2.7 J.-P. Dautun & A. Ratouis.

Télérama n°2284, 20 octobre 1993.
J.C. Raspiengeas.

2.7.1 Détresse humaine.

Un jour, Jean-Pierre Dautun, jeune prof de français, claque la porte de l’Education nationale. Son goût pour les mots le pousse à devenir « rédacteur de slogans » dans une agence de publicité, chargé d’« enchanter le marché ». Aujourd’hui, il déchante. Le voilà enrôlé, malgré lui, dans la cohorte anonyme des « Deld » (Demandeurs d’emploi longue durée). Il s’est fait virer le lendemain d’une campagne... réussie !

Depuis deux ans, Jean-Pierre Dautun rame en solitaire pour trouver du travail. Et, comme ses frères d’infortune, il « doute du bon emploi de son temps sans emploi ». Prend-il le métro : « Combien de chômeurs dans cette rame ? » Le chômeur de fond marche à reculons vers la ligne de fuite de son avenir rétréci. « Son agenda tourne à l’envers. Pour ceux qui travaillent, encore une semaine de plus vers la retraite. Pour le chômeur, encore une de moins vers la fin des droits. »

Chronique des non-travaux forcés est un journal de guerre, un acte de résistance, un relevé tonique et déprimé d’un monde crépusculaire, un état des lieux d’une fin de siècle, un samizdat pour une société développée qui court à sa ruine. Ou comment un homme, au fil des mois, descend jusqu’à n’être plus qu’une « ressource humaine ». Oubliée. Inutile. Jean-Pierre Dautun ne se plaint pas. Il observe, décrit, croque, marie l’ironie et l’angoisse, dissimule derrière un paravent d’humour glacé une amertume empanachée. Revenu de toutes ses illusions, il voit la société, indifférente, le rejeter chaque jour plus loin à coups de rendez-vous sans suite. Il raconte l’épuisant parcours fléché du combattant dans le labyrinthe fléché du marché de l’emploi, qui le mène d’impasse en impasse.

Derrière les volutes de sa pipe, goguenard et madré, l’oeil acéré, il regarde le monde à la manière d’un Persan moderne qui verrait l’envers de l’endroit. La ville « n’est plus qu’une galerie marchande » ; les actifs qui se croient protégés ne sont que les esclaves malheureux d’un système sans but ; le contrat social, une coquille vide.

