- Moi ce n’est pas une question de retrouver du travail, c’était une question de me sentir à nouveau... inclus dans la société... Puisqu’à 35 ans j’ai été reconnue inapte au travail, donc j’ai dû quitter mon emploi... j’ai dû donner ma démission parce que j’étais titularisée [dans une administration]. Ça a eu des débordements même, parce que j’avais caché que j’étais si malade avant et que j’avais dû subir six opérations. Donc je me suis retrouvée du jour au lendemain... sans travail... déclarée inapte par la sécurité sociale qui a passé mon dossier à la COTOREP qui a définitivement entériné mon dossier alors que j’avais fait une demande de re-formation professionnelle, que j’ai faite, mais je n’ai pas pu continuer à travailler parce que ma santé ne suivait pas et donc du jour au lendemain, on m’a dit : » Vous êtes inapte au travail, vous ne pouvez plus travailler » et moi je ne concevais pas une vie sans travail... J’étais à ce moment là seule avec deux enfants... Alors c’était encore plus dur, veuve... très dur à vivre... Et puis j’ai rencontré mon deuxième mari et c’est allé mieux après... Pour moi, je comprenais pas... et puis les gens me disaient « Tu as vu ta tête ? On comprend pas que tu travailles pas. » C’est vrai que j’ai fait maints boulots au noir, j’ai fait femme de ménage, j’ai gardé des enfants à domicile. Mais c’est vrai que je demandais très peu et partant du principe que j’avais des difficultés de vivre, je rendais plus service que je me rendais service parce que j’étais archi sous payée... 50 F par semaine. Quelques fois pour deux enfants...Ce n’était pas énorme et je me sentais vraiment lésée quelque part... et puis on a plus de statut... être reconnu travailleur handicapé, on l’entend régulièrement, c’est les fainéants qui sont reconnu travailleurs handicapés... Et moi, c’était quelque chose qui me touchait vraiment profondément parce que c’était pas quelque chose que j’avais voulu mais qu’on m’avait imposé.... Bon, il y a eu [X], le journal qui s’est fait pour les jeunes, mes enfants y ont participé, au moins un, puisqu’il était dessinateur et qu’il faisait la mise en page, donc j’y allais, j’écrivais, je donnais, je parlais de [ma région d’origine], c’était beaucoup nostalgique.... J’avais l’impression d’être une mamie pour les jeunes de [mon quartier]. J’essayais de m’investir comme ça, mais c’est tellement passager que ce n’était pas beaucoup... et puis j’ai vécu l’enfermement, j’ai vécu être chez soi à rien faire... même la télé ne m’arrangeait plus, broder, faire des napperons, à la fin ça devenait... Il me manquait quelque chose... J’ai donné toujours dans le social. Toute petite que j’étais... J’ai eu une tutrice qui avait créé les centres de filles-mères dans [un département] et donc j’avais toujours baigné la dedans... et subitement, me retrouver sans rien... J’ai toujours connu le social... J’étais dans une famille d’accueil où il y avait des gosses de l’assistance publique, on était quelques fois douze et puis on avait toujours un biberon à donner, quelque chose à laver... On faisait quelque chose de ses mains... J’ai continué à me lever à des heures indues parce que ça ne se faisait pas de rester au lit... Je commence seulement maintenant à prendre le droit... C’est le cas de le dire... Il m’a fallu presque 50 ans pour avoir le droit de me lever à 8 h 30, parce que c’était quelque chose qui était un non-sens pour moi, ça ne se faisait pas... Et puis on vit avec des choses ancrées en soi... Mais j’ai connu des personnes qui travaillaient... Les jeunes de maintenant ne connaissent plus les parents qui travaillent, mais nous, on nous avait inculqué ça... Continuer à travailler, c’était une façon comme une autre d’être encore quelqu’un et en définitive, c’était très dur et je m’enfonçais tout doucement dans la dépression, dans les problèmes de santé encore plus forts... Parce que je n’étais vraiment plus rien... Quand les enfants sont partis, ça a été le vide, mais complètement... Je n’avais plus d’avenir, plus d’identité... Je n’attendais plus rien de la vie... Et en définitive quand il y a eu cette histoire de rénovation et de réhabilitation, ça m’a fait bouger un peu parce que j’ai été obligée de me bagarrer avec [l’office de HLM] et ça a démarré dans le fait qu’on voulait monter une association avec André640 et qu’il est venu me chercher. Je lui ai dit : « J’ai toutes les possibilités, j’ai une machine à écrire... Je veux bien être secrétaire de l’amicale » et c’est reparti comme ça.[De l’amicale on est passé à l’association]. Je me suis vraiment investie là-dedans et j’ai retrouvé une sorte d’énergie, et je me suis sentie à nouveau pas indispensable mais nécessaire... viable surtout... de sentir qu’on renaît... Je ne sais pas... pour moi c’est une renaissance...même les gens qui m’entourent m’ont trouvée changée... Je suis redevenue coquette... Comme les gens qu’on prend à [l’association], c’est le même parcours, de se sentir utile, d’avoir quelque chose à faire de sa journée.
- Il a fallu combien de temps avant cette renaissance ?
- J’ai bien été 10 ans à traîner, à aider les uns et les autres. A la limite, je ma faisais bouffer par les voisins parce que je rendais service à l’un, à l’autre et j’avais tellement besoin de rendre service que quelque fois c’était l’exagération complète... D’ailleurs j’ai encore beaucoup de personnes de là où j’ai habité... Les gens viennent en disant : « Tu nous as gardé les enfants, t’étais sympa, ta maison, c’était la maison du bon Dieu ». J’avais tellement besoin de me sentir utile et peut-être aussi d’affection, d’amour... que j’acceptais de me faire bouffer par les autres à la limite... et ça c’est terrible aussi parce qu’on se rend compte mais on ne sait pas faire machine arrière. Quelques fois on dépannait les gens, même en étant très court... 50 F par semaine, ce n’est pas beaucoup... même parfois je ne voyais rien venir.
- Vous aviez quoi pour vivre ? Une allocation d’adulte handicapé ?
- Voilà, c’est tout, et ça continue maintenant (elle rit) mais je le vis différemment et je m’en accommode... Avant ça me paraissait court et tout ça, mais ma vie ayant changé, ayant retrouvé des repères, parce que je n’avais plus de repère, je n’avais plus rien du tout. C’était une vie comme ça... tandis que là, j’ai l’impression d’avoir retrouver des repères...
- Qu’est-ce que vous voulez dire par « des repères » ?
- Je pense à être reconnue vis à vis des gens, je fais quelque chose, je ne suis plus à fainéanter à la maison... C’est moi qui le dit, ça faisait rire le médecin quand je lui disais que j’étais fainéante, mais je le ressentais profondément... je le ressentais profondément. J’avais l’impression que c’était moi qui m’écoutais... Alors que c’est dans la tête... mais c’est dans la tête parce qu’on a très tôt travaillé. Moi à l’âge de 11 ans, ma tutrice m’a fait travailler dans son centre de fille-mère. Je gardais les enfants, j’aidais la puéricultrice parce que c’était les vacances, qu’il manquait du personnel, donc j’allais garder les enfants avec ma mère nourricière, je ne comprenais pas pourquoi subitement, j’avais même plus le droit de travailler.
