L'intolérance politique
L’intolérance politique a caractérisé aussi bien le gouvernement indigène que le gouvernement colonial. Lors de la conquête du Nduga au 16è siècle, le roi nyiginya, vainqueur, a non seulement éliminé le roi Mashira, et tous ses descendants mâles, mais aussi il a pourchassé tous ceux qui avaient participé au pouvoir des Ababanda, clan du roi vaincu, jusque dans les lieux d'exil.
En 1896, quand le roi légal Mibambwe Rutarindwa fut assassiné et remplacé par Musinga, les acteurs de ce dit "coup d'état de Rucuncu", Kanjogera (mère de Musinga, et ses frères Kabare et Ruhinankiko) ont procédé à une élimination physique de ceux qui appartenaient au clan du roi assassiné, les Abanyiginya. Le pouvoir n'est plus entre les mains du clan nyiginya, comme le voulait la tradition, mais plutôt entre celles du clan des Bega.
L'élimination de l'opposition aux Bega ne s'est pas limité aux Banyiginya, mais il s'est étendu également aux royaumes, qui avaient reconnu l'autorité du roi du Rwanda central, et qui manifestaient une certaine opposition à l'intronisation illégale de Musinga. Ce fut le cas des Etats du Nord qui, profitant des conflits nés à la cour, se sont soulevés pour recouvrer leur indépendance; ce qui fut à l’origine des multiples expéditions militaires relevées plus haut, essentiellement en 1898 et 1912.
S’agissant des pouvoirs coloniaux, la présence allemande ne fut pas un obstacle à cette intolérance que l'on devait attribuer aux peuples non civilisés. Pour Ferdinand Nahimana,
‘“ il est possible de penser que si les Allemands avaient été au courant de l'organisation pré-coloniale de ces régions, s'ils avaient su qu'il y avait des ibihugu (= pays) indépendants, ils n'auraient pas traité leurs populations d'insoumises ou de rebelles envers les abami (roi) nyiginya. Ils auraient peut-être cherché à les incorporer, comme ce fut le cas ailleurs dans d'autres colonies, dans un nouvel ensemble ayant un dirigeant autochtone supérieur traitant directement avec le colonisateur et reconnaissant d'autres dirigeants locaux comme des "petits chefs". Et même si cela ne pouvait pas être envisagé, il y aurait eu une autre façon d'agir à l'égard des ibihugu autonomes qu'il ne l'a pas été (...) Les effets, en cas d'expédition punitive (il y a eu en tout 40 expéditions depuis 1894 jusqu'en 1926), auraient été sans doute différents parce que les populations auraient devant elles le pouvoir colonial uniquement et non pas à la fois et en même temps le pouvoir colonial et le pouvoir nyiginya ” 193 .’Autrement dit, si les Allemands avaient été informés sur la réalité de ces pays, il y aurait eu moins de dégâts. Mais ce raisonnement entraîne une autre réflexion. A supposer que ces populations aient été réellement rebelles envers les abami-nyiginya, serait-ce une raison justifiant les atrocités dont elles ont été victimes, avec l'assistance des forces armées des colonisateurs ? Ces Blancs étaient-ils plus tolérants sur le plan politique que les pouvoirs locaux ! Les populations indigènes allaient-elles apprendre la tolérance de leurs colonisateurs qui, pendant la première guerre mondiale, ont manifesté l'intolérance entre eux-mêmes (allemands contre belges) sur le territoire indigène !
Nous constatons donc que, et pour les pouvoirs coloniaux, et pour les pouvoirs indigènes, l'intolérance a toujours été à la base du politique, entraînant, chaque fois que des occasions se sont présentées, élimination physique de vies humaines. L'intolérance, la haine et la vengeance furent l'héritage du pouvoir pré-colonial et peri-colonial. Le Rwanda, Etat unitaire et républicain, pouvait-il se construire sur un tel héritage ! Au delà même de cette haine, de cette intolérance et de cette vengeance tangibles, on sent, à travers les différentes expressions du conflit Hutu-Tutsi, une incertitude, une inquiétude même, vis-à-vis de la visée politique des Tutsi. Le doute et la méfiance se sont installés chez les deux parties protagonistes. Comment, dans un tel climat, peut-on s'imaginer un esprit national et un esprit citoyen chez des groupes sociaux qui, apparemment, travaillent selon des logiques différentes.
