2.2.3.2. La force, l'intolérance, la violence firent suite à l'incompréhension entre les dirigeants Tutsi et les leaders du mouvement Hutu

Naissance des partis politiques

En 1959, les partis politiques furent autorisés au Rwanda par la Belgique. Selon Karibwami 110 , l'éclosion de partis politiques ne fit que rendre plus explicite une situation sociale marquée par des camps antagonistes et des tendances qui n'avaient pu jusque là s'exprimer avec une totale liberté. Les partis politiques allaient servir de cadre aux luttes engagées pour ou contre un changement profond de la société, pour ou contre telles perspectives vers l'indépendance nationale, et mobiliser l'opinion du Rwanda ;

Les principaux partis rwandais, continue Karibwami, eurent nettement une référence ethnique. Il y eut ainsi des partis Tutsi, des partis Hutu et un parti Twa. Comment expliquer cette référence ethnique des partis rwandais ?

‘“ A l'époque de la fondation des premiers partis politiques rwandais, les ethnies rwandaises prenaient en gros l'aspect de classes sociales inégales. C'est encore une fois dans l'ethnie Tutsi que se trouvaient les dirigeants, bénéficiant de multiples privilèges dans tous les domaines. Les tutsi qui n'étaient pas au pouvoir étaient psychologiquement et par solidarité ethnique liés à "l'élite du pouvoir". Les Hutu par contre, étaient toujours, dans l'ensemble, la classe populaire, qui luttait justement contre un régime qui les opprimait. Se référer aux ethnies au Rwanda, c'était la voie authentique et appropriée de poser un problème social intéressant toute la nation. Ignorer le fait des ethnies, c'était, dans le cas du Rwanda, une attitude conservatrice qui, en fait, tendait à laisser subsister ce rapport d'inégalités entre elles ” 111 .’

Il y eut quatre grands partis politiques 112 : l'UNAR et le RADER : partis Tutsi; le PARMEHUTU et l'APROSOMA: partis Hutu. L'UNAR (Union nationale Rwandaise), était le parti du pouvoir traditionnel rwandais, et, à ce titre, il réclamait particulièrement de la Belgique l'indépendance du Rwanda... Il eut d'emblée l'adhésion de la grande majorité des dirigeants Tutsi: chefs, sous-chefs, etc. Il combattait le fait de poser le problème des ethnies au Rwanda, affirmait qu'un tel problème était une création du colonialisme européen, qui voulait diviser pour régner.

Le RADER (Rassemblement Démocratique Rwandais), était le parti de l'opposition, dans la lignée de la tradition du Rwanda. Du fait de ce rôle d'opposition, il réclamait des institutions pouvant assurer la liberté aux individus et aux associations, reconnaissait, sans beaucoup insister, la réalité du problème Hutu-Tutsi, et réclamait des élections au suffrage universel.

Le PARMEHUTU (Parti du Mouvement de l'Emancipation Hutu) se répandit avant tout dans la région de Gitarama, où il était né, dans celles du Nord et du Nord-Ouest, essentiellement dans Ruhengeri et Gisenyi, où l'influence tutsi était de date récente et superficielle, et à des degrés divers à travers le pays entier. Le Parmehutu était un parti sensible à l'aspect nationaliste des problèmes mais, visiblement par tactique, il concentra d'abord le gros de ses efforts à lutter contre le régime rwandais en vigueur, qui opprimait les Hutu à titre spécial.

L'APROSOMA (Association pour la Promotion Sociale de la Masse) déclarait viser à la libéralisation de toute la masse pauvre et opprimée, par-délà les ethnies. Dans l'ensemble, il se trouve que les thèmes politiques de l'Aprosoma étaient semblables à ceux du Parmehutu. Au début, il parut qu'il y eut entente parfaite entre les deux partis. L'Aprosoma fit sa propagande essentiellement au sud et dans l'ouest du Rwanda, mais connut un réel succès surtout dans le sud. Plus tard, sa rivalité avec le Parmehutu contrebalança son influence dans la région.

A côté des quatre grands partis, il y eut d'autres moins importants.

L’UNINTERCOKI (= Union Intercommunale du Kinyaga) eut pour objectif les intérêts des communes de la région. Il était, sur le plan général, peu revendicatif.

Le PPG (= Parti Politique du Gisaka) critiquait l'oppression exercée par le régime politique rwandais sur le Gisaka, dont étaient responsables et le régime rwandais et le régime colonial européen. Il revendiquait donc une réelle promotion politique, économique, sociale, culturelle du Gisaka, une participation prioritaire des habitants de la contrée à sa propre gestion et à son administration, une participation du Gisaka à la direction du futur gouvernement central.

