaient tellement dit : « C’est la porte » que j’ai accepté... et puis ça a duré huit jours... Le gars m’a foutu la pression dessus et ça faisait presque deux ans, j’avais toujours l’angoisse... toujours angoissé de ne pas pouvoir y arriver... Ils faisaient faire n’importe quelle connerie, ils poussaient à la faute et puis ça a duré huit jours... Le vendredi... j’ai changé de service le lundi, pendant toute la semaine, il m’a fait tout balayer tout ça... Le vendredi, il me dit d’aller à Lyon charger et de vider le soir même. Je lui demande si c’est prêt et il me répond : « Tu verras bien. » J’ai chargé toute la journée. C’était... Il y en avait de partout, les palettes n’étaient pas prêtes, il manquait des produits... Alors j’ai passé toute ma journée. J’avais les genoux sous les bras... Parce que j’ai de l’arthrose lombaire, un camion qui m’est passé sur le pied... J’ai de l’asthme et puis, j’ai le palpitant qui commençait à aller mal parce que j’étais toujours angoissé... Je suis arrivé le soir à 5 heures et je n’étais pas descendu du camion, le voilà qui s’amène et me dit : « Pourquoi n’as-tu pas vidé à Annecy ? » et c’est parti... Il m’a dit : « Lundi à 7 heures dans le bureau... Si tu veux me voir ce soir, pas avant une heure il faut que j’aille chez le dentiste... » Et j’ai dit : « s’il faut que je fasse le con pendant une heure... ». J’ai été le voir le lundi matin, j’étais chargé comme un âne, j’en avais mis de partout, je n’ai même pas pu tout prendre... Je lui dis que j’avais largement fait mon travail. Il m’a dit : « tu devais vider à Annecy. » « Oui, mais le travail aurait été bien commandé, tout aurait été prêt, il n’y aurait plus eu qu’à charger... Vous tous, les têtes pensantes »... Et puis c’est parti... « Vous voulez supprimer un chauffeur et un camion » que j’ai dit. « C’est normal qu’on ne soit pas rentable », parce qu’ils m’ont prouvé par A + B que je n’étais pas rentable, qu’on n’était pas rentable les camions parce qu’ils prenaient des affrétés, tout ça... « On n’est pas rentable car on est mal commandé ». Alors j’ai tapé sur la bonne case... Le lundi, je montai dans son bureau... J’ai vidé ma cabine, le camion, tout ce qui était à moi, les affaires personnelles et tout ça... Le lundi j’ai craqué, je me suis mis à chialer... Il m’a même griffé... Il voulait me faire fermer mon clapet, il m’avait griffé là, à la bouche... Ça ne se voyait pas malheureusement sans ça... D’ailleurs, j’avais celui-là... (montre qu’il avait un dictaphone et qu’il a enregistré la conversation). Je suis parti... La tête elle, elle a tourné, je le dis carrément, j’ai essayé de me suicider... Le soir, ma mère... ma femme est arrivée le soir du travail... Elle voit que la voiture était toujours chargée, j’avais mon duvet, ma valise. Elle me dit : « ça y est, tu es quand même parti de cette boîte de fou »... je lui dis : « Oui... pas ce soir, mais demain »... Je suis allé chez le docteur et quand elle m’a vu, elle m’a dit : « il faut vous soigner ». Elle m’a prescrit des antidépresseurs et c’est ma femme qui est allée porter me feuille d’arrêt maladie chez le singe... Chez celui qui m’a fait... Oh ! Je ne l’ai pas touché moi, je n’ai pas voulu le toucher, je me suis mis les mains (les montre croisées derrière le dos)... Il croyait qu’elle amenait ma démission, manque de pot... Mais ma femme m’a dit qu’il m’avait démonté à fond... Il a tout dit, tout dit... n’importe quoi, il m’a complètement descendu... Il a voulu faire monter sa grosse voix aussi. Elle a dit : « Vous pouvez y aller »... Une femme, c’est plus... Pas comme nous... Ça a plus la niaque (accompagne ce mot d’un geste du poing)... Je ne sais pas comment vous dire... Ça a la pêche dans des cas comme ça... Un mois après, j’y suis retourné... J’étais allé voir les syndicats, je n’étais pas du tout syndiqué avant... Ils m’ont fait faire une lettre, ils m’ont donné un brouillon en me disant qu’avec ça j’allais être licencié. Le licenciement, c’était ce qui était le mieux, parce que j’aurais fait des conneries... J’aurais fait des conneries... J’en aurais assommé un... Je partais au travail, je pleurais, je m’attendais toujours à ce qu’il me pousse à la faute... 10 tonnes ou 40, 50 tonnes, c’était pareil pour eux, ils disaient : « il faut charger ça et puis c’est tout »... on était commandé par des incapables et c’est tout... L’autre, il a pu tenir le coup, il y est toujours, il ne m’a d’ailleurs pas bien aidé... Et voilà, depuis octobre 1995 que je suis là... Je me suis soigné et puis il y a le coeur qui... Il a fallu aller à Lyon deux fois...

  • - Pour une intervention ?

  • - [Oui]. Et puis voilà... C’est pour ça, un que j’ai été à la COTOREP, on a trouvé 80% d’incapacité... Allez retrouver du travail avec ça vous, je vais avoir 55 ans... Des lettres, j’en ai envoyé... (me les montre) voilà toutes celles de 1997, ça c’est 97... J’envoie des lettres... D’ailleurs, j’ai les photocopies et la dame de l’ASSEDIC quand j’y suis allé à la fin de l’année, elle m’a dit : « Oh, là, là, je n’ai jamais vu ça »... Bon, j’ai fait voir mes papiers de la COTOREP, elle m’a dit : « Ecoutez, vous n’avez qu’à garder toutes vos photocopies, quand on vous reconvoquera, vous nous les ramènerez ; et puis c’est tout ».

  • - C’était pour vérifier que vous cherchiez ?

  • - Oui, bien sûr, c’est normal... c’est bien normal...

  • - La prochaine fois, vous retournerez avec toutes vos lettres ?

  • - Elle me l’a dit « Il ne fallait pas photocopier, ça vous a coûté de l’argent »... Ici, on a une photocopieuse pas cher. J’ai compté hier, j’ai 44% de réponses... 44 qui ont répondu sur 100.

  • - Vous continuez à chercher ?

  • - Oh oui!... J’ai encore envoyé des lettres hier... J’ai envoyé des lettres à toutes les boîtes de la région et puis j’ai fait passer ça... (me montre une annonce dans un journal local pour un poste de manutentionnaire. L’annonce date de mars 1997). Pour reconduire, admettons, je vais passer une visite médicale... Ils vont voir... Je ne peux pas leur cacher que j’ai des problèmes cardiaques, que j’ai de l’arthrose lombaire... Le docteur m’a interdit de lever plus de 30 kg.

  • - À la COTOREP, ils vous ont dit qu’ils vous autorisaient à travailler ?...

  • - Ils auraient voulu que je cherche... Justement, quand ils m’ont proposé ça... Ils m’ont dit dans quoi. Et j’ai dit : « J’ai mon certificat d’études, j’ai fait le commis, j’ai conduit un camion, je n’ai pas d’autres bagages... Je sais me servir de mes mains, bricoler sur le bois, le fer »... Mes portails, je ne sais pas si vous avez fait gaffe, c’est moi qui les ai faits, les piliers, c’est moi, le parquet, c’est moi qui l’ai mis.

  • - Vous touchez à tout...

  • - C’est pour ça que j’aurais trouvé une usine... où ils ont besoin d’un larbin pour aller faire les courses. Là j’ai loupé pas loin d’ici... Chez un artisan... C’est un petit jeune de la COTOREP aussi qui... Il faut bien qu’il mange aussi, le pauvre vieux,... Il est forcé de laisser ses ouvriers pour aller mener les pièces chez les clients... il m’a dit : « Si j’avais su, tu m’aurais bien arrangé... Ah dit donc. Tu m’aurais pris des pièces, tu aurais été chercher... Et puis, faire du nettoyage, l’entretien, le graissage » (en parle avec une certaine satisfaction, il a les yeux qui brillent...) nettoyer la cour, la machinerie, quelque chose à surveiller... Mesdames, Mesdames... Ça fait que j’ai envoyé des courriers dans toutes les communes alentour... J’en ai envoyé de partout...