Dans tous les cas, les faits et les écrits historiques existant autorisent à croire qu’un "Rwanda national" ne pourrait jamais se construire sur un fond tellement divisé. La situation des Grands-Lacs aujourd'hui ne conforte-t-elle pas ce pessimisme !
La méchanceté, le cynisme, la cruauté qui accompagnent les tueries sont déjà indicibles.
Des témoignages ou des extraits montrent l’ancienneté de la méchanceté, du cynisme, de la cruauté des meurtriers rwandais : ‘“ Les assaillants... firent prisonniers les femmes et les enfants pour les vendre comme esclaves. (...) De malheureuses femmes sur le point de devenir mères tombèrent entre les mains du parti ennemi. Leur état n'inspirait aucune pitié aux brutes qui les transpercèrent de coup de lance: "elles n'enfanteront désormais plus d'ennemis", s'écriaient en ricanant les bourreaux. (...) les haricots étaient en fleurs sur les rives du Kivu. Les envahisseurs détruisirent en partie ce qu'ils ne purent consommer”’ ‘ 194 ’ ‘.’ Ceci se situe en 1898, lors de l’expédition punitive du Bugoyi dont il a été question plus haut.
On peut se demander si cela est vrai ; comment un être humain peut-il devenir si méchant envers ses semblables , sans distinction ni de sexe, ni de l'âge de la victime ? Quand on ajoute à ce scénario d'il y a presque 100 ans, celui des années 1990, il y a lieu de se demander dans quel sens "évolue" -s'il faut parler d'évolution- l'Etat Rwandais. Entre 1990 et 1993, I. Nayigizente, réfugié rwandais de 1994, décrit ce qu’il désigne comme la "spécialité" des tueurs du camp Tutsi :
‘“ l'éventration des femmes enceintes (se rappeler des atrocités dans lescommunes Muvumba, Ngarama, Kiyombe,Butaro, Kidaho, Kinigi...);’L'auteur dit que ces pratiques furent importées au Rwanda depuis 1990. Cependant, la pratique d'éventration des femmes enceintes date de 1898. Aussi, la pratique de l'ingoyi aurait été l'une des sanctions courantes du temps de la monarchie.
En 1994, ‘’une autre spécialité" dans les tueries, attribuée cette fois-ci aux tueurs Hutu, apparut dans le document ‘’Confession de Detmold, signe d’espoir pour le Rwanda’’ :
‘“ blabla’
Quels que soient les auteurs de ces atrocités, elles sont une triste réalité chez les humains ; au lieu d’avoir été bannies et niées, elles ont été reprises à l’aube du 21ème siècle, avec plus d’intensité, plus de méchanceté et plus de techniques, pour faire souffrir la victime au maximum avant son achèvement et pour créer chez les survivants un traumatisme qui les marquera toute leur vie.
Dans tout cela, quel héritage culturel reçoivent les jeunes rwandais ? Quels sont les rôles de l'Etat et ses devoirs vis-à-vis des citoyens, de la communauté internationale et ses droits universels de l'homme ou de l'Eglise et ses pasteurs qui prêchent ‘’l’Amour du prochain’’ ? Qui est donc le prochain et qu’est ce que l’amour du prochain ? Cela peut-il continuer à ce rythme ?
Il s'est créé une haine de la part de la population du nord contre les Batutsi et les Blancs.