- C’était un droit qu’on vous refusait ?
- Voilà, moi je le vois comme ça. C’était un droit qui était humain... et qu’on m’enlevait, qu’on m’enlevait... C’était un peu comme si on m’avait dit qu’on ne me reconnaissait plus le droit d’être mère, d’être... C’est un rejet de la société par rapport aux gens malades, aux gens différents. Alors je me sentais différente... alors quelques fois, je le disais à mon médecin : «Ce n’est pas possible que je ne puisse pas travailler... Ça ne se voit pas que je suis malade... Tout le monde me le dit». En définitive, à la limite, j’aurai voulu avoir une marque différente, que ça se voit à l’extérieur pour qu’on puisse savoir que je ne fainéantais pas... parce que je me sentais coupable... Je me sentais coupable vis à vis de mes enfants, vis à vis des autres, ça me perturbait... Alors je me disais j’ai de la chance, je sais marcher... mais je n’en étais même plus convaincue. C’est ça qui est terrible je n’étais même plus convaincue d’être dans mon droit et d’avoir de la chance d’être comme ça... à la limite, j’aurais voulu une marque distinctive pour prouver ma bonne foi, vis à vis des yeux... C’est ça du regard des autres, c’est terrible de vivre avec le regard et le « qu’en dira-t-on » des autres...
- Vous perceviez ce regard, vous aviez des remarques ?
- Les gens me disaient : « T’es en bonne santé, regarde, tu es bien portante, tu fais bon poids, bonne mesure comme on dirait, pourquoi tu te cherches pas du boulot ? » Et moi je savais que le boulot... Ce n’était pas de la mauvaise volonté, même en ayant changé de travail, même en ayant à 39 ans repassé des examens de [X]. En définitive j’ai retravaillé six mois dans [une administration], je n’ai pas pu continuer. La formation pour le reclassement, ça m’a valu 3 ans où j’ai du partir en dehors de chez moi, 1 an [dans une ville] puis 2 ans [dans une autre]... j’ai du laissé mes enfants à mon compagnon de l’époque, mon futur mari, donc je ne les voyais pas de 8 jours, je partais le dimanche soir et je rentrais le samedi matin ou le samedi soir... parce que la COTOREP refusait que je rentre régulièrement et c’est vrai que c’est ce qui m’a tué parce que j’ai trouvé du travail [à 50 km] et je prenais ma voiture, je rentrais midi et soir, je partais très tôt et je rentrais le soir à 6 h... Je n’aurais peut-être pas du reprendre un travail à temps complet... et même à mi-temps, il y a des jours où je ne suis pas bien... mais maintenant, j’ai accepté cet état de cause.... Mais c’est vrai aussi que j’aime me dépenser, j’aime donner...
- Vous avez retrouvé autre chose et après il y a eu une inaptitude définitive ?
- Au début une inaptitude momentanée, j’étais à 50%, c’était bien, mais la deuxième fois, quand je suis retombée malade, là, ça a été un matin, je me suis présentée à une contre visite à la sécurité sociale et là, elle m’a dit : « Je vous préviens, je demande à la COTOREP de vous prendre en charge, moi je vous trouve inapte au travail. »... Hum... je ne l’ai pas accepté cet état de cause, je me suis battue et on m’a dit « On accepte de vous faire une re-formation professionnelle »... Donc j’ai passé des tests, j’ai fait la re-formation professionnelle... J’étais très heureuse et au bout de 6 mois je suis retombée malade. Alors là, la sécurité sociale m’a dit : « C’est définitif, ça repasse vraiment en commission, ce n’est plus la peine de vous représenter, ça ne sera plus accepté... On demande à la COTOREP de vous prendre complètement. » Donc j’ai une carte d’invalidité mais je me suis battue... Maintenant je suis consciente que je ne peux pas, mais je ne l’admettais pas... Il a fallu peut-être que je mûrisse... J’avais trop cette idée qu’il faut travailler, travailler... C’est quand même quelque chose qu’on nous avait inculqué depuis toujours et puis moi j’ai toujours vu les gens travailler... Donc ça me paraissait inconcevable de toucher de l’argent sans l’avoir vraiment mérité, même si c’est la santé qui n’est plus bonne et qui fait qu’on a droit d’avoir de l’argent... Pour moi ce n’était pas de l’argent... Il fallait de la sueur, il fallait quelque chose mais il ne fallait pas que ce soit donné comme ça... Alors que maintenant je comprends que je peux faire des choses... Sans pour autant... Si je suis fatiguée, je téléphone à André... au début je voulais pas... C’est vrai que je suis soignée régulièrement, que j’ai André qui est au courant de mon état de santé, qui me dit « Attention ! N’exagère pas... » Mais ça c’est quelque chose qui est... C’est en moi, c’est nécessaire... Il faut vivre... Je suis heureuse maintenant de pouvoir donner... Je suis passionnée... J’avais plus de passion en fait... Il n’y avait plus rien. Je pense aussi que je faisais un métier... pas de l’ancien temps, mais quand on avait 20 ans... J’ai fait mes études de puéricultrice à la Croix-Rouge et je me souviens, c’était quelque chose d’encore très symbolique la Croix-Rouge... C’était en 1960 et donc j’avais signé sur l’honneur un papier au cas où il y aurait la guerre, que j’acceptais d’aller en première ligne soigner les blessés... On avait encore cet esprit d’aider... C’était un sacerdoce... Si on faisait des études médicales... infirmière ou autre, c’était un sacerdoce... Et je me souviens quand je suis sortie de mon diplôme suivant les points, on avait une place dans l’armée... Là dans l’armée des volontaires pour le front, j’étais sergent... J’avais passé ma visite de sergent... C’était quelque chose de très fort.
- Avec le recul, par rapport à toutes ces transformations... vous comprenez comment vous avez réussi à « décrocher » du travail et à voir qu’il y avait d’autres choses ?