  • - Et à peu près la moitié vous a répondu ?...

  • (Il me montre les documents concernant ses recherches, m’explique le type d’emploi recherché pour respecter ses contre-indications médicales et expose ses compétences en correspondance avec ses objectifs.)

  • - Comment ça se passe pour vous, d’être à la maison, sans travail. Pour votre moral, ça va mieux ?...

  • - Je prends toujours une drogue pour dormir, mais enfin, ça va mieux, parce qu’il y a un an en arrière... pendant un an et demi...

  • - Ça n’allait pas du tout ?...

  • - Non, j’étais tout seul là... Je ne voulais voir personne... Vous savez, je ne vous fais pas de dessin...

  • - Et ça passe ?...

  • - Ça commence... oui. Et puis, j’avais envie de ne rien faire... dégoûté... oui, dégoûté... dégoûté... (a les larmes aux yeux)

  • - C’est surtout la manière dont ça s’est fait ?...

  • - Oui... Ils m’ont pris, comme on dit vulgairement, pour un con. Ils n’ont pas pu m’avoir question de faucher, question de ne pas faire mon travail, question de casser un camion, question même de couper un pneu. Je crois que j’ai coupé un pneu, j’ai éclaté deux fois sur l’autoroute, j’ai eu quatre PV en vingt ans.

  • - Ils n’avaient rien à vous reprocher ?...

  • - J’ai eu un PV une fois pour 4 tonnes et demie de surcharge pas loin d’ici, et à Paris sur le périphérique... J’avais dû me garer sur un pont... (m’explique tous les détails) stationnement interdit sur oeuvre d’art, je l’ai donné au chef qui m’a dit qu’il s’arrangerait... J’ai eu un PV sur l’autoroute parce que ça dépassait d’un mètre quatre-vingts derrière, j’avais les lanternes, tout... Une fois, j’ai perdu trois sacs de ciment sur des CRS... (rire) mais enfin, pas de feu rouge grillé, pas d’accident...

  • - Il a vraiment fallu qu’ils cherchent quelque chose pour vous mettre dehors ?...

  • - Voilà, c’est pour ça que ça m’a mis les boules... Et c’est ça qu’ils cherchaient. Un jour, le chef, il me dit d’aller chercher un bungalow... Je lui dis : « Il y en a un, si c’est celui-là, c’est un convoi exceptionnel, je prends les lanternes, les gyrophares, les panneaux »... Il me dit « Non ». Je vais chercher le bungalow, et j’avais raison. C’était bien à un convoi exceptionnel. Je suis redescendu sans gyrophare, sans panneau... Je n’ai accroché personne, les flics ne m’ont pas vu, je suis revenu pas la nationale. Tout s’est bien passé... Mais ce n’est pas de ma faute, c’est le chef... Et là, tous les mois, avec le magasinier, parce qu’on est resté bien copain, comme on dit, on en a assez bavé pour charger, et plus ça va, plus c’est pire...

  • - Les autres sont partis ?

  • - Les autres sont partis à la retraite et ils n’ont pas été remplacés. Il y en a un qui est resté... chauffeur de camion et l’autre, il est le chauffeur du patron. Il fait un peu le bouche-trou... Ça lui va bien (Fait le geste de « tapette »). Vous voyez un peu... Moi, j’aimais mieux charger mes ferrailles, mes bouts de bois. Et rouler. Je partais le lundi, je revenais le mercredi. En trois jours, on allait à Paris... Eh ouais... Ça fait que là, on est là... On tourne en rond.

  • - Vous tournez en rond là encore, vous arrivez encore à faire de petites activités ?...

  • - Bon, je bricole autour de la maison, tailler les arbres... Là, c’est tout fini... à midi, je fais à manger pour ma femme, tout ça, je fais un petit peu de ménage, j’ai la télé et mes bouquins... Eh ouais... Je vais faire des courses...

  • - Oui, ce n’est pas ce qui vous...

  • - Non... Ce n’est pas ma vie ça et puis, avec la carte de 80% d’incapacité, trouver un patron... Je ne peux pas faire n’importe quoi.

  • - Ça vous limite...

  • - A la fin, dans le camion, quand j’avais une heure et demie de route, il fallait que je m’arrête pour marcher un peu à cause de l’arthrose et puis j’étais essoufflé à cause de l’asthme, ça c’est le stress et l’angoisse.

  • - Il y a longtemps que vous aviez ces problèmes de santé ?

  • - L’asthme, ça fait bien cette sept ou huit ans. Et puis, avec l’angoisse, tout ça, ça augmente...

  • - Et l’arthrose ?

  • - J’ai eu un accident, j’ai sauté devant un camion. Il était à 30 à l’heure, le pauvre vieux, il a freiné mais il m’a traîné par le pied sur 4 ou 5 mètres. J’ai fait 52 jours d’hôpital, j’ai été opéré 3 fois, ça faisait deux mois que j’étais [dans cette boîte], après j’ai toujours boité et avec les années, la hanche s’est usée. J’ai eu 18% de pension pour ça... J’étais toujours sur la jambe droite, je sautais du camion sur la jambe droite... L’autre va bien, elle est toute neuve (il me la montre). Je suis trop jeune pour une rotule en plastique... ça dure 10 ans. Quoique, j’ai entendu, l’autre jour, ils ont trouvé une matière qui ne s’userait presque pas... (silence)

  • - Votre femme supporte bien tout cela ou c’est difficile pour elle ?...

  • - Non, heureusement qu’elle est là... (il a les larmes aux yeux)

  • - Elle vous aide...

  • - Oui, heureusement qu’elle tient la route... D’ailleurs, si elle vient manger, c’est bien...

  • - Oui, ça vous permet de voir quelqu’un... ça coupe un petit peu la journée...

  • - Oui, ben, je ne suis pas tout seul, je prends ma voiture pour aller faire les courses, tout ça, des fois je descends au marché...

  • - Vous pouvez me parler du stage que vous avez commencé ?...

  • (il devient très tendu, ses mains tremblent dans son classeur, il fait sortir ses feuilles... Je veux l’aider, il s’énerve...)

  • - Voyez mon CV, là... 6 janvier 97... Voyez mon attestation..

  • - Ça a été difficile à supporter ?...

  • - Ben, c’est des psy, comme vous, qui s’occupent de ce genre de stage...

  • - Oui, je suis dans cette branche-là...

  • - On était 15... Des dames très gentilles... Micheline et Laure... (formatrices du stage) Très sympathiques... Mais on vous pose des questions, on vous fait dévoiler votre vie privée par-devant les autres... Et quand les 14 autres ont dû raconter leur vie, ont dit ce qu’ils voulaient dire, moi je n’ai pas pu, j’ai craqué et puis là, ils ont vu que ça n’allait pas quoi... et puis pendant le stage... J’avais rendez-vous avec mon cardiologue et c’est mon cardiologue qui s’en est aperçu... Un soir pendant le stage, je vais le voir, on discute.... Et puis, il me dit : « Qu’est-ce qu’il y a. Ça ne va pas ? » et là, je me suis mis à pleurer, ça fait que... Il m’a dit d’aller chez le docteur B., de ne pas retourner là-bas, d’arrêter mon stage... La santé d’abord et le reste après... Le docteur B. m’a remis sous antidépresseur.

  • - Ça remuait trop de choses ?...

  • - Oui, d’ailleurs ma femme me l’a dit : « Tu as voulu faire ce stage ». « Bon, on me le propose... J’ai tenté »... J’ai dit : « Bon, après on peut me dire : “Oui, on vous a proposé un stage, vous n’avez pas voulu le faire” ».

