Comme pour la première République, le discours politique de la deuxième République est séduisant, il inspire espoir et confiance. Cependant, les choses étaient tout autres.
Apports positifs du régime Habyarimana
Sur la plan politique, de bonnes choses ont été faites, une paix "relative" a été instaurée. A ses débuts, comme l’écrit Bouchet, “ ‘cet homme semblait vouloir sortir la paysannerie de la misère et défendait l'idée d'une réconciliation nationale entre Hutu et Tutsi. Il était acclamé comme un sauveur. Son discours était pacificateur. Il parlait d'unité nationale et fustigeait le désordre destructeur’ ” 153 .
Effectivement, on constatera que “ dès ces premiers jours, le nouveau régime bâtit son pouvoir sur les personnes de toutes les régions et ethnies frustrées par le régime précédent ” 154 . Il apporta un incontestable "mieux-être" dans le pays. “ ‘Les rwandais habitant à l'intérieur des frontières du territoire national furent unanimes à le reconnaître, autant les Tutsi que les Hutu. Non seulement on enregistre une amélioration du niveau général de vie de l'ensemble de la population, mais il fut tout simplement possible aux deux composantes de vivre en bonne intelligence, sinon toujours en bonne harmonie. Il n'existait plus, au début des années 80, cette tension constante entre les deux communautés ethniques, qui rendait toute relation vraie bien aléatoire ”’ ‘ 155 ’ ‘. Sur le plan relationnel, “ le président Habyarimana a pu rétablir de meilleures relations avec le Burundi, ce qui mit définitivement un terme aux incursions des exilés tutsi qui, à chaque opération militaire, attiraient sur leurs compatriotes restés au pays la colère des paysans hutu’ ” 156 .
Pour Habyarimana, le système de quotas fut la meilleure technique pour partager équitablement aux Rwandais le peu que l’Etat leur devait. Valait donc mieux le partage que l’exclusion. Ce sont les Belges, spécialistes mondiaux des quotas, des dosages politiques et des équilibres, qui ont suggéré cette formule selon laquelle chaque groupe obtiendrait une représentation proportionnelle à son importance numérique 157 .
Sur le plan économique, l'heure est à "l'idéologie du développement", selon l'expression de C. Braeckman : “ ‘Le Rwanda voué tout entier à l' "idéologie du développement", est partout cité en exemple. Il est vrai que les paysans, qui représentent 90% de la société, font tout pour réussir "leur" révolution. Taciturnes, travailleurs (...) ils acceptent sans trop rechigner l'umuganda, le travail obligatoire que le président leur demande pour leur bien. Ils participent à la lutte anti-érosive, acceptent de planter du café, du thé, qui fourniront au pays ses seules recettes en devises”’ ‘ 158 ’ ‘.’
L'umuganda (=travaux communautaires) fut d'une grande importance dans le développement du pays au cours de la 2è République. ‘“ Fondé le 2/2/1974, l'institution de l'umuganda, qui soulignait l'intention de rassembler le peuple pour enrayer le sous-développement du pays, était en quelque sorte un symbole de cet effort général. Il s'agit d'un travail qui rassemble toute la population de chaque localité du pays pour des tâches jugées d'intérêt commun. C'est un travail que chacun fait gratuitement une fois par semaine avec tous les membres de sa localité. Il est dans la logique de la tradition nationale d'entraide entre voisins. D'autre part, il tend à réhabiliter le travail manuel, mal considéré par les hautes classes au temps du régime monarchique. ... L'umuganda participa effectivement au développement du pays, dans les domaines les plus divers : écoles, construction de routes, hôpitaux, plantations les plus variées, etc ’ ” 159 .
En plus des travaux communautaires, la production locale (familiale) s'améliore, même si, vers la fin des années 80, la surpopulation commence à peser lourd et les famines reviennent. Et, sur le plan de la gestion publique, le Rwanda sert de modèle pour beaucoup de pays d'Afrique ; Braeckman en fait une description très élogieuse : ‘“ Contrastant avec les vastes paysages de Tanzanie, où Nyerere impose la villagisation, avec l'Ouganda ravagé par la guerre civile, avec le Zaïre sous-administré, livré à la corruption, sinon à l'anarchie, le Rwanda fait figure d'oasis. Sans être lié au franc CFA, refusant longtemps de passer sous les fourches caudines de l'ajustement structurel, snobant les ukases de la Banque Mondiale, ce petit pays enclavé réussit à limiter son endettement, à maintenir un franc fort, qui devient une monnaie de référence dans la région. Depuis le Kivu et l'Ouganda, c'est au Rwanda que les producteurs viennent vendre leur café, assurés d'en recevoir un bon prix, payé en vraie monnaie. En plus, le réseau routier est excellent, le téléphone fonctionne, le tourisme s'amorce etc’ . ” 160 . Naturellement, comme nous le verrons tout de suite après, tout n’était pas positif dans ce régime.