- Je pense que j’ai toujours mijoté beaucoup d’idées... Parce que comme j’ai vécu dans le social, j’ai vu la misère... Je crois que j’ai touché la misère... J’ai vu les femmes d’après-guerre... A 11 ans... Je suis née en 45, donc en 56, 57, ce n’était l’époque où on refoulait toutes ces femmes qui avaient des enfants sans être mariées, ce n’était pas du tout accepté... J’ai vu des femmes sortir de prison, j’ai vraiment touché cette misère-là... et j’ai commencé à découvrir un autre monde. Déjà j’avais mal vécu l’abandon de ma propre mère... alors de voir que d’autres le vivaient c’était trop fort pour moi et j’ai toujours aimé les enfants... et puis j’ai vécu, j’ai baigné dans le monde des enfants parce qu’on était tous des gosses de l’assistance publique... C’est vrai, c’était une question de donner, de savoir donner et donc j’ai retrouvé, j’ai retrouvé ce que je faisais dans mon enfance, de ce qui a toujours été inné parce que j’ai baigné dedans et là, je suis contente de pouvoir donner, ne serait-ce qu’un sourire, ne serait-ce que de me lever et de me dire aujourd’hui je vais faire telle chose, pour moi c’est important... C’est important de pouvoir être agréable à quelqu’un... même si ce n’est pas grand chose... Je pense qu’on ne fait pas assez attention... Ne serait-ce que dans l’ascenseur... Moi je suis arrivée ici, les gens étaient tous tristes... Au début... même mon mari disait : « On se croirait en prison. » Et maintenant, on connaît pas mal de monde, ça fait un an et demi qu’on habite là, tous les gens disent bonjour, on se dit « Bon appétit » dans l’ascenseur, sans se connaître, et ça, c’est formidable. Les gens se sont aperçus qu’on est capable de dire bonjour en se croisant à la boîte aux lettres... On est capable de remettre un peu d’humanité, remettre un peu de chaleur, un brin de soleil... et ce n’est pas facile et il y a peu de gens qui sont capables de le faire...
- Dans la période difficile, vous aviez maintenu cette capacité ?
- Oh ! Je m’étais enfermée... C’était l’enfermement. Je sortais très peu, très, très peu.
- Comment se passaient vos journées ?
- Un peu de ménage, j’aimais bien faire de la cuisine alors je faisais un peu de cuisine, de la broderie... Mais ça ne me satisfaisait pas, ça ne me satisfaisait pas du tout. Si mes enfants venaient, c’était la grosse joie... Dès que je pouvais les accrocher et les garder à manger. Parce que ça aussi c’est un partage, faire un repas en famille, c’est toujours une fête... C’est vrai que ce n’était pas facile... D’autant plus que quand j’étais toute seule avec eux deux, ils avaient eu la possibilité d’apporter leurs copains, leurs copines... Quelques fois, c’était camping à la maison parce qu’on faisait des jeux tard le soir, et puis on se faisait une bouffe... et c’était à point d’heure, alors subitement la maison vidée, sans rien du tout... On perd... On se raccroche aux bêtes, mais les bêtes, ce n’est pas ça... Il y a des gens qui vont réussir à s’accrocher aux bêtes ou quelque chose comme ça, mais on a besoin de parole, on a besoin d’échanger... Et moi, la rue ce n’était pas suffisant... Tout du moins je ne voyais plus comment... alors que maintenant, dans la rue, je parle... Avoir le courage de lever à nouveau la tête, je dirais à la limite, je ne levais plus la tête, le regard des autres me rendait...
- C’était une sorte de honte ?
- Ah oui !... C’était avoir l’impression d’être à la charge de la société au lieu de pouvoir rendre des services à la société... J’ai toujours ce qu’on me disait à l’école : « Tout travailleur rend service à la société, même s’il reçoit de l’argent en travaillant ; une paille dans un pont ça peut le faire effondrer. » C’était quelque chose de très fort... Je pensais aux soldats qui passent au pas, au risque d’effondrement et je me disais « On ne s’imagine pas que travailler ça peut aller aussi loin... » C’est ce que j’ai retrouvé dans l’association, ce qu’on fait pour le quartier, ça va très, très loin...
- Ce que vous avez retrouvé, c’est l’utilité ?... la responsabilité ?
- La responsabilité peut être, mais plus l’utilité, le fait de donner, d’échanger, de partager, moi c’est toujours ça... et d’ailleurs, je crois qu’à [l’association], les personnes qui travaillent me perçoivent comme ça, parce que j’aime beaucoup... Si j’arrive le matin, on fait le café, je leur dis : « Dépêchez-vous, prenez un café et après, travaillez bien. »... et ça, ça fait plaisir qu’ils prennent le travail avec un café... et puis savoir écouter. C’est vrai, que je crois... c’est difficile à dire... Je crois que je n’ai pas eu une vie très belle, mais dans ma vie qui n’était pas très belle, j’ai eu la chance de pouvoir servir, de la prendre pour dire aux autres qu’on peut toujours s’en sortir, on peut toujours retrouver quelque chose et on peut faire quelque chose de sa vie. Même si on ne travaille pas, il y a des tas de choses à côté. Maintenant j’en suis consciente, mais il y a 4 ans en arrière, on me l’aurait dit, je ne l’aurais pas cru... Je n’entendais plus... et je crois que j’étais très loin. Moi j’appelle ça la descente aux enfers... Je ne voudrais pas que vous le disiez, mais j’ai été jusque dans l’alcool... parce qu’une femme qui est vraiment seule, elle finit là-dedans...
- Vous avez eu des périodes très difficiles...
- Très difficiles... parce que mon enfance a fait que je me suis retrouvée à un moment vraiment seule, face à l’adversité. Mon mari est décédé quand j’avais 27 ans et je me suis retrouvée seule avec deux enfants, en faillite parce qu’il venait de s’installer à son compte... Donc il a fallu recommencer à zéro... Linda de Suza a eu sa valise en carton, moi elle n’était pas en carton, elle était en fer, mais c’était pareil, il fallait tout recommencer et recommencer avec deux enfants. Ce n’est pas évident quand vous avez une mauvaise santé à côté... et c’est pas de changer de région qui fait que la santé revient, on y croit mais ça n’avance pas... j’y ai cru... mais je crois que je ne regrette pas d’être venue par ici, parce qu’on aime tous beaucoup la nature. Et puis il a fallu retrousser ses manches, il a fallu travailler, faire des tas de métiers, j’ai travaillé dans des hôtels, j’ai travaillé comme tout... parce que je ne trouvais pas de boulot... Je suis arrivée chez des amis [dans une « petite » ville]. Ce n’était pas l’idéal pour recommencer une vie. Il a fallu que je vienne sur [une « grande » ville] et tout reconstruire... retrouver un appartement, y croire...
- Et quand vous avez fini de tout reconstruire, ça s’est de nouveau effondré...
- Voilà, parce que ma santé est retombée... Mais enfin, si c’était à refaire, je le referais... Je dis à mes enfants, je ne sais plus qui a écrit ça... mais je m’en souviens, je me le répète souvent... parce que s’il a fallu verser tant de larmes, avoir autant de souffrances, aller si loin dans la déchéance parce que l’alcool c’est la déchéance dans toute sa splendeur, pour pouvoir remonter, reconquérir, reconstruire et renaître... On renaît toujours de ses cendres... On dit toujours que dans un foyer... sauf si on le laisse tout un hiver, mais sinon il y a toujours un petit peu de combustion qui reste et il suffit de souffler dessus... Moi je crois que ça a été mes petits-enfants, l’opportunité du fait que [l’office de HLM] a fait cette réhabilitation et ça a été pour moi une renaissance.
- Vous pouvez m’expliquer ce moment où ça a redémarré.
