2.2.2.2. Contradictions de l'autorité coloniale sur les revendications dites "hutu" opposées à l'idéologie dynastique nyiginya

Situation

A l'arrivée des blancs au Rwanda, les apparences sociales auraient laissé croire à l'observateur que les Hutu avaient intégré, sans ressentiment, sans aucune révolte, dans une totale résignation, le système politique auquel ils étaient soumis. Cependant, les rapports que ces blancs ont eus avec la population ont révélé des sentiments, jusqu'alors inexprimés, des Bahutu. L'introduction de l'école et l'ouverture du pays à la culture occidentale allaient finir par créer des esprits qui n’étaient plus disposés à écouter, à obéir, à se soumettre à tout, même aux injustices les plus abusives. Dans les années 50, on assista à la naissance d'une opposition déclarée des Bahutu contre les Batutsi, ceux-là réclamant des changements politiques en leur faveur, et ceux-ci fermant les oreilles à ces revendications. Voici comment Mgr Gasore explique la situation : “  ‘Depuis quelques années, au Rwanda, les observateurs des signes des temps constatent la naissance d'une opposition croissante entre Bahutu et Batutsi. Ces derniers, dieux déchus qui se souviennent des cieux, conservent le mépris qu'ils affichaient anciennement à l'égard de leurs clients d'antan. Ceux-ci à leur tour, plus conscients de leurs droits méconnus et de leur supériorité numérique, se demandent avec amertume pourquoi ils sont systématiquement écartés de la participation à la vie politique pour rester corvéables et taillables à merci... Aux leaders de ce parti naissant, l'histoire de la révolution française n'est pas inconnue; d'autre part, il n'est pas impossible qu'il soit soutenu par des Européens aux principes égalitaires’  ” 98 .

Les revendications officielles des Hutu

Tel que l’écrit J. Karibwami 99 , Le manifeste des Bahutu mit à découvert le problème Hutu-Tutsi et obligea les milieux concernés (ONU, Belgique, Eglise catholique) à réagir officiellement. Dans ce manifeste, les signataires dénoncèrent à la face du pays le régime politique du Rwanda en tant que particulièrement injuste et oppressif à l'égard de l'ethnie hutu. Ils se désolidarisaient d'avance d'une indépendance qui se négocierait uniquement entre la Belgique et les Tutsi. La Belgique se devait, bien sûr, de réintégrer le Rwanda dans son indépendance traditionnelle, mais il fallait désormais que les Hutu occupent dans le pays la place qui, en toute justice, leur revenait. Une indépendance qui s'accommoderait de l'état d'asservissement où vivaient les Hutu ne serait qu'une pseudo-indépendance, dont ils ne voulaient à aucun prix.

Les signataires du manifeste ont fait des propositions de solutions immédiates 100  : abandonner la pensée que les élites ne se trouvent que dans les rangs hamites, et laisser le syndicalisme se développer rapidement pour rétablir la justice. Ils ont aussi préconisé une série de réformes : en premier lieu, l'abolition du principe de l'administration indirecte axée sur le recours aux seuls cadres Tutsi. Ensuite, la suppression des corvées et le remplacement des "forçats par un service des travaux publics engageant des ouvriers vraiment volontaires, qui seraient défendus par la législation sociale"; la reconnaissance de la propriété foncière individuelle; la liberté d'expression ; l’africanisation des cadres, mais en prenant garde de ne pas renforcer le colonialisme des Tutsi sur les Hutu par une nouvelle "tutsisation" des cadres; la codification des coutumes; la promotion des Hutu aux fonctions politiques; etc. Dans le domaine essentiel de l'enseignement, on propose: une surveillance de l'accès démocratique au secondaire et d'une distribution équitable des bourses universitaires ; un développement rapide de l'enseignement professionnel, technique et artisanal, à peine existant dans le pays, alors qu'il est la base de l'émancipation économique; une multiplication des foyers sociaux pour les milieux féminins ruraux, etc.