  • - Vous ne vouliez pas donner l’impression...

  • - Ils auraient pu me trouver une petite bricole... Je croyais qu’ils allaient me dire : « Vous êtes capable de faire ceci, cela ». Je croyais que c’était des ateliers sur la ferraille, le bois. Certains auraient travaillé sur des ordinateurs, moi... Vous voyez ?...

  • - Chacun son domaine...

  • - Là, ça m’aurait... Mais là, poser des questions... Ils m’ont demandé ce que faisait ma grand-mère, mon grand-père, tout un tas de choses... Ma femme me disait de les laisser parler, les laisser parler...

  • - Vous n’arriviez pas à laisser glisser...

  • - Voilà, ça partait... D’ailleurs, ils étaient très sympas, à part un... Celui-là je le tiens le chien de ma chienne, c’est le toubib, celui-là il nous a tous sacqués, tous... Celui-là.

  • - Sacqué, c’est-à-dire ?...

  • - L a première fois qu’on l’a vu, il nous a tous fait venir à l’autre bout de la ville, alors qu’il aurait quand même pu se déplacer, et puis, la dernière fois, quand il est revenu, il nous a cassés, tous mis plus bas que terre.

  • - Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

  • - Moi, ce qu’il m’a remis sur le tapis, c’est que j’avais dit à Micheline et Laure, que j’avais repris certaines drogues pour tenir le coup ; cette drogue, ça marche avec l’antidépresseur et puis ma femme elle l’avait balancée parce qu’elle avait peur que je fasse une connerie et puis j’ai eu le malheur de le dire à Micheline et puis elle lui a dit... « Pourquoi vous avez fait ça vous ? » « Pourquoi ? j’ai dit, pour pouvoir tenir le coup, pas être toujours en train de chialer, être un peu plus sûr de moi. » et puis il s’énervait, tout ça, et puis il me posait toujours des questions, vraiment... J’ai fait ça « pouh »... Il m’a dit : « Oui, soufflez un bon coup, ça ira mieux après » et il était à côté de moi, le long du mur et devant moi, il y avait Micheline et [le correspondant EPSR] dans une petite pièce à côté et le toubib était à côté de moi et là, je me suis remis à chialer. Ils ont dit : « Allez, c’est bon »... Mais je l’ai dit après à Micheline... elle est venue un jour, elle m’avait demandé si elle pouvait venir me voir... Je lui ai dit : « Pas de problème »... pour voir dans quel milieu je vivais... (change de ton) voir si je couchais sous deux tôles ou si j’avais quinze gamins...

  • - Vous croyez que c’est pour ça qu’elle venait ?...

  • - Bien sûr, ce n’est pas pour autre chose... Voir si avec ma femme tout allait bien... Il ne faut pas se raconter de miracle... D’ailleurs je lui ai dit à Micheline : « Il ne connaît pas son travail ce toubib là »... Je me suis retenu, ça a bien été, mais je lui aurais éclaté la tête contre le mur. Vous balancer comme ça... comme si je n’avais déjà pas assez dégusté un an en arrière avec un autre artiste. Il n’était pas à sa place... Les autres aussi, les grands costauds... des hommes... des costauds... Ils ont dit : « Ce n’est pas possible, il nous a agressés, il nous a poussés à bout.. On a tous dérouillé. On n’en revenait pas... » (fait un geste de la main pour montrer qu’il est fou)

  • - Il vous a donné l’impression d’être fou ?

  • - On a dit : « Il ne va pas celui-là... c’est pas le rôle d’un toubib... Un toubib, c’est plutôt fait pour passer de l’huile que du vinaigre ». Autrement ça va, tous les autres, bien, [cite les intervenants du stage].

  • - Vous avez toujours des contacts avec l’EPSR ?

  • - Non, je ne les vois plus. Ils m’ont envoyé une gentille lettre, que... Je ne sais même pas où je l’ai mise... (la cherche partout) que je devais me débrouiller tout seul, par mes propres moyens pour trouver du travail... (cherche la lettre un grand moment)

  • - Il vous disait de vous débrouiller tout seul ?...

  • - Voilà. C’était la dernière lettre qu’ils m’ont envoyée...

  • - Ne vous inquiétez pas pour la lettre...

  • - Excusez-moi...

  • - Ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas... Vous ne pouvez donc plus compter sur eux ?...

  • - Eux... (me montre une liste de noms et d’adresses) Là c’est les collègues, Quand on est parti, on s’est tous donné les adresses avec les collègues et on leur a dit, il en fallait quinze pour faire un stage pendant douze semaines, ça faisait quinze chômeurs de moins inscrits à l’ANPE et ça occupait quand même sept personnes... ça faisait sept chômeurs de moins.

  • - Vous ne pensez pas que ça pouvait servir à autre chose ?

  • — Non, il y a un pauvre malheureux à qui ils avaient trouvé du travail mais ça n’a pas marché. Ça a duré un mois et demi et après ils ont proposé quelqu’un d’autre. Le patron fait faire son travail pour pas cher. C’est des marchands d’esclaves... c’est de l’esclavage moderne... nous les chômeurs, c’est de l’esclavage moderne.

  • - Vous avez l’impression d’être pressé au maximum...

  • - Oh oui !... Parce que je là je touche encore le chômage complètement, mais à partir du mois de mai, ça va être dégressif, après, tous les 4 ou 6 mois, ça va descendre... n’importe comment, retrouver du travail, il ne faut pas y compter.

  • - Vous n’y comptez pas ?...

  • - Oh non !... J’ai fait une croix dessus... J’ai fait une croix dessus... les jeunes ne trouvent pas de travail...

  • - Alors vous vous dites qu’à 55 ans vous n’en trouverez pas non plus....

  • - Ben non... C’était moi le plus vieux de l’équipe... L’autre après il avait 47, 48 ans, il est parti faire un stage pour du dessin...

  • - Vous n’y comptez plus alors ?

  • - Oh, à l’ANPE ils m’ont bien fait comprendre, les ASSEDIC aussi...

  • - Ils vous l’ont dit ?

  • - Non, ils ne me l’ont pas dit... mais je ne suis pas tout à fait fou.. D’ailleurs... Mes papiers j’aurais du les envoyer mais j’y suis allé avec ma femme... La dame était très gentille, c’est encore mieux de parler de vive voix... Elle a donné des coups de crayon en bleu, en rouge, en vert, je ne sais pas ce qu’elle a fait.. Je lui ai fait voir tous les papiers de la COTOREP, donc...

  • - Mais vous essayez quand même encore....

  • - Je vous dis, j’envoie des lettres...

  • Mais sans y croire...

  • - J’envoie des lettres, d’ailleurs vous pouvez lire... (en sort une) C’est le modèle pour tout le monde pareil... (me regarde attentivement pendant que je lis) Là, j’ai écrit deux fois. Deux fois ils m’ont répondu... (recommence à commenter la liste sur laquelle il note tous ses envois).

  • - C’est difficile de vous dire que vous n’allez pas retrouver de travail ?... Vous n’avez pas l’impression d’avoir assez travaillé ? Vous avez travaillé déjà longtemps... Parce qu’il y a des gens qui me disent : « Moi, j’ai bien assez donné ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

  • - Oui... (sourire) J’ai fait ma part...

  • - Vous avez commencé jeune ?...

  • - Ah, mon père s’est cassé la jambe en février 195*, j’avais 13 ans, on s’est retrouvé tous les deux, avec ma mère, à s’occuper [de l’atelier]... Le matin, avant d’aller à l’école, il fallait travailler... le soir... pareil... Après, mon père est revenu avec deux cannes et il les a toujours gardées, jusqu’à la fin de ses jours... Voyez, c’est toutes les adresses... Tous les rouges, j’ai écrit et puis les croix, ceux qui m’ont répondu. (il rit) ouais... Après j’ai débardé dans les bois, j’étais journalier... J’ai travaillé chez mes parents jusqu’à l’âge de... On est arrivé ici en 196*, J’ai travaillé dans une entreprise de débardage... Mais j’ai travaillé chez mes parents pour l’honneur, parce qu’ils ne m’ont jamais déclaré ni rien du tout... Justement, j’attends un papier de la Sécurité sociale, j’y suis allé... On est y allé tous les deux, elle est dans le même cas que moi...