Le MOMOR (Mouvement Monarchique Rwandais), un des partis locaux, allié de l'UNAR.

L’AREDETWA (Association pour le Relèvement Démocratique des Twa), parti des Twa.

L’APADEC d'Augustin Rugiramasasu de Nyanza.

Le CONCERDIA de Fr. Xavier Nayigiziki etc...

Refus de cohabitation multipartite

La propagande des partis politiques fut menée à l'aide des articles de journaux, des tracts, des chansons, des meetings; elle a occasionné des réactions agressives entre eux d'une part, et entre les dirigeants indigènes et l'autorité coloniale d'autre part, celle-ci n'acceptant pas les critiques qui lui étaient adressées par le parti au pouvoir.

Les partis politiques, au lieu de faire leur propagande dans l'esprit de compétition démocratique, selon lequel le vainqueur recevrait le pouvoir et appliquerait son programme, ont sombré dans la violence, qui a fini dans une guerre civile. En effet, cette violence est due au fait que, “  ‘au Rwanda, on n'avait pas l'habitude de pratiques politiques dans lesquelles tenants et adversaires de l'ordre régnant eussent pu se tolérer. L'adversaire politique était toujours regardé comme l'ennemi, l'opposant au régime en place, comme un rebelle, (umugome). Et un rebelle politique ne pouvait être toléré... En matière politique, il s'agissait de changements révolutionnaires que les uns réclamaient avec passion et que les autres repoussaient avec une semblable passion ’ 113 .

C'est ainsi que l'intolérance, qui fut d'abord verbale, a donné naissance à des incidents isolés, suivis par la guerre civile, qui a éclaté en novembre 1959 et a duré jusqu'en 1962, année de l'indépendance. Les actes de violence étaient, entre autres : incendies des maisons, destruction de récoltes et de bétail, massacres, etc. Les troubles ont touché tous les coins du pays, mais à des degrés différents. Parfois, des régions furent plusieurs fois le théâtre de ces affrontements.

B. Paternostre de la Mairieu fournit le bilan de ces tristes événements, à la fin de novembre 1959 : “  ‘une quarantaine d'hommes abattus par les forces de l'ordre; de 200 à 270 personnes tuées lors des affrontements entre bandes de partis opposés; près de 2400 habitations incendiées; 7160 Tutsi sinistrés et déplacés; sur les 45 chefs, 23 mis en fuite, démis ou arrêtés pour avoir participé à des tueries ou à divers délits; sur 489 sous-chefs, 158 mis en fuite, démis ou arrêtés...’  ” 114 .

Négation de la citoyenneté rwandaise au groupe Tutsi

L'analyse du discours des leaders du mouvement Hutu montre que non seulement les Hutu combattent le régime monarchique Tutsi - nyiginya -, mais aussi qu’ils considèrent les Tutsi comme un peuple étranger, envahisseur du territoire rwandais. Le passage suivant (prononcé en 1959) l'illustre: ‘“ Notre mouvement vise le groupe Hutu. Il a été outragé, humilié et méprisé par l'envahisseur Tutsi. Nous devons éclairer la masse. Nous sommes là pour restituer le pays à ses propriétaires. C'est le pays des Bahutus. Le petit Mututsi est venu avec le grand. La forêt a été défrichée par qui? Par Gahutu. Alors !’  ” 115 .

Ces leaders se réfèrent à l'histoire du peuplement du Rwanda, qui reste aujourd'hui, hélas, toujours hypothétique. S'ils étaient honnêtes avec eux-mêmes, ne devraient-ils pas reconnaître que les Twa furent les premiers occupants de cette forêt et que celle-ci constituait leur source de subsistance. Et si les Twa réclamaient leur forêt ? En effet, ils ne sont pas contents des conditions de vie misérables, que le défrichement de la forêt a entraîné. Quelques témoignages de Twa, recueillis lors de ‘’l’évaluation de la situation des Twa dans le Rwanda d’après guerre’’,  le prouvent :