Bien que le problème Hutu-Tutsi fut réel et évident, remettant en cause tout le régime politique du Rwanda, des affirmations ne cessèrent pas de se faire entendre, selon lesquelles il n'y avait pas de problème Hutu-Tutsi. L'issue de la lutte engagée à l'intérieur du pays entre les conservateurs qui ne voulaient pas entendre parler de ce problème et les partisans du changement, désirant que les Hutu aussi aient le droit de s'épanouir sur tous les plans et de participer à la vie publique, dépendait en même temps de l'ONU, de la Belgique et de l'Eglise catholique, dont voici les positions :

‘“L'ONU montra plus que de la réserve envers le courant Hutu, apparemment parce qu'elle le voyait disposer de l'appui de la Belgique, puissance coloniale (Celle-ci ne voulait pas donner immédiatement l'indépendance au Rwanda; elle trouva donc intérêt à appuyer le courant Hutu). Elle écouta plus volontiers le point de vue de l'UNAR (tendance Tutsi qui correspondait mieux à son goût, au courant général anticolonialiste de l'Afrique et de l'Asie qu'elle soutenait).
La Belgique, quant à elle, abandonnera sa politique antérieure en faveur de l'ethnie Tutsi pour appuyer le courant Hutu qui revendiquait l'établissement au Rwanda d'un régime démocratique. Dans l'Eglise catholique, les positions ne furent pas unanimes. Une assez forte minorité se rallia aux thèses nationalistes et conservatrices du camp Tutsi, mais l'opinion majoritaire appuya les revendications populaires et eut un impact plus décisif sur le cours des événements  101 .

Après l'avoir nié, la Belgique reconnut le problème Hutu-Tutsi

En 1957, après que la mission de visite (de l'ONU) eût déposé son rapport sur le Rwanda-Urundi constatant notamment "que le problème de la discrimination raciale entre Batutsi et Bahutu se pose dans le territoire", M. Leroy, représentant spécial de la Belgique au conseil de tutelle, nia carrément le problème Hutu-Tutsi. Pour lui, explique Karibwami, Hutu, Tutsi et Twa étaient des appellations superficielles.

Un autre représentant de la Belgique, M. Guillaume, alors Directeur à Usumbura (au Burundi) des affaires indigènes, intervint au cours des débats du conseil supérieur du pays (Rwanda) pour déclarer qu'il n'existait pas de problème Hutu-Tutsi. Il déclara notamment : ‘“ Pour quiconque n'est pas pessimiste, il n'y a rien d'angoissant ni dans l'état actuel de notre politique ni dans la coexistence des Bahutu et des Batutsi, que ces pétitionnaires (les membres d'une délégation hutu) veulent noircir. En effet, le gouvernement ne saurait démocratiser instantanément toutes les institutions du pays, alors que la maturité n'est pas encore à ce niveau… Il s'agit là d'un problème de pauvres gens, mais qui en soi n'est même pas un, du moins quant à l'aspect dramatique dont on veut le revêtir ’ 102 .

Etait-ce par ignorance ou par omission que ces représentants belges ne reconnaissent pas un problème dont les aspects visibles avaient, auparavant, non seulement frappé les Européens, mais aussi constitué l'objet d'éloges à l'égard de la classe dite supérieure ? Etait-il opportun de parler de l'immaturité en tant que facteur du refus de démocratiser les institutions rwandaises ? Etaient-ce les dirigeants Tutsi qui attendaient la maturité pour reconnaître l'humanité chez leurs compatriotes Hutu et Tutsi victimes de leur régime, ou bien la masse populaire qui devait mûrir pour être capable de vivre en dehors des corvées et d'autres humiliations? Si maturité il fallait, quels étaient les projets belges en cours ou à court terme, dont l'objectif serait d'amener les rwandais à la maturité démocratique ! S'ils trouvaient déjà que le problème Hutu n'existait pas, que ceux-ci cohabitaient sans difficultés, de quelle autre maturité était-il question ? Il est sûr que ce genre d'explication invitait davantage les Hutu à désespérer de l'amélioration éventuelle de leurs conditions d'exclusion et à accroître leur aversion vis-à-vis des Tutsi.

Si ces explications données pour nier le problème Hutu-Tutsi, en 1957, étaient fondées, pourquoi, tout d'un coup, la Belgique s'est-elle ralliée aux revendications Hutu ? Où trouvait-elle des arguments en faveur de leur position ? En effet, en 1958, l'administration belge, de façon officielle et solennelle, prit nettement position en faveur de la cause Hutu, dans une déclaration 103 du gouverneur J.P. Harroy, le 3 décembre 1958, à la session du conseil général du Rwanda-Urundi. La Belgique se proposait alors de faire tout le nécessaire pour résoudre le problème. Cette déclaration se trouve en annexe 1.

Notes
98.

GASORE (Mgr). Cité par Murego D., La Révolution rwandaise, 1959-1962. Institut des Sciences politiques et sociales, Louvain, 1975, p.759.

99.

KARIBWAMI (J). op. cit., pp. 373-374

100.

Idem, p.382

101.

Idem, pp. 392-393

102.

M. Guillaume, représentant belge, cité par Murego D., op. cit., p.858

103.

cf. Annexe I