  • - Toutes ces années ne sont pas prises en compte ?...

  • - C’est tout des années perdues... Il faudrait que je travaille au moins jusqu’à 70 ans pour...

  • - Pour votre retraite ?...

  • - Au moins 65 ans. Bon, en ce moment, ça compte toujours pour la retraite, mais dans... j’ai encore deux ans de chômage, après ça sera fini...

  • - Oui, vous n’avez pas assez d’années de travail ?....

  • - Ils me prennent quand même à partir de 18 ans jusqu’à 21, 22 ans... Ils prennent ça en compte, mais comme je n’ai jamais été déclaré, qu’il n’y a aucune fiche de paye, rien du tout, vous voyez la retraite que ça va me faire...

  • - Votre femme est dans la même situation ?...

  • - Pareil... Elle est partie de chez ses parents à 20, 22 ans. L’autre jour, elle cherchait ses feuilles de paye... (silence)

  • - C’est à cause de ce problème là qu’il faudrait que vous retrouviez...

  • - Retrouver... retrouver... Comment voulez-vous que je retrouve du travail... Quand je bricole un peu, que je taille mes arbres, tout ça, je tonds la pelouse, quand j’ai fini, je vais me coucher...

  • - Financièrement, avec la retraite que vous aurez, vous pourrez tenir le coup ?

  • - (rire) Heureusement on a notre maison... Il faudra un jour qu’on la vende et puis heureusement qu’on est assez fourmi... On n’a pas gaspillé, heureusement qu’on a pas d’enfant... Pour les enfants... On a tous ce qui nous faut mais on verra plus tard... mais la retraite, elle ne va pas être grosse. Il ne faut pas se leurrer... La maison il faudra la vendre...

  • - Vous pensez que vous ne pourrez plus l’entretenir ?

  • - Il y aura l’entretien d’abord physiquement, parce qu’on ne dirait pas, mais c’est du travail si on ne veut pas que les arbres montent au-dessus des fenêtres. Je fais mon jardin. Et pécuniairement, un jour on se retrouvera sûrement en appartement, en location, c’est tout... c’est tout... Si ma femme peut aller jusqu’au bout, parce qu’elle, une fois, elle a manqué se tuer en voiture, un accident du travail, elle s’est cassé une vertèbre. Elle n’a repris le travail à temps plein que l’année dernière. A la COTOREP ils l’ont reconnue à 50%, elle ne peut plus faire le travail qu’elle faisait avant : elle met des papiers dans des boîtes. Elles sont sept ou huit, deux ou trois enceintes et d’autres comme elle, handicapées.

  • - Oui, c’est un travail moins difficile physiquement...

  • - Voilà, on ne l’a pas baissé de paye, mais il faut continuer de tenir... Ah. Nos parents ils ont été sympas... Ils nous ont... on a toujours été exploité, nous...

  • - Ça ne se faisait pas de déclarer ?...

  • - Le mot retraite... Quand on en parlait. Ils disaient que c’est les fonctionnaires, le facteur ou l’instituteur qui étaient payés... la retraite pour les artisans...

  • - Ils n’y croyaient pas ?.

  • - Les enfants prenaient la suite et les parents restaient avec eux et puis nous, ce n’était pas une grosse affaire. Quand je suis parti... ils en ont eu sec...

  • - Ils auraient aimé que vous restiez avec eux ?

  • - Oui... On est venu ici... Ma femme travaillait dans une [minoterie]... elle ressortait toute blanche avec la farine. Ce qui fait qu’on est venu ici. On était logé, chauffé, éclairé, on avait même l’essence... Il y avait la citerne des patrons... Deux autres salariés, célibataires, qui mangeaient avec nous... Ma femme faisait à manger, lavait leur linge. Ils nous donnaient chacun 10 F par jour... A nous deux, on arrivait à se faire 600 F par mois, mais logé, éclairé...A manger tant qu’on voulait. Ils nous avaient même laissé un congélateur de 410 l... Question de ça, on était bien tombé, sur un bon patron, un vrai père de famille, mieux que mon père... et 1200 F par mois plus 10 F par jour... des vrais pachas... et oui, là on a gagné des sous, on pouvait en mettre de côté, on ne s’est jamais privé, mais enfin... là, vraiment... Après, il a levé l’ancre, ça a été repris, et puis là, pareil, des instruits... avec des voitures, des cravates. [Pour chaque achat], il fallait un papier en cinq exemplaires. Il fallait que ça passe par la comptabilité...

  • - C’était pour contrôler ?

  • - Contrôler l’honnêteté. Ah ça !... Ça a duré encore 2 ans avec eux... 16 mois... autrement c’était bien sympa, le propriétaire, quand il venait, il amenait toujours 2 ou 3 kg de farine, la farine pour faire les tartes... surtout que j’avais appris ça sur le tas, je n’ai jamais été à l’école ni rien du tout. [Décrit son métier dans le détail puis m’interroge sur le cadre dans lequel s’effectue la recherche. Sort une carte pour regarder où se trouve l’université Lyon II, se souvient y être passé avec son camion, puis revient à la question du chômage] Quand on est chômeur, on n’est pas regardé pareil... par les commerçants par exemple. Il y en a qui n’osent pas vous parler... parce qu’ils savent les gens. Ils disent : « Encore un tire au cul, un qu’on paie à rien faire » ou ils ne le disent pas mais...

  • - Vous croyez qu’ils le pensent ?...

  • - Oui... Une fois on avait un repas de classe... Il y a le patron d’une entreprise du coin qui est passé derrière nous et juste en face de moi, il y avait un facteur à la retraite... il commence à dire : « Y’en a marre, les fonctionnaires, payer les mecs à rien faire » et tout le bazar... moi je n’ai rien dit. Est-ce qu’il s’en est rendu compte ou pas ? Mais là, il l’a su. Je n’en ai pas parlé, je n’ai rien dit, mais je lui ai fait comprendre que la prochaine fois il faudra qu’il se lave les dents. D’ailleurs c’était un repas pour organiser un voyage en Amérique et je ne l’ai pas dit parce qu’il ne m’a pas demandé si j’y allais ou pas, mais il aurait eu la réponse. Je lui aurais dit : « Non, je ne peux pas y aller... parce que c’est encore toi qui va me payer le voyage... » Non, d’ailleurs, le facteur qui est à la retraite, il me dit de ne pas y faire attention... Non...

  • - Vous avez cotisé toute votre vie ?

  • - J’ai commencé à cotiser à 20... 27 ans, par là.

  • - Oui, donc ça fait longtemps... Ce n’est pas lui qui paye...

  • - Oui, d’accord, mais vous savez bien, quand il y a quelqu’un qui est souvent au chômage ou souvent malade... « Encore un qu’on paye à rien faire... » Un jour je me suis fâché avec lui. Il revenait du boulot et il m’a parlé. Je lui ai dit : « Mais vous, les patrons, quand vous touchez des subventions de l’État, toutes les grosses boîtes, vous touchez combien... Vous êtes assistés vous aussi. Quand ta femme est malade, tes gamins, tu es en 3 ou 4... ils ont le droit d’être malades... la communauté aussi elle a payé... » Ce n’est pas de la mendicité, une allocation chômage, c’est un droit que l’on a, comme ceux qui ont la retraite et qui ont cotisé pour ça, ils ont le droit... Je lui ai dit : « Les chômeurs, on est des pestiférés »... des pestiférés... Il me demandait si je trouvais du travail. Je lui ai dit : « Non. Tu sais bien que non. Même toi, si tu fermes ta boîte, tu ne retrouveras pas de travail. »

  • - C’est vrai qu’on fait comme si on ne voulait pas voir qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde en ce moment...