La population du nord a manifesté son aversion vis-à-vis des Blancs à travers différentes réactions à l’égard des commissions de travail ou des missionnaires. Par exemple, en 1912, le capitaine Hermann, avec son escorte de 25, soldats essaya en vain de travailler au Murera; sans cesse, il fut harcelé par les pillards. On lui vola même dans sa tente le pied de son théodolite. 197
Après la conquête du Bugoyi; un missionnaire rapporta une scène très significative :
‘“ il y a huit jours, une femme d'un mututsi ayant demandé quelques perles à un enfant d'un muhutu, celui-ci injuria la quémandeuse. Le chef apprenant la chose, fait ramasser les chèvres du muhutu. Ce dernier aidé de quelques amis va les reprendre. Le voyant venir avec son bien, le chef ordonna de quitter aussitôt la colline. La nouvelle se répand vite aux alentours. Le lendemain, une bande de hutu se dirige vers l'habitation du mututsi, lequel après quelques flèches échangées, prend la fuite. Sa hute est alors pillée et réduite en cendres; de même celles des bahutu qui n'avaient pas pris part aux hostilités contre lui.Au cours d’une causerie, le même auteur reçut cette remarque : “ Depuis que les Européens nous empêchent de nous battre, nous sommes dévorés par les fauves, nous n'avons pas le courage de les chasser ” 199 .
Il y a donc, non seulement le sentiment de la haine envers ces étrangers, mais aussi des actes de vengeance et de défense de la cause commune (solidarité collective et familiale). C’est ce qu’explique Nahimana : ‘“ Loin d'être entièrement soumises et d'accepter le fait accompli, ces populations profitèrent de toutes les occasions possibles pour se venger du Blanc et du Tutsi. (...) Tout homme tué devait être vengé, c'était la loi de la vendetta très en vigueur jusqu'au début du 20è siècle dans les régions du nord et du nord-ouest. Les populations étaient convaincues qu'en tuant un Blanc ou un de leurs homes, elles vengeraient ainsi leurs morts tombés sous les coups de fusils des Européens ’ ” 200 .
Les Blancs n’étaient pas les seuls à subir ces actes de vengeance, tous ‘’leurs hommes’’ subissaient le même sort. Nahimana affirme que les populations du nord barraient le chemin aux messagers des Blancs (porteurs ou postiers) et surtout aux chrétiens parmi lesquels il y eut des tués 201 . Ceci rejoint l'exemple cité plus haut dans la 4è observation, où les Bahutu qui n'ont pas participé aux hostilités contre un Tutsi ont subi le même sort que ce Tutsi lui-même.
C'était donc la règle que toute la communauté du Nord dût solidariser pour défendre ou venger les leurs. Cet élément n'est pas propre aux populations du Nord du Rwanda ; il est plutôt caractéristique de tous les rwandais. Seulement cet esprit fut atténué, dans certaines limites par la justice moderne où chacun est responsable de ses actes devant la loi. Cependant, à l'analyse de ce qui s'est passé au cours de l'histoire, et surtout dans les années 1990, on est amené à penser que la vengeance reste aujourd’hui une valeur au Rwanda.
Les mythes, idéologies et représentations sociales rwandais vécus comme des vérités absolues sont profondément incompatibles avec les principes d’une citoyenneté nationale.
La part des scientifiques
Le hamitisme scientifique a joué un grand rôle dans le sort des rwandais. Ce sont les premiers anthropologues européens, qui ont rattaché les Tutsi au groupe des Hamites, qui seraient partis du Caucase et qui auraient essaimé dans toute l’Afrique orientale. Conquérants civilisateurs d’une Afrique bantoue, ils leur attribuent, entre autres, l’introduction de la vache, la formation des royaumes en Afrique interlacustre, la supériorité politique, culturelle, sociale et biologique.
Cette perception a influencé l’évolution socio-culturelle en faveur des Tutsi et en défaveur de leurs compatriotes. “ Loin de rester un simple décor de stéréotypes idéologiques, explique J.P. Chrétien, légitimant l'ordre colonial, cet imaginaire racial a nourri une profonde aliénation culturelle, et d'abord chez la petite élite instruite dans cet esprit, chez ceux que Claudine Vidal a appelés "la quatrième ethnie". Si on prend l'établissement le plus renommé, le Groupe scolaire Astrida on relève d'abord que, de 1932 à 1957 sont admis pour le Rwanda 739 Tutsi et 177 Hutu (soit près de 80% des Tutsi et près de 20% des Hutu). Il n'est pas surprenant que la discrimination entretenue chez cette minorité lettrée ait suscité la vanité élitiste des uns et la frustration des autres ” 202 .