- On est venu faire des travaux chez moi et chez beaucoup de monde dans la barre où j’habitais... J’ai été le premier appartement à être refait et les ouvriers étaient très, très pressés... Ils m’ont refait l’appartement en une après-midi... Ils ont commencé à 2 heures pour refaire les sols et ils ont terminé, ils m’ont pété les plombs, ils ont terminé avec une baladeuse... Quand on a ouvert les volets le lendemain, on s’est aperçu qu’il y avait déjà des trous dans le parquet... Ils n’avaient fait que ça, déménager, réaménager en quatrième vitesse et ça m’a foutu dans une colère terrible, alors j’ai écrit au préfet, j’ai écrit partout... et à cette époque-là, [j’ai été contactée par d’autres personnes, et en particulier par André qui voulait se battre pour le quartier.]
- Vous vous connaissiez ?
- On avait discuté deux, trois fois, mais sans plus et puis les affinités se sont faites, on a rediscuté de ça. André est venu me dire qu’ils voulaient essayer de monter une nouvelle amicale des locataires, j’ai tout de suite été partie prenante et puis on s’est découvert.
- Où avez vous trouvé l’énergie à l’époque ?
- J’attendais, peut être que j’étais en attente... Je me rendais compte que je pouvais plus vivre comme ça, quelque part je ne pouvais plus vivre...
- La rénovation de votre appartement, c’est une occasion que vous avez saisie ?
- Ah oui, ça a été l’occasion de faire à nouveau quelque chose de ma vie... De pouvoir être encore utile, pouvoir servir à quelque chose,... pour moi, c’est mon... Je dirais, pouvoir servir à quelque chose... Etre nécessaire au quartier, aux gens... En plus, j’aime ce quartier... ça m’a toujours importé... ça me foutait dans des états pas possibles de voir comment les gens pouvaient se conduire, comme là quand on voit tomber des sacs poubelles par les fenêtres... ça m’horripile... Je voudrais pouvoir prendre les gens et leur dire : « Mais enfin, regardez ! Vous ne connaissez pas [La Courneuve] ! Alors que là, il y a de la verdure. » Moi j’ai l’impression d’être tout le temps en vacances... Quand j’entends les gens se plaindre de [notre quartier], moi je suis profondément choquée parce que je pense que ces gens ne s’imaginent pas que pas très loin, à 800 km, il y a des gens qui vivent dans la grisaille et qui aiment... moi je sais que j’aime [mon département d’origine], j’ai horreur qu’on en dise du mal, mais quand je vois ce rideau de nature, tout leur est donné sous la main. Et les gens s’en vont si loin alors qu’ici, on a tant de choses. Moi je dis qu’ici on a tout ce qu’il y a dans le monde, mais à portée de main... Le Colorado, on va dans l’Ardèche, on l’a. Tout est humain, c’est ça que je regarde...Je suis très chauvine, j’adore la France. Je suis allée au Luxembourg, beaucoup de fois en Belgique, en Allemagne, en Suisse, mais je n’ai pas trop envie d’aller ailleurs. Ce serait mon rêve de pouvoir écrire un livre sur la France, mais vraiment ces petits coins dont on ne parle jamais... mais j’ai peur que les gens envahissent tout... Je regrette que les gens soient cochons... moi je préfère quand on n’a pas trop touché, c’est détruire ce que Dieu nous a donné... C’est l’homme qui a fait son propre malheur... Regardez à Vaison-la-Romaine... ça fait de la peine pour les gens qui ont perdu leur maison, mais on n’avait pas pris en compte la nature.
- On peut dire que c’est votre amour de la région qui vous a aidé ?
- J’ai beaucoup visité la France, mon premier mari était routier, donc je l’ai accompagné avec les enfants, on a visité beaucoup de coins de France... je voudrais pouvoir... je me dis qu’il y a des choses qui sont trop belles pour les laisser gâcher... et c’est vrai que mon amour de la nature, savoir regarder les choses au calme... Moi quand je dis aux gens que je m’assieds Boulevard [X], que je regarde passer les gens et que je m’ennuie pas... c’est coloré, c’est agréable... au printemps, vous voyez les bourgeons sur les arbres qui jouent avec un rayon de soleil... vous avez l’impression que c’est des pierres précieuses... et ça, les gens ne regardent pas ça... Avant je n’avais plus le temps... je regrettais de ne pas savoir peindre ou dessiner, moi je ne sais pas mais je le fais avec des mots, j’aime beaucoup écrire, des poèmes... C’est vrai que je m’ennuie pas... C’est marrant, j’ai eu l’enfermement de ne pas pouvoir échanger, pas pouvoir donner, c’était ça ne plus avoir de contacts humains.
- Et maintenant vous avez rétabli ces contacts...
- Et je me sens bien... Mais ce n’était pas m’ennuyer, c’était être le prisonnier de l’inutile... j’avais l’impression de tourner en rond, d’être dans un bocal. Je ne sentais plus l’utilité d’aller dehors puisque je ne servais plus à rien, je n’avais aucun besoin, je ne sentais aucun besoin et puis c’est vrai... alors que c’est idiot... ma pension n’a pas changé, j’ai toujours les mêmes revenus, au contraire mon mari maintenant est à la retraite, on touche même un peu moins (elle rit), mais c’est différent... comme quoi, il suffit de peu de choses pour voir la vie différemment... Quand je vois une des premières employées de [l’association] doucement évoluer, quelque fois je me dis que j’ai eu cette même évolution, moi aussi, de me sentir... Et puis, j’ai été prise tout de suite par cette idée de [l’association], c’était quelque chose qui était l’aboutissement presque d’un rêve, pour moi c’était quelque chose qu’on allait pouvoir faire parce que des idées j’en ai, mais je pense qu’on ne peut rien faire seul. Il faut être une équipe, il faut être à beaucoup, il faut y croire, il faut savoir influer à tout le monde son désir de faire quelque chose. Si on est tout seul, on ne peut pas y arriver, je suis consciente que c’est l’union qui fait la force... Si on n’est pas à plusieurs à réfléchir dans le même sens, on n’y arrive pas. C’est comme un travail... Si on travaille tout seul, on fera du bon travail, mais il faut toujours une équipe à côté, ne serait-ce que pour vendre ce travail, vraiment je me suis rendu compte que vraiment seul on ne peut pas. Et là, tout pouvait se concrétiser, c’est formidable
- Vous avez été présidente dès le début ?
