2.3.1.2. Les difficultés politiques de la jeune République

Le terrorisme des Inyenzi

La jeune République a dû affronter les attaques incessantes des monarchistes exilés durant les troubles allant de 1959 à 1961. ‘“ Dans un premier temps, ils organisaient une campagne de dénigrement systématique contre les nouvelles autorités et la tutelle belge, les accusant des plus graves méfaits. Ils réussirent à influencer les résolutions de l'ONU, mais non à retourner la situation intérieure du pays. C'est alors que commencèrent de sanglants raids terroristes nocturnes, dont les auteurs furent surnommés inyenzi ("cancrelats") dans le but de déstabiliser le nouveau régime encore inexpérimenté’  ” 141 .

Beaucoup d’attaques furent livrées depuis 1962 jusqu’en 1966, comme cela apparaît chez P. Erny 142  :

‘“ durant le seul mois d'avril 1962, quinze attentats furent perpétrés à partir des camps d'Ouganda. (…) En juillet 1962, des groupes d'inyenzi s'établirent dans les forêts du Nord, dans la région des volcans (…) d'autres s'infiltrèrent à partir de l'Ouganda et de la Tanzanie. Mais leur tentative put être contrecarrée (….).
Le 14 novembre 1963, un fort contingent d'exilés chercha à entrer au Rwanda à partir du Burundi, mais fut arrêté sur ordre du gouvernement de ce pays après que des ambassades étrangères et le HCR aient exercé des pressions sur lui.
Le 20 décembre, l'opération se reproduisit avec le concours de rebelles congolais, mais les envahisseurs, fortement armés, perdirent un temps précieux à fêter leur retour avec les réfugiés de Nyamata et purent être refoulés à la hauteur de Kigali. D'autres tentatives purent être stoppées dans le Nord et à Cyangugu, car tout un ensemble d'incursions-éclair devait converger vers la capitale, plan qui échoua.
Tout au long de ces événements, l'UNAR (parti monarchiste) déclencha une intense guerre psychologique pour créer la panique dans le pays par de faux bruits: on annonçait par exemple la victoire des inyenzi et la restauration de la monarchie (…) Le Burundi servit encore à plusieurs reprises de base de départ des incursions parfois importantes d'inyenzi, en particulier en 1966 ”
143

En 1964, s'adressant aux Rwandais émigrés ou réfugiés, le président G. Kayibanda fait comprendre le danger que constitue le terrorisme pour la paix et la construction nationale du Rwanda; il fait comprendre que le terrorisme met en péril la tolérance vis-à-vis de l'opposition politique et met en danger ceux qui sont considérés comme des complices. Voici quelques extraits de sa lettre :

‘“Un petit nombre d'entre vous sont des fanatiques et ne peuvent pas mesurer les grands pas qu'a réalisés l'histoire du Rwanda et de l'Afrique... Ces meneurs, dont mieux que moi vous connaissez la ruse et l'incivisme, vous font participer à des opérations qu'en démocratie vous condamneriez. Ils vous rendent des instruments d'un néocolonialisme ... que l'Afrique condamne.
Qui est génocide? Posez-vous honnêtement la question et répondez-y du fond de votre conscience. Les Tutsis restés au pays qui ont peur d'une fureur populaire que font naître vos incursions sont-ils heureux de vos comportements? A supposer par impossible que vous veniez à prendre Kigali d'assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes? Vous le dites entre vous: ce serait la fin totale et précipitée de la race Tutsi. Qui est génocide? ” 144  ’

Les conséquences furent effectivement très malheureuses pour la population rwandaise, qui prenait déjà conscience de sa citoyenneté et de son intérêt à cohabiter en "frères" nationaux. En effet, au moment où s'organisaient les raids à l'extérieur des frontières rwandaises, au Rwanda, “  ‘une fois la crise apaisée, des postes ministériels et administratifs furent concédés à des Tutsi", du moins pour quelques temps. Les réfugiés qui le souhaitaient purent être partiellement réintégrés, soit dans leurs terres, soit dans des "paysannats" quand leur retour ne s'avérait pas possible ou n'était pas souhaitable du fait d'anciennes inimitiés. Dans certaines communes, on alla jusqu'à reconstruire leurs maisons. Dans les paysannats de Nyamata et de Rukumberi, on mit à leur disposition des terres, des habitations et une aide alimentaire. Mais l'UNAR leur donna pour consigne de ne pas cultiver, pour se tenir prêts au combat. Les plantations de ceux qui ne respectaient pas la consigne étaient détruites durant la nuit’  ” 145 .

Les attaques des inyenzi ont alors entraîné la population dans la confusion et dans la contradiction. C'est ainsi que furent montés des barrages sur les routes et que la population fut mise en état d'alerte et d'auto-défense. ‘“ Des réactions populaires incontrôlables s'en prirent aux Tutsis restés au pays, souvent de petits paysans comme les Hutus, accusés de complicité avec les tueurs venus de l'extérieur. Se défoulaient ainsi de vieux ressentiments. Il n'est pourtant pas impossible que les autorités elles-mêmes aient suscité en sous-main de telles réactions, afin que les Tutsis restés sur place fassent pression sur les émigrés’  ” 146 .