  • - Oui, ça fait... ça fait comme si j’avais un bras en moins, vous voyez, c’est pour ça qu’il y a des jours, ça va, j’ai le moral, et puis d’autres jours, non... parce que là, je prends des médicaments tous les soirs pour dormir, sans ça, je ne dors pas bien, et bien avec ce médicament, le lendemain, j’ai la frite et j’aimerais bien m’en passer. J’ai essayé des fois de n’en prendre que la moitié... mais ma femme le voit. Au bout de deux jours, ça ne va pas. Elle me parle et je ne réponds pas...

  • - Vous recommencez à penser au chômage ?...

  • - Ça gamberge, ça gamberge... Quand je n’aurais plus le chômage, comment faudra faire pour trouver... retrouver du travail... est-ce que je pourrais le faire... est-ce que... Si ma femme tombe malade et avec ça... ma mère, j’ai ma mère qui s’est fait opérer, en même temps que ma femme était à l’hôpital. Tout ensemble, ça allait très bien...

  • - Il y a des moments où tout s’accumule...

  • - Ça, c’était en octobre 96 au début du mois. Je m’en vais chez moi [en Auvergne] pour aller mener ma mère passer une visite médicale. A la sortie d’une ville, je passe devant un radar, à 100 km/h au lieu de 50. J’ai reçu les papiers, quatre points en moins, tout ça... Après, ma femme choppe l’accident... ma mère toute seule pour aller se faire opérer, parce que je lui avais promis d’aller passer 15 jours, trois semaines avec elle. Je n’ai pas pu y aller, rien du tout... Eh bien j’ai eu de la chance dans mon malheur !... parce qu’au moment où j’ai reçu le procès verbal, que j’allais être convoqué, je suis allé voir le conseiller général, il est maire aussi, et il me dit : « Ecoutes, tu vas passer au tribunal et là-bas, je ne connais pas grand monde, et puis ils ne sont pas commodes... j’essaierai de te faire enlever le permis le week-end, le permis blanc... » Je m’en vais voir les flics après... Ils me disent : « Vous avez gagné le cocotier, 100 à l’heure au lieu de 50... Ecoutez, il faut faire une lettre où vous expliquez ce qui vous arrive, vous écrivez comme vous pouvez »... J’ai dit : « Je ne suis pas bureaucrate, moi. » ça fait qu’en effet, j’ai fait une lettre où j’ai expliqué comment ça c’était passé. « Il y avait les travaux j’avais bien respecté les 50 dans les travaux, à la fin du chantier il y a le panneau “fin de limitation de vitesse” et comme après j’étais sur une deux fois deux voies, la route était sèche, c’était 10 heures du matin, j’étais tout seul... en toute impunité, j’ai accéléré et c’est votre flash qui m’a rappelé que j’étais toujours en agglomération » et j’ai marqué que j’allais voir ma mère qui s’était fait opérer sans moi à la clinique J. Moulin... que ma femme était à l’hôpital de telle date à telle date suite à un accident de tel jour.... Que moi j’étais au chômage depuis 95. J’ai demandé s’il pouvait me reporter... la suspension de permis. Je ne leur ai pas demandé qu’ils me la suppriment aussi bien pécuniairement que pour l’arrêt... Eh bien, 8 ou 10 jours après j’ai reçu, j’ai reçu... (cherche dans ses papiers)... je ne vous raconte pas de bêtise, regardez, ça c’est le brouillon de la lettre... j’ai reçu ça. Regardez, comme j’étais beau.

  • (me montre la photo et le courrier signé d’un gendarme qui déclare ne pas donner suite et souhaite un prompt rétablissement à sa mère et à sa femme)

  • - C’est gentil.

  • - Vous voyez, je ne vous dis pas de bêtise... (me montre le procès verbal)

  • - C’est gentil, parce qu’il n’était pas obligé de souhaiter un prompt rétablissement à votre mère et à votre épouse.

  • - Oui (a des larmes plein les yeux)... Vous voyez, c’était quatre points... quand j’ai vu que ça... Il y a la vitesse, l’heure, tout... Donc je me doute bien qu’il a du téléphoné à l’ANPE...

  • - Vous croyez qu’il a contrôlé ?

  • - Oui, Oh, oui... C’est J.-P. Fiorentino... vous voyez, j’ai toujours son nom, je lui ai envoyé une petite lettre après (de nouveau très ému).

  • - Comme quoi, de temps en temps...

  • (a beaucoup de mal à contenir son émotion)

  • - J’ai eu de la chance... dans mon malheur...

  • - Votre femme s’est bien remise ?

  • - Oh !... Quand elle arrive le soir, elle est fatiguée... J’étais bien tout seul et puis deux fois deux voies... route sèche et tout... Et il ne m’a envoyé la photo qu’à la fin... et lui... c’est le... Fiorentino... C’est italien ça, lui, c’est l’enquêteur... quand ils arrêtent quelqu’un, ils vérifient... et moi, je dis à 200% qu’il a du téléphoné à l’ANPE, à droite à gauche, pour voir si ma femme a bien eu son accident et certainement à l’hôpital pour voir si ma mère a bien été opérée...Et comme je n’ai pas demandé la suspension... Oui, il ne faut pas mettre le couteau sous la gorge. Je crois que je n’ai pas trop mal...

  • - Vous vous êtes bien débrouillé...

  • - J’ai eu de la chance, j’ai eu de la chance...

  • - Vous avez du savoir-faire la bonne lettre aussi... Et puis, tout à l’heure vous me disiez que les chômeurs sont traités comme des pestiférés, mais ça va peut être changer, avec des chômeurs dans toutes les familles...

  • - Le voisin, en bas, maintenant il est au chômage, au début, lui, il n’était pas au chômage...

  • - Il faut l’avoir vécu pour se rendre compte de ce que c’est ?...

  • - Oui... Heureusement que ma femme a tenu la route et qu’elle m’a soutenu, sans ça... Oui, mais le gars qui est tout seul ou qui a des gamins, tout ça, et puis, c’est que le pognon, il sort plus vite qu’il ne rentre...

  • - Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire...

  • - Et puis, ça ne va pas aller en s’arrangeant. Regardez, dans les usines, ils veulent faire les 35 heures, c’est idiot...

  • - Vous ne pensez pas que ça va créer des emplois ?...

  • - Les patrons, au lieu d’embaucher, ils vont moderniser, automatiser, se débrouiller de manière et de façon... Ce n’est pas ça qui va faire embaucher... Ce n’est pas vrai...

  • - Qu’est-ce qu’il y aurait comme solution ?

  • - La solution ? Un grand coup de pied dans la gauche et dans la droite, tout changer... Il y en a qui s’en mettent plein les poches... Regardez, même la Suisse... C’est pareil, mais ils sont plus intelligents que nous, les Français qui travaillent en Suisse sont sous contrat et dès qu’il n’y a plus de travail, ils les renvoient. Voilà, et pour être Suisse, il faut habiter 5 ans en Suisse, avoir de la famille suisse, je ne sais même pas s’il ne faut pas avoir des parents, des parents assez directs.... Vous ne pouvez pas dire... Faire comme les gris... dire voilà on est Français... et là... Je ne vois pas bien... Des jeunes de 25, 30 ans, qui n’ont jamais travaillé, les parents sont à la retraite, ils ont toujours les enfants chez eux, souvent les petits-enfants... Ils n’ont pas cotisé, donc un jour, comment ça va faire pour leur retraite à eux ? Je vous dis que j’ai travaillé depuis la sortie de l’école jusqu’à 22 ans, la première feuille de paye, pour rien, mais eux ça va être pareil, ça va être pareil... Ce soir Jospin va encore bien parler sur le chômage, mais... C’est qu’avant d’arriver à ce chômage, ils auraient du empêcher les patrons de licencier... Parce qu’ils licenciaient comme moi j’ai été licencié, comme une feuille... Ce n’est pas ce qu’ils m’ont donné quand je suis parti. Il faudrait d’abord qu’ils abolissent le licenciement, c’est tout... Le principal, c’est le chiffre d’affaires, qu’ils ramassent le pognon... L’excédent budgétaire n’a jamais été aussi fort, la bourse n’a jamais été aussi bien... C’est l’esclavage moderne, c’est le pognon... La vie humaine, ils n’en ont rien à foutre...