- Au début, il n’y avait pas de président... Avec André on a tiré les gens de l’amicale qui sont restés après au conseil d’administration et tout doucement, on a travaillé d’arrache-pied et c’est devenu une volonté. Pour moi, c’était important... La première fois que des administrations se sont opposées à l’installation de notre association, j’ai pleuré, j’ai été huit jours... je m’étais enfermée à la maison... c’est André qui est revenu me chercher, mais ça m’avait fait terriblement mal... parce que ce n’était pas quelque chose qui était pour moi mais qui était pour le quartier, parce que ça fait très mal quand on parle de ce quartier comme d’une ZUP... Dire ZUP, c’est tout de suite rejeter les gens, c’est une façon de dire, c’est un handicap... pour vivre normalement. Je l’ai ressenti quand j’avais mes enfants, je leur ai toujours dit « Ne dites pas que vous habitez dans une ZUP, dites [le nom du quartier]. » Je me rappelle une remarque d’un employeur de mon fils au sujet d’un jeune qui avait posé une candidature chez lui : « Oh là, là ! C’est un gars de la ZUP... » et mon fils avait dit : « Moi aussi j’y habite ». L’employeur n’y avait jamais fait attention, il pensait que je vivais dans des maisons individuelles... Il a tiqué. On sentait que tout de suite il y avait un rejet. Ça, souvent je l’ai dit. Je l’ai dit à Strasbourg,641 c’est une façon de rejeter les gens. C’est comme si on disait « Toi, tu sors de prison. » C’est l’étiquette. « Tu habites la ZUP, donc tu n’es pas bien. » C’est comme ce que je ressentais quand j’étais petite en 49, 50. Quand j’ai commencé à aller en classe, parce que j’étais de l’assistance publique, on n’était pas habillé pareil... On était repéré... On n’était que trois, mais tabliers, godasses, c’était signé et les gamins disaient : « Toi, t’es de l’assistance publique. » et ça me faisait mal, et après j’ai eu un petit frère qui était noir et je ne savais pas ce que c’était le racisme et j’avais 11 ans et quand il est allé à l’école, on le traitait de négro. On aurait pris un couteau qu’on m’aurait enfoncé dans le coeur... Je revenais dans des états pas possible chez mes parents avec mon petit frère serré contre moi parce qu’on l’avait traité de négro... C’était horrible, je n’imaginais pas qu’on pouvait être méchant comme ça. Moi, je ne le voyais même pas, je ne voyais même plus qu’il était noir et ça c’est des choses... J’ai toujours vécu avec ça... « Toi t’es pas comme nous, t’es une bâtarde ». C’était un mot... Il n’y a pas longtemps qu’il m’est revenu dans la tête, « T’es un bâtarde » on me disait. Ça me faisait mal, je me disais « c’est pas possible » et c’est plus tard qu’on se rend compte qu’il y a des mots qui ont marqué comme ça.
- Vous défendez votre quartier comme vous défendiez votre petit frère ?
- Oui, c’est ça qui est revenu en moi... Je pense que quelque part j’ai de la chance... C’est un bien ou un mal, c’est que je suis très sensible, très humaine et trop humaine... Quelque fois ça m’a joué des mauvais tours, mais je pense qu’il faut savoir ouvrir son coeur, donner aux autres... Ce n’est jamais vraiment complètement perdu... Faut savoir entendre les autres et j’en étais arrivée à un stade où je n’entendais plus ce qu’on me disait et je n’entendais plus les autres non plus. C’est ça qui est grave, quand on devient sourd à tout.
- Aujourd’hui vous aimeriez changer des choses à votre vie ou ?...
J’y suis bien... Je ne travaille pas mais j’ai de la chance et ça il y a 4 ou 5 ans on m’aurait dit ça, j’aurais dit « non, ça va pas la tête ». J’ai la chance d’avoir le temps, de regarder ce que j’aime et j’ai le droit...ça fait rire le médecin, ça fait rire André, quand je dis : « Tu te rends compte, maintenant j’ose prendre un droit »... Mais vous savez, je crois que j’ai gardé quelque chose que très peu de monde garde, j’ai gardé mon âme d’enfant... Je le vois avec ma petite-fille. Parce qu’en plus je suis devenue grand-mère, tout m’est arrivé en même temps... Moi qui n’avais pas de famille, la famille que je n’ai pas eue derrière, je l’ai devant... J’ai une petite-fille qui a trois ans, ça a concordé et ça, ça a été une force supplémentaire... d’être bien, de pouvoir vivre longtemps et de pouvoir donner encore plus à ses enfants. Je crois qu’il faut avoir touché le fond, avoir beaucoup souffert... André n’est peut-être pas passé par là, par où je suis passée, mais je le trouve formidable aussi parce que... il donne... parce que certains disent « T’es payé » mais je vois bien qu’il donne beaucoup de son temps à [l’association], comme Bobby avec sa grosse voix de nounours... donne beaucoup aussi. Ce sont des gens qui ont eu l’évidence que ça pouvait exister et que ça devait exister... Mon cheval de bataille maintenant, c’est que ça reste sur le quartier, que ça ne devienne pas trop grand... Je voudrais pas que ça devienne une entreprise comme les autres et que je le disais hier soir, hier j’ai assisté au bureau...c’est la première fois que je retournais.... Je leur disais qu’il ne faut pas que ça grandisse de trop parce que je l’ai trop entendu dans d’autres associations : « Maintenant on a embauché des salariés, on n’a plus le temps, on est une entreprise comme les autres. » Il faut garder la possibilité d’échanger et pouvoir toujours trouver une solution aux problèmes... rester à taille humaine... Dès le moment où l’on envisage trop haut on ne peut plus s’en sortir.. Il faut rester à une taille humaine et toujours pouvoir faire un suivi... parce que pour beaucoup [dans l’association] ce sont des gens qui sont arrivés avec un parcours où il n’y a plus rien qui existe. C’est le désert, l’hiver continuellement et il faut redonner à ces gens une étincelle dans les yeux et se dire que tout est possible... Moi j’ai surpris Marc et les autres quand ils ont entendu que je parlais l’autre jour, ils étaient surpris, ils m’ont dit après : « On ne savait pas que c’était comme ça pour toi. » Il n’y a aucun vouvoiement, on discute... Je trouve que c’est important. Une femme que je connaissais [à l’association], un jour, elle avait de gros problèmes avec ses enfants... Je lui ai dit : « Ecoute, je te fais un papier, c’est vrai tu travailles bien ». Elle dit à Bobby « Mais il faut que ce soit André » et Bobby lui dit « au contraire c’est mieux, comme c’est la présidente », et elle s’est retournée d’un bloc et elle m’a dit « Eh bien ! T’as pas changé toi... » « Qu’est-ce que tu voulais, comment tu voulais que je change ? Tu vois, toi, tu as voulu t’acheter une voiture, moi je me trouve bien sans... » Il fut un temps où j’ai regretté d’avoir vendu la voiture... C’était ou je payais mon loyer ou je gardais la voiture... Combien de fois j’ai regretté la voiture et maintenant je m’aperçois que j’ai aucune raison. J’ai trois lignes de bus... trois possibilités... C’est vrai que quand je vais faire les courses... [X]
- Vous avez pris de la distance par rapport à ça ?
- C’est tout un état d’esprit qui s’est fait subitement... Enfin subitement, je ne me suis pas aperçu du changement, ça c’est fait doucement... J’ai évolué et je ne me suis aperçue que je n’étais pas aussi malheureuse que ça... on finit dans l’enfermement... on finit par s’apitoyer sur soi... en regardant et en écoutant de nouveau les autres, je me suis aperçu qu’il y avait plus malheureux que moi...
- Vous avez relativisé ?
- Voilà.
- Vous vous êtes accordé des droits aussi... droit au repos...