Avec ce livre à tiroirs, voyage immobile, nourri de soliloques insomniaques et d’obsessions désoeuvrées, Jean-Pierre Dautun fait une entrée fracassante en littérature. Et nous donne, au passage, les dernières nouvelles du monde.
« J’en suis venu à écrire ce livre parce qu’il m’était devenu impossible de faire autrement, explique-t-il. Je suis un publicitaire, un homme de communication. Je devais à la fois imaginer quelque chose de nouveau pour mon métier et trouver un moyen de communication, y compris avec mes proches. Un chômeur, aujourd’hui, se doit d’inventer à tout prix des solutions. Les techniques obligeamment mises en place pour lui, selon des critères de masse, ne marchent plus. Quand on indique à des milliers de sans-emploi une filière extraordinaire pour dégorger les précédentes, elle s’engorge tout de suite. Plus on donne de recettes collectives, plus on les compromet. On cache, sans mauvaise volonté, la vraie solution : la débrouille dans une solitude affreuse. Le chacun pour soi dans une atmosphère déprimante de sauve-qui-peut généralisé. La collectivité se fait une gloire de cette inhumaine loi de la jungle. Au fond, qu’est-ce qu’une loi du marché ? L’affirmation d’un credo de la tuerie.
Le chômeur en est donc réduit à se soumettre à cette loi et, en même temps, il est contraint de trouver des solutions inverses. Il est forcé à la gentillesse, à espérer la générosité de l’autre. Les actifs, eux, peuvent choisir d’autres stratégies. Au sein d’une entreprise, on peut toujours peser sur plus faible que soi tout en s’appuyant sur le plus fort. Le chômeur, lui, n’a plus de point d’appui. Il réinvente la courtoisie. Il parle dans une langue que l’actif, en face de lui, ne peut physiquement pas entendre : son langage à lui, c’est celui de la conquête des nouveaux marchés.
La réalité des faits relève d’une féodalité brutale. Il y aurait toute une étude à faire sur le retour de ce refoulé médiéval : le logo de l’entreprise est le lointain descendant du blason ; la signature de la compagnie, sa devise héraldique ; le patron d’industrie, le chevalier. Et la république passe là-dessus un vernis policé. D’une teinte ou d’une autre...
Machine infernale, la société de consommation est venue dilater la sphère du désir. Dans l’euphorie de l’époque, on a inventé le cadre, celui qui fait faire. Ce fut le début d’une comédie consensuelle où le travail est devenu l’autre face de la consommation. C’était comme un mirage : nous pouvions tout essayer de simuler. Tout le monde y trouvait son compte. Je m’étonnais seulement que personne ne se réveille.
Le chômage, depuis, m’a ramené, de force, plus près de la réalité. Il m’a fait quitter ce monde factice dont je m’accommodais hypocritement. Etre actif, c’est à beaucoup d’égards battre de la fausse monnaie sans pouvoir faire autrement.
Depuis plus d’un siècle, on court après l’allégement des tâches physiquement pénibles. Mais le capital va plus vite et plus loin que le prolétaire qui cherche à se libérer. Une certaine mythologie l’a fait passer pour un exploiteur sadique du prolétariat. En réalité, il était beaucoup plus l’exploiteur gêné. Que cherche le capital ? La plus value perpétuelle de l’argent. Tant qu’il croit que l’homme est le moyen le moins coûteux de l’obtenir, il utilise l’homme. Un jour, il découvre un moyen moins coûteux : l’homme moins cher du tiers-monde, les machines et, mieux encore, l’argent qui travaille sur l’argent et qui suffit à sa propre exploitation. Dès ce jour, il cesse de s’intéresser à l’homme et, par contrecoup, au travail. La vraie crise n’est pas la disparition de l’emploi mais bel et bien celle du travail. Le travail est en train de disparaître.

Il faut bien occuper les humains, désormais résiduels, pendant que les processus macro-économiques gagnent de l’argent tout seuls. L’idée d’offrir aux chômeurs une allocation de consommation pour faire fonctionner la machine de plus-value ne fera bientôt plus sourire.

Le travail ne sera plus cet alibi dont la caste tragique des cadres, la mienne, fait les frais chaque jour. Maintenant que nos unités de production fonctionnent à plein régime, comment écouler ce que nous produisons ?, se demandent, avec angoisse, les industriels. Si nous en restons à la logique, à chacun selon ses besoins, nous ne nous en sortirons pas. La loi du marché, c’est un dogme qui marche tout seul. Au nom de personne, ni d’aucune transcendance.

Le chômage angoisse. Mais cette question se révèle au fond plus préoccupante pour les oppresseurs que pour les opprimés. Qui va acheter nos « biens de consommation, s’inquiètent les premiers ? Nous savons aujourd’hui que les échanges financiers sont quarante fois supérieurs au volume des marchandises effectivement échangées. On peut dont raisonnablement penser que le volume de travail est lui aussi supérieur à son besoin réel. Avec mon chômage, je me suis aperçu que mes envies imaginaires dépassaient très largement mes envies réelles. Auparavant, je sortais, je consommais des CD, des films, des cassettes comme récompenses à mon statut de bon élève bien inséré, bien repéré (chacun consomme dans son système de repères).

Je me retrouve chez moi. De quoi ai-je besoin de neuf ? Avec ma Bibliothèque, ma discothèque, ma vidéothèque, j’ai de quoi soutenir un siège. Tous ces objets culturels sont les fétiches de mon ex-statut de travailleur. Ils représentent la sanction d’un ancien rituel.

Tant qu’il y aura des chômeurs, il ne faut pas attendre beaucoup de relance à la consommation. Le chômeur ne consomme plus non parce qu’il est vexé d’avoir été exclu du cycle de production mais aussi parce qu’il a été floué. Un jour, on lui a jeté à la figure : vous n’êtes plus utile. Peu ou prou, il ne l’a jamais été que pour des raisons de simulacre, comme dirait Baudrillard. On nous a toujours dit et répété que l’ancienneté serait récompensée. Que travailler, c’était accomplir ses devoirs et obtenir le respect de ses droits. Tout ça, c’est fini ! A trop s’occuper d’indicateurs économiques, on a fini par se passer de l’étalon or de la personnalité humaine !