  • En 1993, un homme Twa de 48 ans disait : “  ‘nos ancêtres ont été les premiers à occuper ce territoire quand il était totalement couvert de forêt. Ils dépendaient de la chasse et de la collecte de tubercules. Leur bonheur et leur plaisir de vivre, l’adéquation de leur mode de vie et de leurs ressources dans l’environnement ont été bouleversés par les laboureurs (hutu) qui sont venus en second. Ils détruisirent brutalement la végétation naturelle dans leur avidité à semer des récoltes. Ils envahirent la forêt et nos ancêtres furent forcés de se déplacer à chaque fois plus loin, pour fuir la machette et la houe’  ” 116 .
  • En 1995, une femme Twa de 70 ans expliquait comment a pris fin l’époque de la chasse : ‘“ nous avons arrêté d’apporter des défenses sous le règne de Kayibanda. Nous avions l’habitude d’aller chasser et de tuer des animaux dont des éléphants. (… ). Si quelqu’un dans la famille Twa était capable de tuer un éléphant, les défenses étaient apportées au Roi et en retour, on recevait des chèvres et des vaches. Quand le président Kayibanda arriva au pouvoir, on prit leur forêt. (…).Quand Habyarimana a pris le pouvoir, il décida de déplacer tous les Pygmées hors de cette forêt. Cela impliquait beaucoup de soldats. (…) A la fin, ils furent pris de force et placés dans des maisons, qui avaient été construites pour eux, alors qu’ils étaient habitués à vivre dans des trous. (…). C’est ainsi que l’époque de la chasse se termina ’ 117 .

L'hypothèse en vigueur sur le peuplement du Rwanda n'est pas la seule référence pour les leaders Hutu dans l'exclusion des Tutsi; les dirigeants Tutsi sont eux-mêmes apôtres de cette vérité hypothétique qui constitue leur principal argument justifiant l'absence de fraternité entre les deux peuples et l'impossibilité de partager la gestion politique du territoire rwandais.

Dans un autre passage de leur discours, des leaders du mouvement Hutu (1960) placent catégoriquement les Tutsi au même niveau que les étrangers quand ils disent que le Rwanda est le pays des Bahutu (bantous) et de tous ceux, blancs ou noirs, Tutsi, européens ou d'autres provenances, qui se débarrasseront des visées fédéo-colonialistes. 118

Ces divers sentiments perçus dans les discours de la période révolutionnaire, où chacun des protagonistes tente de justifier et de légitimer l'exclusion de l'autre, seront la toile de fond des comportements politiques ultérieurs. L'analyse de cette situation par P. Erny fait remarquer que, en quelques années, on a passé par trois affirmations différentes :

‘“ (1) Les Tutsi forment une classe (ou une race) supérieure, appelée à gouverner; (2)Les Tutsi sont les représentants d'un système socio-politique injuste qu'il faut renverser; (3) Les Tutsi sont des envahisseurs étrangers dans le pays, qu'il faut donc traiter comme tels : soit (a) en les intégrant à certaines conditions comme on intègre les étrangers; soit (b) en les chassant pour de bon; soit (c) en les exterminant. On trouve dans ces diverses propositions les lignes directrices des futures politiques : l'affirmation 1 est reprise explicitement par les exilés monarchistes et implicitement par les factions extrémistes du FPR (Front Patriotique Rwandais); l'affirmation 2 correspondait à la vision officielle du régime Habyarimana; l'affirmation 3 mélangée à l'affirmation 2, a été celle du président Kayibanda; les affirmations 3, (b et c) sont celles des extrémistes Hutu de toutes les époques ” 119 .’

Les observations de P. Erny ne sauraient être contestées par quiconque a vécu les faits socio-politiques rwandais, lointains ou récents. Les sentiments d'exclusion mutuelle n'ont pas cessé d'influencer les attitudes socio-politiques des dirigeants rwandais. L'idéologie de la supériorité raciale des Tutsi sur les autres populations du Rwanda a tellement marqué l'imaginaire social des rwandais que, malgré la modernité, les représentations sociales rwandaises sont restées les mêmes. Nous verrons que cela fut le résultat du double langage qui a caractérisé les politiques républicaines : les intentions idéales de la nation, rendues officielles, ne correspondent pas toujours aux intentions officieuses, réalisées concrètement et discrètement.

Notes
110.

KARIBWAMI (J). p.465

111.

KARIBWAMI (J). op. cit., p. 465-466

112.

Idem, pp. 468-475

113.

Idem, p.477

114.

PATERNOSTRE de la MAIRIEU (B). Le Rwanda, son effort de développement. Bruxelles Ed. A. De Boeck, 1972, p. 217, 413 p.

115.

KAYIBANDA (G). Cité par Erny P., Rwanda, Clés pour comprendre le calvaire d'un peuple, l'harmattan, Paris 1994, p.58

116.

LEWIS (J). et KNIGHT (J). Les Twa du Rwanda, IWGIA, (France), 1996, p.22.

117.

Idem, pp.23-24

118.

Comité national du Parti Parmehutu, cité par Erny P., op.cit., p.58

119.

ERNY (P). op. cit. p.59