- Oui, il y a très longtemps, j’ai pris conscience que j’étais en non-droit... C’est une fois, je vais voir le médecin, je discute beaucoup avec lui... il était fou de joie quand je lui ai dit que je faisais partie d’une amicale parce qu’il savait que j’en avais besoin... Je lui ai dit : « Vous vous rendez compte, ce matin, je me suis levée à 8h30, je n’étais pas bien, j’ai téléphoné à André pour dire, je ne viens pas maintenant, je vais me reposer un peu et j’étais toute surprise d’avoir osé ce geste là, d’avoir osé dire “je ne suis pas bien” ». J’en ai été tellement surprise que je l’ai dit à mon médecin « Vous vous rendez compte, je me donne des droits... » Mais j’ai pensé en même temps « Tu as vécu en non-droit pendant des années. ».
- Vous vous êtes accordé le droit d’être indépendante des autres...
- Même je refais le marché, je refais mes courses toute seule ; je n’allais plus faire mes courses, je ne sortais plus. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Il n’y avait rien d’intéressant. Tandis que maintenant, comme disent les Canadiens, je vais magasiner. J’aime bien ce mot, c’est exactement ça... Regarder, ne rien acheter, avoir le plaisir de toucher, de retourner. J’ai des envies, mais en fait, je sais que je ne peux pas. Comme par exemple je me suis acheté... je le raconte souvent, parce que c’est la preuve qu’on peut avoir des choses... je me suis rendu compte qu’il y a des endroits où ils font des remises... Bon, Céline Dion, j’en avais une envie folle. Avant, j’aurais voulu tout de suite, j’aurais râlé, je l’aurais acheté quitte à avoir des difficultés... Tandis que maintenant, je me suis dit « Comme à l’accoutumée, ils vont le baisser », et je me suis acheté l’avant dernier. Et je me suis rendu compte que la folie de posséder, c’est affreux.
- Vous avez perdu l’envie d’acheter, d’être comme les autres ? Vous avez réussi à être indépendante ?
- J’ai perdu... J’ai peut-être gagné, enfin perdu... avant j’étais trop attachée aux valeurs actuelles et en fait j’ai retrouvé mes anciennes valeurs, ce n’est pas ressembler aux autres qu’il faut, c’est simplement être soit même, ne pas avoir honte d’être comme ça, ne pas avoir honte d’être comme on est parce qu’on veut... Je me dis souvent que les gens vivent par rapport aux voisins : « Il a ça, j’ai envie d’avoir ça ». Et je ne tombe pas, je ne tombe plus dans ce travers... Je l’ai toujours eu... Quand j’ai vendu ma voiture, peu de gens ont compris, en plus c’était une 2CV... mais c’est vrai que je n’avais pas de garage, les gamins n’arrêtaient pas... Un jour je l’ai retrouvé sur cale, avec tous les problèmes que ça m’a causés avec la police parce qu’ils ne comprenaient pas que je pouvais pas racheter quatre roues d’un coup... Cette voiture me coûtait cher, je l’ai vendue pour ça... Peu de gens ont compris que j’ai vendu... Il faut choisir, ou on fait crédit ou on vit normalement. Donc il a fallu se séparer de quelque chose. J’ai eu quelques fois des regrets... mais aujourd’hui je prends le bus ou le train...
- Vous vous êtes fait une raison ?
- Non, j’ai vraiment compris que j’avais trouvé ma solution, il fallait trouver le courage d’être soi-même, de ne pas raisonner avec le regard des autres et ça c’est des choses importantes, avoir ses propres valeurs... Il faut rester à sa place, savoir-vivre avec ce qu’on a, le peu qu’on a, et dignement. Et ça, c’est quelque chose qu’on nous inculquait avant... On n’avait pas à manger... Un jour, je suis rentrée à la maison et j’ai dit à mon mari, « J’ai envie de manger un café et des tartines... » Ma mère nourricière, quand on rentrait tard, elle nous disait : « c’est un fruit défendu, vous ne direz pas à Papa que vous avez mangé des pommes de terre, on va faire des tartines grillées à la cassonade... » C’était rien, mais c’était un fruit défendu, c’était merveilleux... Je me suis régalée. Pourquoi on fait comme les autres ? Il faut manger de la viande à midi, ceci, cela... Pourquoi on suit comme des moutons de Panurge ? On peut vivre autrement, on peut vivre bien avec des petites choses.
- Il vous a fallu du temps pour penser comme ça ?...
- Oui, c’est vrai, j’étais compliquée... Un repas, ça ne se servait pas comme ça. Je faisais un plat pour les tomates, un plat pour les machins... maintenant je suis revenue au plus simple... Tout doucement ma vie s’est... peut-être que j’ai retrouvé ce que je pensais être et que je ne savais plus mettre en place. On vit trop compliqué... Je me suis rendue compte que si je réfléchis trop, je m’angoisse, je me fais du souci. Pourvu que le temps... Si je me dis « Demain on verra » C’est dix fois plus simple. La vie est simple si on la prend au fur et à mesure. Alors j’ai un agenda. André m’a téléphoné ce matin, je sais qu’au mois de septembre et d’octobre j’ai deux rendez-vous à Paris. Mais je m’en fiche, je les ai notés et c’est tout. Alors qu’avant j’aurais angoissé.
- Vous avez beaucoup de responsabilité, contacts par [l’association] ?
- Ça m’a rendu où j’en étais quand je travaillais avec ma tutrice dans le centre pour filles-mères. J’étais le bras droit de la directrice. Je connaissais bien la marche du centre, et donc j’avais beaucoup de relations avec les toubibs, de responsabilités, les achats... C’est vrai que ça m’a redonné ce goût là, d’avoir retrouvé ma place... d’avoir retrouvé une place que j’avais perdue... C’est aussi comme quand je travaillais comme infirmière de nuit et le week-end, le week-end j’étais responsable, je m’occupais des mamans et de la pouponnière, j’étais seule... Ça m’a rendu ces responsabilités là.
- C’était difficile de se retrouver sans ces responsabilités ?
- C’était difficile en fait de perdre toute identité, toute reconnaissance sociale, on n’est plus rien.
- Que pensent vos voisins, vos amis, votre famille, de votre situation ?
Les amis, je n’ai pas. Je me suis rendu compte qu’on s’était beaucoup servi de moi et il a fallu faire un tri... Dès que j’ai commencé à m’occuper de [l’association] et que j’ai été présidente, c’était encore l’occasion de nouvelles demandes... J’ai pris le taureau par les cornes et j’ai fait comprendre qu’il fallait se déplacer, aller à [l’association], que je n’étais pas seule à décider, qu’il y avait pas de passe-droit. J’ai joué franc jeu tout de suite... Les gens ont fait un peu la tête puis ont compris. J’ai toujours été quelqu’un d’assez seul, solitaire. J’ai une amie qui est restée dans [mon département d’origine]. Par contre j’ai lié des amitiés et beaucoup de relations par [l’association], ici et dans [d’autres départements]... Mes enfants sont inquiets que j’en fasse trop. Mais ils sont rassurés quand mon mari m’accompagne, par exemple quand j’ai dû aller à Paris pour l’association. J’en ai un qui ne comprend pas... Il me dit : « Tu as ta maison, ton ordinateur. Tu écris, tu as plein de trucs à faire »...