L’autre soir, au journal télévisé, après les inondations catastrophiques du Sud-Est, un responsable, qui prétendait avoir tiré le signal d’alarme avant tout le monde, s’écriait : « De toute façon, les gouvernements ne pensent jamais que par des bilans. » On dirait une maxime de La Rochefoucauld. En effet, on ne comprend les événements que lorsqu’on a une note à payer. Toute l’information nécessaire à nos diagnostics n’a jamais été aussi surabondante. Mais elle ne sert plus à rien.

On dit, par métaphore, que les médias sont des forums. Construits en pierre et dans l’espace, ceux de l’Antiquité avaient un avantage sur ceux d’aujourd’hui : ils étaient déserts quand ils étaient inutiles. Les nôtres sont condamnés à vivre à perpétuité. On est obligé de les occuper, même quand ils ne servent à rien. Je me prends parfois à rêver d’une sagesse idéale de la télévision : elle cesserait de parler quand elle n’aurait rien à dire.

De ces deux situations, consommateur idéal ou chômeur, la plus près du réel, c’est la mienne. En termes économiques d’abord : je vais bientôt manquer de quoi manger. En termes de présence au monde ensuite : mes gestes sont désormais utiles, par obligation. Pas ceux des actifs. Dans une entreprise, on est soi-disant “un responsable”. En réalité, sa tutelle joue un rôle d’absolution partielle des responsabilités. Elle est constituée d’un tel réseau d’ordres et d’influences contradictoires qu’elle ligote l’initiative personnelle.

Avec l’annonce brutale du chômage, cet univers de référence s’évanouit immédiatement. D’un côté, on se dit soulagé : « Enfin, je respire. Je n’ai plus mon chef de service sur le dos ! » De l’autre, terrible redécouverte de la liberté absolue : plus personne ne vous prend en charge, pour le meilleur comme pour le pire. Obligation de réinventer sa vie de tous les jours. La perte des repères et l’obligation de s’en recréer tous les jours feraient crever un rat de laboratoire ! C’est in-vi-vable ! Cette légèreté pèse décidément trop lourd. Bien peu sont préparés à ce privilège : exister directement face au monde, sans le secours de tous les écrans qui nous en séparent, refaire connaissance avec la solitude essentielle et le sentiment unique de sa propre existence. On affronte la réalité en découvrant que le contrat social disparu recouvrait un ensemble de dispositifs qui étaient, à la fois, camisoles de force et garde-fous ! C’est ce que raconte très bien le cinéma de Kubrick, tout entier dédié aux moyens minutieux par lesquels l’homme rend l’homme fou. La survie sociale est désormais, avant tout comme elle le fut aux époques barbares, une affaire de chance. Le chômage n’est pas seulement une maladie économique : c’est un scandale de civilisation.

A moins de l’avoir vécu, on n’imagine pas ce que peut représenter le fait de tomber de la condition d’homme dans celle de ressource humaine. On subit une métamorphose secrète, invisible, instantanée. Apparemment, c’est le même corps, le même regard, les mêmes gestes, les mêmes capacités. En fait, on change d’état. Car, tout de même, on était un homme et on devient ressource. On rejoint un gisement, ce qui, comme chacun sait, est un empilement de couches épaisses écrasées les unes sur les autres et les uns par les autres dans le sein obscur de la Terre. Et on ne dépend plus que du trépan, de la foreuse qui vous extraira du gisement. A sa guise. A son rythme. Pas au vôtre.

Pourquoi, avec plus de trois millions de chômeurs, n’y a-t-il toujours pas de révolte populaire ? Exactement pour les mêmes raisons que personne n’a jamais mis feu à la sécurité sociale ! On ne saurait pas qui incendier. Si, jadis, on a pu décapiter le roi, si naguère on a pu déposer des présidents, aujourd’hui, tout le monde nous envoie : « Je suis responsable mais pas coupable ! » Les raisons de se révolter augmentent chaque jour en même temps que le sentiment d’impuissance générale. Comme si la source du désordre n’était plus nulle part... »