La part des indigènes
Dans le mythe des rois nyiginya, il ressort nettement la parenté des Tutsi et des Hima, leur supériorité naturelle et leur droit divin de dominer et gouverner. Aussi, dans les récits où les Hutu, les Tutsi et les Twa sont invités à exécuter une même tâche, les Tutsi sortent toujours meilleurs. Toutes ces idées ont été enseignées à tous les niveaux, du moins pendant la colonisation et la première République ; aujourd'hui, on se rend compte que beaucoup de jeunes qui ont terminé l'Ecole secondaire après 1990 n'en connaissent pas grand chose.
Au cours de la deuxième République, les antagonismes Hutu-Tutsi semblaient avoir pris fin, mais l’attaque du FPR a montré qu'ils subsistaient dans certains esprits. Le multipartisme naissant avait dévoilé des oppositions au pouvoir en place et on ne pouvait plus recourir à l'Ecole, dont les acteurs sont désormais divisés politiquement, pour enseigner des idéologies particulières à un parti ; il était plus facile pour eux, d'utiliser la radio nationale, les journaux et autres moyens.
A partir de 1990, des écrits abondent, réactualisant les conflits séculaires entre Hutu et Tutsi et entraînant un doute d'une possible cohabitation démocratique entre les Hutu et les Tutsi, chacun se reconnaissant citoyen rwandais et étant perçu comme tel par ses concitoyens. En 1990, on pouvait lire dans le journal Kangura que la guerre déclenchée par le FPR était l'exécution d'un vieux plan des Tutsi en vue de la colonisation de toute l'Afrique centrale (voir en annexe 2) ; il décrit le Tutsi rusé, utilisant les charmes de ses filles pour concrétiser les ambitions d'un peuple convaincu d'avoir été créé pour commander. Il a été intégré, écrit l’auteur du plan, dans l'idéologie officielle du régime Habyarimana. Par exemple en février 1991, un dépliant intitulé "Toute la vérité sur la guerre d'octobre 1990 au Rwanda" cite comme "enjeux réels" de l'action du FPR : Restaurer la dictature des extrémistes de la minorité tutsi sur un génocide, l'extermination de la majorité hutu. Instituer dans la zone bantoue de la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Zaïre, Tanzanie, Uganda) un vaste royaume Hima-Tutsi, ethnie qui se considère supérieure, à l'instar de la race aryenne et qui a pour symbole la croix gammée de Hitler 203 .
Dans la même période, le même journal publia un texte de l'idéologie extrémiste hutu, sous forme de commandements 204 :
‘Blabla’A travers ces quelques éléments, on voit que le génocide et les massacres de 1994 ont été préparés et exécutés dans l'esprit de la vendetta traditionnelle : quelques Tutsi assoiffés du pouvoir attaquent un pouvoir détenu par quelques Hutu; par conséquent, tous les Tutsi en sont victimes et tous les Hutu sont appelés à se lever contre ceux-ci. C'est ainsi que de très nombreux Hutu, considérés comme traîtres pour ne pas avoir adhéré à cette idéologie du "monolithisme naturel et nécessaire des Hutu" (expression de J.P. Chrétien), ont été tués avec leurs concitoyens Tutsi.
NAHIMANA (F.). op. cit., p.285
PAGES (A) ; un royaume hamite au centre de l’Afrique, op. cit., p. 21
NAYIGIZENTE (I). A César, juste ce qui est à César…, Paris, Hérault, 1995, p.4
Confession de Detmold, signe d’espoir pour le Rwanda, Detmold, 1996
Rapports annuels des missionnaires d’Afrique n°8 (1912-1913). Mission de Ruaza, pp. 433-434.
Rapports annuels des missionnaires d’Afrique, n°3, (1907-1908), p.158.
Idem, p.163
NAHIMANA (F). op. cit., p. 265-266
Idem, p. 266-267
Chrétien (J.P.).(dir) op. cit., pp. 163-165
Ibidem.
Idem, pp. 141-142