2.2.3. Participation des autochtones à la construction d'obstacles à leur unification nationale sur le plan ethnique

2.2.3.1. Refus catégorique des dirigeants Tutsi de reconnaître les revendications des Hutu

Comme nous le lisons chez J. Karibwami 104 , les dirigeants tutsi sont restés immuables, très attachés à leur idéologie politique, selon laquelle ils étaient seuls nés pour gouverner. Il ne leur était pas sûrement aisé de partager le pouvoir avec ceux qui hier étaient leurs serviteurs, leurs subordonnés. Quand vint le moment, pour eux, de prendre position d'une manière solennelle et officielle, au cours d'une session du conseil supérieur du pays, en juin 1958, l'autorité indigène Tutsi refusa de reconnaître ce grave problème. Les débats qui y furent consacrés débouchèrent, de ce fait, sur une impasse. L'entente entre les représentants du mouvement Hutu et de l'autorité Tutsi devint impossible. On put désormais craindre le pire. Car, au lieu d'un dialogue franc, on eut, pour ainsi dire, affaire à un jeu de cache-cache. Sous différentes formes, les leaders hutu affirmaient que le régime politique du Rwanda était injuste et sacrifiait l'ethnie hutu. De leur côté, les membres tutsi (membres du conseil supérieur) affirmaient qu'il était faux de dire que les Hutu étaient sacrifiés par le régime politique du Rwanda et étaient en tant que tels victimes d'injustices. Pour finir, les leaders Hutu furent traités de "séparatistes" et d' "anarchistes", les Tutsi de "monopolistes" et de "fascistes".

Dans tout cela, un certain nombre de Tutsi, une petite minorité, trouvait les revendications Hutu fondées. A titre d'exemples, citons les députés Stanislas Bushayijà (Abbé), et Alexis Karekezi (Commis de l'Administration à Kigali). D'après l'Abbé S. Bushayijà, les leaders Hutu ‘“ connaissent d'expérience les conditions imposées à toute l'ethnie Hutu. Ils y ont beaucoup réfléchi. Ils n'ont pas besoin de produire des documents attestant qu'ils ont la délégation de l'ensemble de l'ethnie; ils sont parfaitement habilités à parler en son nom. Nous devons les écouter sérieusement et engager avec eux un dialogue dont dépend l'avenir du pays’  ” 105 . L'Abbé Bushayija rejette ainsi l'idée, tant de fois répétée, selon laquelle les six leaders Hutu ne pouvaient pas parler au nom de toute l'ethnie Hutu.

A. Karekezi, quant à lui, soutient les leaders hutu en reconnaissant le fondement même de leurs revendications; il dit : ‘“ Nul n'ignore, que, dans le passé, souvent les Bahutu, à quelque exception près, étaient relégués au second plan; à eux seuls; les travaux sales et pénibles; certains même autrefois les méprisaient, les maltraitaient ou ignoraient en eux la valeur et la dignité humaines, qui n'étaient reconnues qu'aux nobles seuls. Peu après l'occupation européenne, la législation s'inspira quelque peu des réminiscences de cette discrimination, ou du moins ne tint pas à l'abolir de façon explicite. Il est donc de notre devoir de supprimer cette hiérarchisation (classification) artificielle et surannée (des ethnies rwandaises) pour placer tous les rwandais sur le même pied d'égalité ’ 106 .

En revanche, les grands serviteurs de la couronne ne comprenaient même pas le fondement de ces revendications. Au cours du dernier Conseil supérieur où se débattait ce problème, leur lettre fut lue aux membres du Conseil. Elle “  ‘niait que Hutu, Tutsi et Twa aient une origine commune et fussent tous descendants des personnages mythiques Gihanga ou Kanyarwanda. Elle affirmait que depuis les temps les plus anciens, les Hutu avaient toujours été les serviteurs des Tutsi et concluait que les premiers ne pouvaient revendiquer de partager avec les seconds un héritage commun ’ 107 .

Du côté des Hutu, certains se désolidarisaient totalement des leaders hutu. Ils affirmaient faire confiance au mwami et à ses chefs et être heureux de la façon dont était dirigé le pays 108 . La divergence des points de vue n'a fait que s'agrandir au sujet du problème Hutu-Tutsi; les débats réalisés au niveau du conseil supérieur du pays aboutirent à un échec : il y eut une incompréhension totale entre les protagonistes et aucune solution non violente ne fut envisageable. On le sent dans le discours du roi, prononcé à la veille d'un voyage en Belgique :

‘“ Je ne crois pas me tromper en déclarant que c'est pour la première fois depuis toute l'existence du Rwanda que l'on entend parler de ce problème récemment débattu ici au conseil, et l'opposition au sein d'un peuple, c'est tout ce qu'il y a de plus funeste à son progrès. Personne ne s'empêcherait de traiter de criminels ceux qui sèment, entretiennent ou nourrissent d'aussi basses intentions. Je vous recommande tous avant mon départ de vous ranimer mutuellement pour vous rallier et colmater les brèches, afin que rien ne fonce ou ne s'infiltre à travers imbaga y'inyabutatu ijyambere (l'union des trois ethnies). Tous les auteurs de cette désunion méritent l'opprobre publique et une sérieuse condamnation. Les promoteurs de pareils méfaits ne sauraient se cacher, et si la chose se répète, l'arbre qui produit ces fruits, je l'extirperai. Il en coûtera cher à quiconque s'insurge contre le Rwanda ou cherche sa désunion. Quand à celui qui lui tend les pièges, il se verra lui-même pris dans ses propres filets ” 109 .’

Notes
104.

KARIBWAMI (J). op. cit. p.448-450

105.

MUREGO (D). op. cit., p.857

106.

Ibidem

107.

KARIBWAMI (J). op. cit., pp. 451-542

108.

Idem, p. 452

109.

MUREGO (D). op. cit., pp. 858-859