Derrière les apparences, beaucoup de points critiques
Sur le plan politique, beaucoup de critiques sont formulées : Au point de vue de son parti unique destiné à rassembler tous les Rwandais, Braeckman écrit : ‘“ Son parti, unique comme tant d'autres en Afrique à ce moment-là, s'appelle Mouvement révolutionnaire national pour le développement. L'Assemblée nationale devient le Centre national pour le développement. Les membres du parti - c'est-à-dire tout Rwandais dès la naissance - sont qualifiés de "militants". Mais ils n'ont rien à dire : les débats les plus importants se déroulent dans les assemblées du parti, et c'est à la présidence, en présence d'Agathe et de ses frères, le colonel Sagatwa et le préfet de Ruhengeri, Protais Zigiranyirazo, que se prennent les vraies décisions’ ” 161 .
Au moment où les uns voient en Habyarimana l’unificateur, le promoteur du développement des Rwandais, d’autres trouvent que
‘“ ce ’’héraut’’ de l’unité national assoit son pouvoir sur la division du peuple et sur la dictature. A travers sa structure, le MRND s’impose à tous les secteurs de la vie. Dans chaque commune et jusqu'au niveau administratif le plus bas, la cellule est administrée par un cadre du mouvement. Un directeur d'école ou d'usine ne peut être que responsable du MRND. Les communautés religieuses même doivent compter en leur sein un animateur du mouvement. La vie sociale et politique s'appuie sur des cellules de cinq membres dont le responsable rend des comptes au conseil de secteur. Un secteur couvre entre cinq et dix cellules. Les communes, elles, comptent huit à douze secteurs. Fort de cette structure, rien n'échappe au pouvoir central et à ses ramifications politiques. Il y a une confusion totale entre l'appareil d'Etat et celui du parti. Dans cette mise en place du pouvoir totalitaire, le calme régnant sur les collines est celui de la peur. Les mille collines ont des yeux partout ” 162 .’Comme l’explique Gasana,
‘“ la structure du parti unique conduisit à l’embrigadement de la population, à son étouffement, et à la négation de tout caractère démocratique ; ceci a permis au nouveau régime d'instaurer un pouvoir hypercentralisé. Paradoxalement, comme les structures du parti étaient les mêmes que celles de l'administration, la proximité physique de l'autorité auprès du peuple a plutôt servi à amplifier la distance entre lui et le pouvoir. Ne pouvant plus influencer celui-ci, la population était contrainte à la soumission devant 151 personnes qui constituaient le relais du pouvoir et dont aucune n'était élue: 141 bourgmestres et 10 préfets de préfecture. L'étouffement de tous les espaces d'expression politique libre, continue Gasana, marqua la rupture totale avec l'idéal de démocratie... Après le référendum sur la constitution de 1978 institutionnalisant le parti-Etat, la pesanteur de l'étatisation excessive rendue possible par un encadrement politique excessif et omniprésent, devint une réalité douloureuse pour la société civile ” 163 .’Au point de vue du développement, les apparences ne correspondaient pas à l'idéal d'auto-développement et de développement pour tous. En effet, ‘“ la croissance, la multiplication des projets initiés par les Blancs, l'apparition d'une classe d'intermédiaires locaux ne signifient pas le développement pour tous, puisque les paysans, dans leur grande majorité, demeurent à l'écart de cette agitation et que "la corporation coopérante inhibe les initiatives locales, infantilise les populations, alimente une mentalité d'assistés". La rage, la virulence avec lesquelles les populations ont pillé ou détruit un grand nombre de projets au cours des massacres de 1994 montrent qu'elles n'avaient guère le sentiment d'être concernées par ces initiatives décidées par d'autres ’ ” 164 .
Une autre observation porte sur la distribution inégale des sources de développement entre les campagnes et les villes. C. Braeckman écrit :
‘“ l'on constate que les campagnes sont négligées et maintenues exprès au niveau inférieur, aussi bien sur le niveau culturel qu'économique. Certains mettent donc en cause le type de développement "ruraliste" qui est celui du Rwanda : peu de villes, un habitat traditionnellement dispersé, des activités essentiellement agricoles, les secteurs des services, du commerce, de l'artisanat trop peu développés. A ces objections Habyarimana répond que c'est cela que souhaite la population. En réalité, on peut se demander si cette volonté de maintenir les paysans isolés sur leurs collines n'est pas une manière de préserver le statu quo. L'ignorance, la crédulité des paysans confortent le pouvoir des intellectuels, des "élites" qui parlent en leur nom et les manipuleront à leur guise ” 165 .’
BOUCHET (F) et col. Maudits soient les yeux fermés, Ed. J.C., Lattès, Paris, 1995.
GASANA (J.K). op.cit., p. 213
ROSSEL (H). Le Rwanda et le Burundi à la veille de leur 30 è anniversaire d’indépendance. Genève Afrique, XXX, 2, 1992, p .26.
BRAECKMAN (C.). op.cit., p. 82-83
Idem, p.83
BRAECKMAN (C.). op. cit., p. 85
KARIBWAMI (J). op. cit., pp. 545-546
BRAECKMAN (C), op.cit.pp86-87
Idem, p. 82
BOUCHET (F) & coll., op.cit., pp. 19-20
GASANA (J.K.), op. cit., p. 213.
Idem, p 214
IBRAECKMAN (C.). op. cit., pp. 89-90