Un héritage colonial très pauvre sur le plan matériel et relationnel

L'on se rappellera que, durant la période coloniale, le Rwanda et le Burundi constituaient une même province coloniale dont le siège était à Usumbura (Bujumbura). C'est ainsi que, quand Kayibanda prit en mains les rênes du pouvoir, ‘“ le Rwanda indépendant était lourdement handicapé du fait que la plupart des équipements vitaux se trouvaient concentrés à Bujumbura, alors que la collaboration avec le Burundi, resté sous régime tutsi, sera toujours des plus difficiles. En beaucoup de domaines, il fallut créer une infrastructure et organiser les services et les installations de toutes pièces ”’ 147 . La jeune République devait même se constituer une armée nationale, car la Belgique avait aboli le service militaire dans tout le territoire du Rwanda-Urundi, l'armée étant constituée de Belges et de Congolais (depuis août 1925, le Rwanda-Urundi était attaché administrativement au Congo belge).

En plus de ces problèmes matériels liés aux antécédents du système colonial, ‘“ la jeune République était confrontée au problème des relations extérieures avec des pays africains, rendues difficiles du fait que de nombreux Tutsis avaient trouvé à s'y recaser dans des postes importants de l'administration et des gouvernements. Le conseiller le plus influent du président Mobutu fut pendant longtemps un Rwandais de l'émigration’  ” 148

Des problèmes socio-économiques

Sur le plan global, les problèmes socio-économiques n'ont pratiquement pas eu de place dans les préoccupations réelles des autorités de la 1ère République, confrontées aux rivalités politiques. Comme nous le lisons chez P. Erny,

‘“ au fur et à mesure que le régime s'installait et que la hantise de l'ennemi commun s'atténuait, la vie politique devint plus complexe, plus embrouillée. Les rivalités ou de graves tensions éclatèrent au sein même du parti au pouvoir et le népotisme et la corruption firent rapidement leur apparition. L’état sanitaire étant relativement satisfaisant et les famines diminuées, l'augmentation de la population est devenue de plus en plus préoccupante : la terre était mise en valeur jusqu'aux versants abrupts des hautes montagnes, les marais et les pâturages étaient mis en culture, et le sol s'épuisait trop vite par suite d'une surexploitation non compensée et d'une mauvaise protection contre une érosion intense et destructrice. Avec les indépendances, l'émigration économique vers les pays voisins devint aussi de plus en plus difficile. L'écart entre la croissance démographique et la croissance économique devint dangereux. Cependant, cette question de la surpopulation ne fut à aucun moment envisagée sérieusement par les gouvernements Kayibanda, comme s'il s'agissait d'un tabou ” 149 .’

La guerre civile de 1973

En 1972-1973, la guerre civile a repris cours au Rwanda, mettant fin à la première République. Dans la violence de cette période, l'école fut l'instrument privilégié, et l'allure n'était plus ethnique, même si ce fut l'ethnisme qui y fut affiché. Il y eut plusieurs versions autour de cette violence de 1973 : ‘“ selon les uns, les troubles étaient suscités par les politiciens du groupe de Gitarama pour se maintenir en place et donner à un régime essoufflé un regain d'ardeur révolutionnaire en se servant de vieilles ficelles et en faisant jouer aux Tutsis le rôle de boucs émissaires de service. Pour les autres, les troubles ont été suscités par les opposants du régime pour s'emparer du gouvernement. Il ne s'agissait donc pas dans le fond, d'un problème "ethnique", mais bien d'une lutte pour le pouvoir, compliquée de connotations régionalistes, au sein même du MDR-Parmehutu ”’ 150 .

Pour Pierre Erny: ‘“ paralysés de plus en plus par des menées régionalistes au sein des milieux dirigeants, le parti et le gouvernement ne surent répondre adéquatement au malaise qui se faisait jour dans le pays en s'attaquant aux problèmes de fond. On recourut alors à la politique, si facile en pareil contexte, du bouc émissaire, en désignant comme responsable de tous les maux la minorité tutsie, qui non seulement avait gardé en divers secteurs des positions qui dépassaient en poids son importance numérique, mais avait petit à petit remonté la pente par son habileté et sa tenacité. Ce jeu fut favorisé par le fait qu'au Burundi voisin, la minorité tutsie au pouvoir se livrait à des massacres d'une cruauté inimaginable à l'encontre de la majorité hutue, poussant vers le Rwanda un flot de réfugiés’  ” 151

De toutes ces explications, nous retenons que les paramètres régionalistes et ethniques se mêlent au service d'une monopolisation du pouvoir.La situation finit par le coup d’Etat militaire de Juvénal Habyarimana en 1973. A cette occasion, beaucoup de gens qui avaient des postes (députés, ministres, directeurs, inspecteurs, préfets etc..) furent emprisonnés et moururent torturés. On parle même de ceux qu’on a enterrés en masse dans une fosse appelée ‘’Rwabayanga’’. Ces gens n’étaient-ils pas plus victimes du régionalisme que de l’ethnisme ? Un tel massacre pouvait-il se réaliser dans un Etat ! N’était-il pas une réponse régionaliste aux excès également régionalistes, si tardifs soient-ils, du régime de la première république ! Celle-ci ne put donc pas réaliser l’unité et la démocratie qui étaient les grands rêves de son institution.

Notes
141.

ERNY (P). op.cit., pp. 137 à 139

142.

Idem, pp. 138-139

143.

Idem, pp. 139-140

144.

Idem, pp. 62-63

145.

Idem, p. 138

146.

Idem, p. 137

147.

Idem, p. 61

148.

Idem, p. 62

149.

Idem, pp. 63-64

150.

Idem, p. 68

151.

ERNY (P). op. cit., pp. 68-69