  • - Les conséquences sont dures...

  • - Oui... Il y a tout qui s’enchaîne... quand j’étais au travail, je restais... ça ne m’est jamais arrivé...Si, parce qu’ils m’ont tout fait, muter à Paris, à Lyon... Je tournais dans mon camion à Paris, à Lyon. Ils ont tout fait pour me dégoûter... Mais quand j’étais dehors, si je partais pour la semaine, j’avais le casse-croûte gratuit, midi et soir, et puis la chambre. Quand vous restiez quatre nuits dehors la semaine, vous dormiez dans le camion... J’ai peut-être couché cinq ou six fois à l’hôtel, quand il faisait bien froid ou que j’étais avec des collègues... ça faisait un petit pécule à la fin du mois. Tandis que tous les jours à la maison, il faut acheter le pain tous les jours... Ma femme mangeait à l’usine à midi. Toute seule le soir, là, vous savez, les courses étaient vite faites. On allait les faire le samedi ou le dimanche, c’est tout. Et puis, avec les camions, des fois on charriait des moellons, du gravier, tout ça... La bétonnière, je l’ai fait acheter par la boîte, comme ça je n’ai pas payé la TVA... Quand j’étais à Paris, ils me préparaient souvent du matériel...

  • - C’était vraiment une ambiance familiale...

  • - Ah, voilà... Au début, c’était l’ambiance familiale et puis après, c’était complètement pourri... Il y en a deux que je n’ai pas revus, un que j’ai revu, c’est toujours pareil... Il faut vraiment se les faire... Ils sont complètement pourris... c’était des livreurs comme moi et puis ils sont montés... à force de moucharder et maintenant ils sont dans les bureaux... au chaud l’hiver, au frais l’été, et c’est ceux là qui vous cassent les reins.

  • - Je vais peut-être dire une bêtise, mais ça ne vous a pas soulagé après tout ce qu’ils vous ont fait de...

  • - Dans un sens si... Mais de la haine, j’en ai toujours. Il n’y en a pas un qui a levé le petit doigt. Il y avait les syndicats tout... Pas un... si, il y a mon ancien chef qui a dit : « Poena, il a quand même pas tué ni son père, ni sa mère pour le jeter comme ça au... ». On lui a dit : « Tu ne veux pas aller le retrouver, Poena, par hasard ? » Ce qui fait qu’il y en a quelques-uns... Le magasinier, on se voit, on casse la croûte à peu près tous les mois... on se raconte nos misères et tout...

  • - Vous parlez du boulot ?

  • - Ben oui, boulot avant et boulot à présent... celui-ci a fait ça, celui-là...Par contre, il y en a d’autres, il y en a un qui est venu me voir chez moi... J’ai débouché une bouteille parce qu’il était avec quelqu’un, mais il a du mettre du temps à la digérer. Même ma femme a pris le relais. Elle lui a dit : « Quand vous aviez besoin de mon mari, il fallait toujours qu’il soit là... mais quand il a été dans la merde... plus rien... » Il a du regretté d’être venu. Il y en a d’autres, des autres agences qui m’ont téléphoné de Lyon... Quand je suis parti, j’ai dit : « Dites moi ce que j’ai fait, nom de Dieu... » On s’engueulait avec les magasiniers, mais on s’est tous engueulé, c’est normal dans le boulot... des fois, je sais que j’étais un peu chiant pour charger, mais c’était pour en mettre un maximum et ne rien abîmer en route. [Il m’explique comment charger un bungalow sans l’abîmer, me parle de la difficulté de respecter le matériel, raconte des anecdotes très précises, revit les situations, me parle d’une personne qui n’avait pas voulu ranger correctement et qui s’est « fait remonter les bretelles, par [lui] et par la direction. » (rire)]

  • - Vous aimiez votre boulot...

  • - Voilà. J’aimais mon travail et sans me vanter, je le connaissais, quoi que j’en apprenais tous les jours (rire)... J’aimais mon travail, j’aimais la liberté... On mettait des fois une journée et demie pour charger et puis après, je me reposais sur la route... Je me reposais, j’aimais ça. Il fallait que je livre le lendemain ou le surlendemain à tel endroit, à telle heure et puis voilà.

  • - Vous vous faisiez plaisir en travaillant.

  • - Voilà, j’aimais ça...

  • - Il y a d’autres activités dans lesquelles vous vous faites plaisir maintenant ?...

  • - A présent, vous savez...

  • - Quand vous jardinez ou...

  • - Ce n’est pas pareil...Je n’ai plus... comme on dit, la niaque... Il y a des choses que je fais parce que je suis obligé. Comme je dis à ma femme, si j’étais tout seul, la baraque, je ne l’aurais plus. Mais elle, sa maison.. C’est sa maison, pourtant, c’est moi qui ai presque tout fait, à part le carrelage et l’électricité...

  • - Vous y êtes attaché à votre maison ?

  • - Oui.

  • - Mais pas comme votre femme...

  • - Si, je l’aimais bien ma maison, mais... là... Quand on voit que vous avez bossé et que vous êtes renié, vous êtes rejeté... Je les comprends dans les cités, les mecs qui se foutent sur la gueule, je les comprends... Ils sont rejetés... même des Français...

  • - Vous avez l’impression d’être rejeté ?

  • - Oui, on a tous un peu sa fiertise, un petit peu de fierté... Oui... Oh là, là...

  • - La retraite c’est plus facile à accepter ?

  • - Oui, mais à la retraite quand... à la retraite vous savez que vous allez... quand vous partez, on établit ce que vous allez toucher de retraite, tandis que là...

  • - Vous ne savez pas ?

  • - A partir du jour où j’ai fini mon chômage, qu’est-ce que je vais toucher ? Je n’en sais rien... des clopinettes... Quand vous êtes à la retraite... vous savez pourquoi vous ne retravaillerez plus, vous savez que ce n’est pas la faute des autres, ni de votre faute ; c’est comme ça, c’est la vie.... Tandis que là, c’est ce que je leur ai dit quand je suis parti, j’aurais cassé un camion, j’aurais rempli mon réservoir... mais rien... Je leur ai dit : « Ma 205, elle n’a jamais tourné avec le gasoil de la boîte, tandis que l’autre sa 405, elle peut pas en dire autant... Le matin, il remplissait le réservoir et son jerrican de 20 litres, les pneus, vendus à des affrétés. Ah, lui, vous ne lui dites rien, lui vous le gardez... Vous voulez que je vous dise pourquoi vous ne voulez rien lui dire ? Parce que vous faites pareil... » Je l’ai dit là-bas à mes instruits quand j’ai été convoqué devant le chef du personnel. « Vous ne pouvez rien leur dire, vous faites pareil que lui... et à une autre échelle encore. »

  • - Ça donne l’impression que ce sont ceux qui ont bien fait leur travail qui payent ?

  • - Voilà... Comme le magasinier qui est en ce moment, on a fait des chargements tous les deux, on ne pouvait même plus rentrer une main dans un trou, le moindre trou, on mettait des kilos de clou, on chargeait au maximum, comme si c’était...même mieux que pour nous... Lui aussi il a dit : « J’ai fait du travail pour la boîte que je n’aurais jamais fait pour moi ». Quand ils me disaient d’être à 10 h du matin à tel endroit et que je ne savais pas où c’était, j’y allais à 8 h... Parce que le camion grue, c’était 800 ou 1000 F de l’heure, donc il valait mieux qu’on attende... Les anciens ils disaient ça, pas les nouveaux... Moi, si j’arrivais une heure ou deux en avance, ce n’était pas pour gratter deux heures... Là j’ai toujours tous mes carnets, rapports journaliers, toutes les souches... du temps où Mme A. Au début, je notais au quart d’heure près, un jour, elle m’a dit : « Au quart d’heure, vous êtes fou... Toute demie heure commencée, même de 10 minutes, elle est payée ». Mais je faisais mes rapports le vendredi, ou le samedi, pour les donner le lundi avec les disques du camion. [Un jour, avec un collègue, on avait un décalage horaire, en fait c’est l’autre qui s’était rajouté une heure... C’est le chauffeur du patron maintenant... (ajoute de nombreux détails)]

  • - Vous avez l’impression que l’honnêteté ne paye pas ?...