- Il ne comprend pas parce que ça ne vous rapporte pas d’argent ?
- Oui, je crois que c’est ça.. « T’es pas payée » qu’il me dit. Je lui dis qu’il y a des choses qu’on fait sans être payé et ça, il ne comprend pas... Il faut savoir dire que le bénévolat, si vous vous apportez aux autres, ça vous apporte aussi et moi ça m’apporte énormément... dans la mesure où j’ai des échanges. Je peux apprendre des choses, c’est intéressant et quand je donne, je reçois aussi. C’est continuel, c’est le flux et le reflux.
- Ça, votre fils n’arrive pas à le concevoir ?
- Non, il ne comprend pas que j’ai besoin de ça pour me sentir bien... Mais j’ai compris une chose, le bénévolat, on y va pour le plaisir, le travail c’est une obligation. Alors qu’en fait, les gens, quand ils arrivent à la retraite... on voit bien les gens qui ont cette difficulté, j’ai bien vu mon mari... Il a fallu tout un travail pour lui faire comprendre qu’il n’y avait pas de déshonneur alors qu’il était lui aussi pensionné. Ça ne changeait rien à son statut, mais le fait qu’on lui dise qu’il était à le retraite, il ne comprenait pas... pourquoi il était handicapé...
- C’est un cheminement difficile ?
- Alors que moi je dis carrément, je suis en préretraite. Maintenant je ne suis plus handicapée, je suis en préretraite.
- C’est plus facile à vivre ?
- Oui, oui... mais je ne crois pas que je serais inquiète à la retraite, j’essaie de ne plus penser que je vieillis, je ne vieillis pas... En fait vieillir c’est l’âge, le chiffre mais aussi en soi... Moi je crois que je serais encore capable de faire des pâtés de sable... Avec mes petits-enfants, je vais avoir l’enfance que j’ai pas eue et ça, je me régale, la dernière fois j’ai fait des confitures... elles ont senti si bon parce que c’était pour les petits-enfants. C’est ça une mamie. Je leur ai dit que j’allais écrire une charte des mamies parce que je pense qu’il faut que je leur écrive quelque chose. Mon fils me dit « Quand elle vient, elle fait ce qu’elle veut ici, alors que nous, on n’avait pas le droit ». Je lui ai dit : « Il y a une différence, toi tu es le papa, tu punis, moi je suis la mamie, je suis là pour la consoler, je lui donne des sourires et des baisers et ça, c’est différent. Avec vous j’ai dû punir, avec eux je veux pouvoir en profiter, être le confident, être capable de dire des choses que les parents n’arrivent pas à faire passer. » Il y a des grands-parents très nerveux, qui parlent fort avec eux. Ici ce n’est pas pareil, elle chante avec moi... Je me sens pas vieille, c’est pas parce que je suis grand-mère...
- Plusieurs éléments vous ont aidée...
- C’est arrivé presque à la fin de ma première vie. J’ai eu une vie faite de douleur, de souffrance, de non-dit... C’était l’après-guerre, j’ai connu l’assistance publique qui était l’assistance publique du rejet. Maintenant on dit plus ce mot là... Les gosses de l’assistance publique étaient rejetés, c’était les enfants de la guerre. Il y a eu les camps de concentration des allemands et les camps de concentration des enfants. Ça on n’en parle pas. Moi je le dis et je l’ai écrit même...ça a été des sévices physiques et mentaux affreux. Il y avait un inspecteur qui passait tous les six mois. Je l’entends encore dire : « Pour le déjeuner, c’est beurre ou confiture, pas les deux, c’est déjà bien beau qu’on leur donne à bouffer à ces gosses ! » Vous savez avoir 5 ou 6 ans et entendre ça... on l’a assez entendu... On n’avait pas à se plaindre, c’était déjà bien beau. Ah ce mot « bien beau »... On volait presque la nourriture des autres et ça c’était très dur. Je connais d’autres enfants de l’assistance publique, élevés dans la même région, les garçons, c’était encore plus dur. Ils allaient travailler dans les fermes.
- C’est pour ça que vous avez eu tant envie de donner, parce qu’on vous avait fait sentir...
- C’est certain, alors que j’ai une belle-fille qui n’est pas de l’assistance publique, mais qui a eu une enfance malheureuse : un père mort dans la boisson, une mère morte très jeune, beaucoup de frères et soeurs... elle est très vindicative, très hargneuse : « Moi, je ne pardonnerais pas ». D’ailleurs elle me dit: « T’es con toi, avec ce que tu as vécu, tu deviens trop bête »... Moi je dis : « Au contraire, faut pas faire aux autres ce qu’on nous a fait. » Ah non elle « J’ai pas eu ça, c’est comme ça ». Elle ne comprend pas. Ce n’est pas tirer un trait ou passer l’éponge, c’est simplement se dire : « Je suis gonflée de besoins, de... J’avais envie d’avoir ce que je n’ai pas eu... Mais je sais tout ce que j’aurais voulu donner en contrepartie et que je n’ai pas pu donner... Il faut que je le donne aux autres ». C’est important, cette affection en trop et même je suis consciente d’être une mère qui a fauté par trop d’amour. Je le dis souvent à mes enfants : « A trop vous aimer, je n’ai pas bien fait parce que je voulais tellement donner » et puis j’ai voulu jouer au papa et jouer deux rôles c’est pas évident quand on a soi-même rien eu avant. On ne peut pas, on ne bascule pas bien... quand on est déjà avec une carence et qu’il faut suppléer à une autre carence, c’est pas possible... mais je suis contente quand même parce qu’ils sont tous les deux bien, bien élevés, ils ont fait des bêtises, je les entends raconter maintenant... Je me dis « c’est pas vrai »... mais tous les deux ont un amour et un respect de la nature, l’honnêteté, la politesse, chez eux c’est inné et un respect profond de tout ce qui les entoure, et ça, c’est important pour moi, le respect de l’autre. Ne jamais juger. Je leur dis toujours qu’il ne faut jamais juger. J’aurais été malheureuse si on m’avait dit un jour « Vous serez juré » parce que quand on doit parler de quelqu’un, il faut pouvoir prendre ses godasses, son coeur, son âme, sa tête et dire, je me mets dans sa peau et on ne peut pas faire ça... L’homme le plus noir a droit à une once de pitié et de compassion parce que quelque part il y a quelque chose qui n’a pas tourné rond. Moi je ne juge personne parce que premièrement on ne sait pas qui nous jugera, secondo on n’est pas des saints, donc on ne peut pas juger, on doit essayer de comprendre... Comme on me dit : « C’est parce que tu ne veux pas qu’on te juge... » ça c’est sûr aussi... Je sais que c’est dans le profond humain. Mais j’ai horreur de dire du mal, je ne veux pas blesser... J’ai été blessée et quand on a eu cette expérience il ne faut pas le faire aux autres, c’est une conviction à moi, elle est profonde, elle est ancrée et ça c’est personne qui me l’a donnée, c’est moi... Je ne souhaite jamais du mal à mon pire ennemi. J’ai même de la peine pour les gens qui tuent... comme ce Marc Dutrou... Je me dis quelque part c’est un fléau, un danger public, mais il y a des gens qui l’ont couvert. On lui a donné toute la latitude de faire mal. Je ne dis pas qu’il fallait le tuer, c’est pas une bête, mais je dis qu’il y a des possibilités de soigner... Ce qui m’affole aussi, c’est les manipulations génétiques. Je l’avais écrit il y a quinze ans, je le relisais... « On s’arrogera le droit de choisir un garçon ou une fille ». On a dit du mal de Hitler mais c’est ce qu’il faisait, il voulait créer une race, ce n’est pas ce qu’on est en train de faire ? Le monde devient fou. Moi je dis c’est super qu’on soit allé dans la lune... mais à quoi ça sert de dépenser des milliards... des dépenses de l’impossible... Il y a tant de gens qui crèvent sur Terre... Moi je pense qu’il y a une main supérieure... je vais très loin dans mes pensées. Quand on dit que Dieu est méchant parce ce que s’il y avait un Dieu, il empêcherait tout ce qui se passe sur la terre, moi je dis que Dieu ne s’est jamais trompé, il nous guide, mais ce sont les hommes qui décident tout seul et c’est une manière de gérer la population terrienne... c’est affreux... mais c’est vrai que je pars du principe... le sida... c’est venu parce qu’il y a le progrès, on se déplace tellement facilement... Le progrès, on en a besoin, mais est-ce que l’homme sera assez intelligent pour bien maîtriser les choses. C’est comme Einstein et la bombe d’Hiroshima. L’homme passe sa vie à défaire ce qu’il a fait et à réparer ses bêtises. C’est passionnant, mais c’est terrible.