  • - Non... Comme je dis souvent, si j’avais su...

  • - Vous regrettez, mais vous étiez honnête, vous n’alliez pas vous changer...

  • - C’est pour ça, je m’excuse, mais je leur dis « Merde », je leur dis merde à tous (rire)... oui... Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?... Justement, elles nous avaient demandé Micheline et Laure si j’avais chagrin. J’ai dit : « Non, je n’ai pas chagrin. Ce que j’ai chagrin, c’est d’avoir travaillé et puis être basculé comme ça... »

  • - Oui, c’est cette injustice... mais peut-être que le travail vous manque aussi ?...

  • - Oui, j’aimais ça, quoi que souvent on avait des emmerdements... les ponts, par exemple, il ne s’agissait pas de les accrocher... [Nouvelle anecdote avec de nombreux détails]. C’est tout des combines pour ne pas s’embêter et ne pas rester coincé sous un pont... On avait la C.B.. Elles sont toujours là mes deux C.B.. Ça n’a pas bougé, c’est toujours là. Je pourrais les remonter sur la voiture, mais bon...

  • - Ça ne vous dit pas ?...

  • - Non... J’aimais bien la C.B. depuis que j’ai commencé. [Anecdotes sur les échanges de cibistes : supporters d’équipes, contents de raconter des histoires incroyables...] « Nous » on n’écoute rien... On fait les grandes oreilles. C’est un moyen de se défouler... pour les routards... On se retrouvait avec les collègues pour casser la croûte, ou quand on roulait à deux, on discutait de tout et de rien... [Rapporte des dialogues...] (Paraît très satisfait de se souvenir et de revivre ces moments-là, d’utiliser les termes du métier).

  • - Oui, c’était vraiment entre routiers... Et dans votre voiture vous ne l’avez pas installée ?

  • - Dans la voiture, il y a des représentants. Ce qui n’est pas bien, c’est qu’ils écoutent, mais quand ils passent devant ils n’osent pas. Ils ont peur des flics, parce que les flics nous écoutent. [Anecdote] (prend une grosse voix :) « Bonjour de la maréchaussée... » Parce qu’eux, ils rigolent quand ils nous écoutent. [Nouvelle anecdote sur la C.B. et son fonctionnement]. Justement, j’ai revu un collègue qui est à la retraite, ça fait 10 ans qu’on ne s’était pas vu. Il me dit : « Tu te rappelles à la C.B., les conneries qu’on a pu faire. On se donnait tous rendez-vous et on mangeait tous ensemble... »

  • - Vous revoyez des collègues ?

  • - Oh non... de temps en, temps j’en vois un [à la ville], au marché...

  • - Ce sont de bons souvenirs...

  • - Il y en a certains, oui, mais il y a en a d’autres, comme on dit, c’est des putes... Quand je suis parti, je leur ai dit : « Dites-moi quel chef d’équipe, quel client leur a dit quelque chose sur moi, s’il y en a qui ont dit quelque chose... il faut me le dire. »

  • - Mais ce n’était pas ça ?...

  • - Non, et oui... Ils m’ont prouvé par A+B que je n’étais pas rentable, que je ne gagnais pas beaucoup... que je gagnais 7 à 8 000 F par an... et j’étais toujours à pleine charge, si des fois je roulais à vide c’était de leur faute. Quand on n’a rien à charger... Oh, on était mal commandé, très mal. Le premier chef, il savait qu’il y avait quelque chose qui allait se livrer, il se débrouillait pour avoir la date, il savait s’y prendre, lui, et il avait une grande confiance en nous... une très grande confiance. Quand des fois... parce qu’on s’est tous engueulé avec des chefs de chantiers parce qu’il y en a qui sont... Ah, pour mettre du béton, charger du matériel, ils n’y connaissent rien... enfin, ce n’est pas leur métier... Il y en a qui décrochaient leur téléphone, le chauffeur ceci... Il demandait : « Qu’est-ce qu’il y a »... Il avait une grande confiance en nous. Il nous faisait faire du boulot, un peu... il n’y avait pas d’heures, vous voyez, il ne nous disait pas : « Toi, tu fais ça comme ça ». Il nous disait : « Dites donc, Poena, vous pourriez pas être à telle heure à tel endroit, ça m’arrangerait »... Rien que ça... ça...

  • - C’était un autre contact...

  • - Il savait nous prendre... Il savait qu’on avait les soucis de la route, les soucis pour trouver les lieux de livraisons et tout... quand on vous dit d’aller livrer une grue au milieu d’une ville et que vous faites 4 m de haut, il faut bien étudier le trajet, c’est pour ça que j’ai des cartes et des plans de partout. Il ne faut pas laisser la grue accrochée à un pont... [anecdote]. Une fois j’ai dû appeler le chef pour qu’il m’envoie une autre remorque et il me dit : « Ce n’est pas moi qui vais rouler, vous prenez les mesures et vous vous débrouillez ». Il avait un sourire jusque là le gars... et oui... Parce que ça aurait été l’autre pingouin... « Comment ça, moi je ne paye rien de plus... C’est que vous ne voulez pas faire le boulot » et des conneries comme ça.... Notre chef, il savait où on était, à une heure ou deux... il n’a jamais conduit un camion de sa vie, mais à une heure près, il savait où on était. [Anecdote : son chef avait parié sur l’heure d’arrivée. Il a commis une erreur de 20 minutes, mais justement il avait dû s’arrêter 20 minutes...]. [anecdote sur un chef d’une entreprise concurrente qu’il l’a emmené manger dans un bar avec sa R16].

  • « Mais il y a le frisé... »

  • - C’était votre surnom « le frisé » ?...

  • - Ben oui, vous pensez (rire)... Il ne fallait pas grand chose pour faire plaisir à un chef des fois... il y avait des pièces en ferraille dispersées sur un chantier... au lieu de louer un camion grue ou autre, il me disait : « Tu ne peux pas me faire ça ? ». ça fait que je décrochais la remorque et puis je chargeais. Il ne fallait pas grand chose... Moi, je n’ai jamais eu de problème avec lui ou d’autres... Des fois, il me donnait des bonhommes : « Pourquoi t’as pris ton bleu ? T’es chauffeur, tu n’as pas à prendre de bleu... » Il y en a d’autres, il fallait tout faire... Et encore, ils nous critiquaient par derrière... Je travaillais dans toutes les agences... A Dijon, ils sont un peu spéciaux, mais dans le midi... à Paris c’est le pire. Ils s’arrêtaient à 17 h, après ce n’était plus l’heure... On rentrait dans la cour : « Comment ça va ? Salut. Salut. Bon, je me doute qu’il te faut une voiture ? ». On laissait le camion là, on avait la 4L pour aller manger, on pouvait aller faire un tour dans Paris, se promener aux Champs Elysées... « Je me doute que vous voulez une voiture. Tiens, voilà la clef. Tu regarderas s’il faut du gasoil, je crois qu’il n’y en a plus guère... tiens la clef du portail. » Parce qu’en revenant, on couchait au dépôt vu qu’il y avait tous les sanitaires pour se laver et tout...

  • - C’était une ambiance bien particulière...

  • - Voilà... Je me rappelle une fois, j’arrive, j’avais plein de choses à emporter. Il y avait des bouts de ferraille de toutes les longueurs. Avec le collègue on a regardé, il me dit : « ça ne va jamais rentrer dans ton camion » Vraiment il ne voyait pas... Eh bien, le lendemain à 10 h tout était chargé et quand je partais il me dit : « ça y est... » « Alors qu’est ce que je vous avais dit... » Oui, ça leur faisait drôle aux chefs, parce qu’au début, il n’y avait que nous qui roulions pour la boîte, les cinq chauffeurs... Ils nous connaissaient... Mais après, quand il y a eu les affrétés, il ne fallait pas que ce soit trop lourd, ou trop long. Ils étaient payés au kilomètre, c’était tout, et il ne voulait pas toucher à la marchandise... ça leur a fait drôle aux chefs magasiniers... C’est ça qui a fait notre mal, les camions de location... Ils roulaient pour rien, ça payait à peine le gasoil. Ça nous est arrivé d’attendre, d’être à vide et de recharger les Parisiens pour qu’ils ne remontent pas à vide... Ils faisaient crever comme ça... Au lieu de remonter pour rien, ils remontaient pour 2000 F. Il y avait bien toujours quelque chose à remonter... au lieu de remonter par le train... c’est eux qui nous ont cassés... Eh oui... J’aimais bien...Et puis ma femme, c’est sûr que ça ne lui faisait pas bien plaisir quand j’étais ailleurs la semaine, mais elle savait que ça me plaisait, elle m’a toujours laissé faire... mais elle a bien été contente quand j’ai arrêté... Parce que ce n’était pas triste...

  • - C’est pour ça que c’est quand même peut-être un soulagement, même si c’est dur...

  • - Oui...

  • -Et l’avenir n’est pas trop noir quand même ?

  • - Je commence à me faire une raison... une résolution... mais ça fait deux ans et demi...

  • - Oui, il faut le temps...

  • -Et puis, moi je dis souvent, il m’en faut peu pour me mettre en l’air, et il m’en faut peu pour me remonter le moral... mais enfin, ma femme, heureusement a toujours été... parce qu’il y en a qui... dans son accident, elle avait plus le moral que moi dans son accident, pourtant c’est elle qui avait mal. Ça lui est arrivé le mardi... et où elle a craqué, quand elle a pleuré, c’est le dimanche quand les flics sont venus faire la déposition. Si j’avais su, je les aurais foutus dehors... [Parle des circonstances et conséquences exactes de l’accident].

  • - C’est important quand l’autre tient le coup...

  • - Oui... Mais à l’hôpital, ils exagèrent... Ils ne faisaient même pas le ménage, il n’y avait personne pour la faire manger. Ils posaient le plateau et « débrouille-toi ». Ça fait que je la faisais manger midi et soir, je repartais quand elle avait mangé. Le seul gars bien, c’est celui qui a fait son corset, et encore, il n’était même pas de l’hôpital.. Ah, là, là... Elle ne va pas tarder...

  • - Je vais vous laisser...

  • (Coupure de l’enregistrement. Reprise quand il parle de la retraite)

  • - La retraite... on sait que ça va arriver la retraite, on sait qu’on a fait son temps, que c’est fini...

  • - Là, c’est tombé à un moment où vous ne vous y attendiez pas...

  • - Ben non... Sinon, je serais toujours bien...

  • - Il me semble que ceux qui ne supportent pas la retraite, c’est ceux qui se sentent inutiles...

  • - Oui, j’en connais un, un très bon ouvrier, il s’est foutu sous le train... il vivait seul avec son frère... à la retraite, il s’est foutu sous le train...

  • - Il n’a pas supporté...

  • - Non. Il s’est dit « Je suis inutile, je ne sers plus à rien » tout ça... Oh... Mais à la retraite... quand on vous met à la retraite, vous savez ce que vous allez gagner, vous allez toucher un pécule, ce que vous allez avoir tous les mois, vous savez que vous avez fait votre temps... vous savez... tout... Le principal, c’est de rester en bonne santé. Tandis que là... vous êtes rejeté... On vous dit... J’avais 4 ans de chômage avec mes histoires de maladie, ça va prolonger de 6 mois parce que j’ai eu la rééducation...Mais là, vous vous sentez... vous ne savez plus... Je ne sais pas... plus l’envie... Passer la tondeuse dans la pelouse, je le fais parce que je ne veux pas que ce soit dit que c’est ma femme qui passe la tondeuse... Pourtant elle, elle voudrait bien la passer, ça lui ferait du bien de marcher, parce qu’elle ne marche pas assez... mais je lui dit : « Je vais être là, la journée à rien foutre et tu vas arriver du boulot pour passer la tondeuse... avec les reins cassés... Tu vas bien... » Je vous dis, la baraque si je la garde, c’est à cause de ma femme... Pourtant, on l’a bien fait tous les deux...

  • - Vous pensez que les choses vont changer ou pas ?

  • - Comment, pourquoi voulez-vous que ça change ?...

  • - Vous pensez retrouver l’envie de faire ?... Peut-être qu’avec le temps, on peut arriver à accepter mieux et à se sentir mieux.

  • - Je ne sais pas... Pour l’instant, je ne sais pas... Je végète je crois... Ma femme, elle sait bien elle : « ça y est, ça ne va pas encore... »

  • - Elle le voit ?.

  • - Oh oui !... Oui, oui... Enfin, faut se faire une idée, une raison...

  • - Moi j’ai l’impression, ce n’est peut-être pas ça... mais je me dis que c’est peut-être comme quand on perd quelqu’un : il faut du temps...

  • - Oui... Pour arriver à l’assimiler... oui... mais enfin... Oh, puis là, ça va mieux... Enfin, on tourne en rond... Oui, ce qu’il faut voir, il y a les jeunes de 20, 25 ans qui ne trouvent pas de boulot.. C’est ce que je vous ai dit, aux ASSEDIC, ils me l’ont dit, il n’y a pas de miracle... Enfin...

  • - Oui.

  • - Et les autres personnes que vous voyez, comment ça se passe pour elles ?

  • - Il y en a beaucoup pour qui c’est très dur, qui tournent en rond comme vous, qui ont l’impression que ça ne va pas, mais il y a aussi des personnes qui me disent : « ça y est, j’ai l’impression de voir le bout du tunnel, j’ai de nouveau envie de faire des choses... »

  • - Ah oui ? Il y en a qui vous disent qu’ils n’ont plus rien envie de faire.

  • - Oui, j’ai rencontré un monsieur qui me disait « Quand j’avais plein de boulot, je rentrais fatigué mais j’avais toujours le courage de bricoler encore, maintenant je suis tous les jours à la maison, mais n’ai plus l’envie de m’y mettre ».

  • (Les yeux de M. Poena s’emplissent de larmes)

  • - Moi je n’ai pas le courage, j’ai tout au garage, un poste à souder... tout le matériel qu’il faut, mais je ne trouve rien à faire... Avant, j’étais toujours en train de souder, percer. Là j’ai mon compresseur, tout ce qu’il me faut... Ben... Faire quoi ?... Je ne sais pas... Je ne vais pas refaire une maison... C’est sûr que bricoler, ça passe le temps...

  • - Oui, parce qu’une fois qu’on est dedans. J’ai rencontré une dame qui faisait beaucoup de couture, elle avait beaucoup de mal à s’y mettre, une fois qu’elle avait commencé, elle avait envie de voir la fin du travail, mais dès qu’elle était au bout, elle avait beaucoup de mal à redémarrer...

  • - Oh, ben quand je suis après faire quelque chose, tailler mes arbres, j’ai commencé par le sapin, là le tulipier, j’ai branché... J’ai commencé un jour, le lendemain j’ai tout fait.. Voyez, j’ai fait un broyeur à végétaux... J’ai vu le modèle, j’ai fait des pièces... J’aime bien ça...

  • L’entretien est interrompu par l’arrivée de Mme Poena qui remarque à l’adresse de son mari : « Alors, tu t’es bien déballé ?... ». M. Poena devient silencieux. Sa femme dit quelques mots de son propre travail, évoque l’ambiance qui a changé, le respect des salariés qui n’est plus le même. Elle souligne que « le plus dur, c’est d’être rejeté ».