- Ça vous donne une philosophie de la vie, une sorte de sagesse ?
- Sagesse, c’est un bien grand mot, mais j’essaie de prendre ce qui m’est donné et je le prends au moment venu, au moment voulu... avant je tempêtais quand il faisait mauvais... bien que j’aime beaucoup la pluie... je trouve que la pluie a un langage. Il y a la pluie colère, pluie douce, pluie qui lave, pluie d’orage, pluie nourricière... tout le monde se désespère parce que l’été est pourri... je me souviens en 78, l’été, il pleuvait, un été pourri, je venais d’arriver... je pensais que je ne m’habituerais jamais. Mais il y a eu un automne, c’était la merveille, je n’avais jamais vu des couleurs comme ça. Après je me suis aperçue que tous les automnes sont magnifiques. L’homme il est fait qu’il ne compte tous ses malheurs et il compte pas tous les tas de bonheur qu’il a à côté... On prendrait une balance, on s’apercevrait que les bonheurs sont autant que les malheurs, mais on se souvient plus du malheur, il fait tellement mal, il est tellement perçant.. mais on arrive aussi à pleurer de bonheur...
- Je vous remercie d’avoir pris le temps de me parler de votre parcours...
- Ce qui est difficile c’est de parler de l’alcoolisme. Je sais qu’[un travailleur social] le sait parce qu’un jour je faisais une info aux alcooliques anonymes... et horreur, horreur, il est entré... et puis ça c’est très bien passé, jamais il n’en a parlé... André est au courant parce que j’ai trouvé logique que je lui en parle et puis, je ne devais pas en rougir. Il y a des jeunes qui sont arrivés un jour parce que j’ai voulu ouvrir une réunion [hebdomadaire dans un centre social]... J’ai cru que ça allait faire le tour du quartier Je les ai invités, je leur ai dit qu’ils pouvaient venir. J’évite de trop en parler parce que les gros problèmes que j’ai eus, ça ne regarde personne, mais dire que je m’en suis sortie, ça je peux le dire, dire que je vais mieux, je peux le dire. Mais je n’en ai pas honte parce que je sais que c’est une maladie et que quand on est femme c’est difficile d’en parler... et puis c’est certainement beaucoup plus rejetée, la femme est certainement beaucoup plus montrée du doigt. Moi je ne l’étais pas, ça ne se passait pas dehors, mais je pense qu’il y avait des gens qui le savaient, comme les enfants étaient au courant... et c’est là aussi qu’est leur souffrance, mais là je suis archi pardonnée. Ils ont bien compris que j’étais très seule et que j’ai dû me débrouiller. Et il y une reconnaissance pour eux parce qu’ils voient le changement, ils voient les plaisirs qu’ils ont et c’est tellement différent... S’il faut en avoir passé là, je ne regrette pas. Je regrette de ne pas en avoir parlé plus tôt parce que je l’ai beaucoup caché, même à mon médecin, parce que la honte et la culpabilité sont énormes, mais je ne trouvais plus que ça à faire les derniers temps, entre le raccommodage et les machins. Je remplissais ma vie autrement. Ça fait rire mes amis quand je leur dis ça... après... remarquez vous pouvez en parler sans me citer mais c’est vrai qu’il y a énormément de gens qui sont au chômage, qui tombent dans l’alcool, et ça c’est aussi une dépendance, avant la dépendance de la drogue. Moi ça a été avec les médicaments... on fait des mélanges... vous savez, c’est malheureux à dire, il y a beaucoup de jeunes qui boivent, qui sont déjà dépendant à l’âge de 15 ans... c’est grave.. De mon temps, ça commençait plus tard, ça commençait par l’ennui parce qu’on ne savait plus quoi faire, qu’on se sentait seul, parce qu’on était timide, parce qu’on n’était pas bien dans ses bottes. Alors que maintenant, les jeunes cherchent leur plaisir parce qu’ils n’ont plus d’horizon, et ça, c’est grave... On fait tous les ans une réunion d’information au Lycée [du centre ville]. C’est là que je pose la question. Quand certains maires obligent... qu’ils interdisent de rester dans la rue... les mettre dans des trucs surveillés, les obliger à faire quelque chose... pour le moment c’est prendre la liberté... Mais avant ça coulait de source qu’un enfant ne devait pas traîner à 12 ans, puisque les parents ne prennent plus en charge, c’est à la société de prendre. Cette méthode, il faudrait presque qu’il y ait des asiles... Je n’aime pas ce mot là, mais des asiles de nuit comme il y a pour les... mendiants en plein hiver... où il y aurait peut-être pas des éducateurs spécialisés mais des personnes... sans être moralisant mais qui leurs donnent des envies, qui leur ouvrent d’autres horizons que de traîner dans les caves et de voler, casser... parce que c’est vrai qu’ils détériorent de plus en plus. Parce qu’il faut quand même protéger la société. Il faut les protéger eux d’abord et ensuite la société... on voit la prostitution de plus en plus...
L’arrivée d’un fils de Mme F. met fin à cet entretien.
Une autre personne à l’origine de l’association par l’intermédiaire de laquelle j’ai rencontré Mme F.
Il s’y est tenu une réunion nationale des associations de quartiers à laquelle Mme F. a participé.