1.2.2.1. La perception de l'"Etat" dans les Etats post-coloniaux

Qu'en fut-il alors de cette citoyenneté en Afrique ? Les Etats indépendants ont-ils continué dans la ligne tracée par les colonisateurs ?

Face aux contradictions entre le discours politique africain et les réalisations observées dans la pratique, on est porté à se demander si les politiciens africains savent à quoi ils se sont engagés en adoptant le système politique basé sur l'Etat colonial, s'ils font exprès de ne pas respecter les principes liés à ce nouveau système. Les réflexions des auteurs qui se sont penchés sur ce problème donnent quelques éclaircissements.

‘“ …Partout, l'Etat a été revendiqué comme une donnée réelle symbolisant l'indépendance vis-à-vis de l'ancienne métropole, et, chemin faisant, capable d'ouvrir la colonie à la souveraineté nationale et à la communauté mondiale en tant que sujet de droit international. L'Etat n'a pas été appréhendé comme une idée pensée en fonction de certaines exigences de la structure politique des sociétés à un certain moment de leur évolution, pour être le support du pouvoir politique détaché des hommes qui l'exercent et incarné dans une institution dont il est la matérialité.
A cause de l'ignorance, somme toute compréhensible, l'Etat n'a pas été abordé comme l'instrument d'un groupe unifié par une foi commune dans le développement, la croissance et l'efficacité de la rationalisation des processus des décisions. De même que, siège du pouvoir politique, l'Etat n'a pas été non plus traité comme l'enjeu et le régulateur des luttes politiques. L'on a perdu de vue que si, dans son principe, la lutte politique n'est qu'un aspect de la lutte pour la vie, il est clair qu'aucune société ne pourrait naître et, à plus forte raison, durer sans que les formes de la lutte soient une régulation ” 265 .’

Les leaders africains, au moment des indépendances des Etats coloniaux, ne maîtrisaient pas la notion d'Etat, ses fondements et ses implications, tant pour les individus que pour les groupes sociaux. Ils semblaient ignorer que l'esprit national était une condition du succès des processus de l'Etat; ils ignoraient - ou n'y croyaient pas - que l'Etat ne peut pas être une institution privée qu'on peut manipuler comme on veut sans tenir en considération la population.

C'est ainsi que, en conséquence, l'horizon politique des gouvernants s'est vite obscurci et le piège n'a pu être évité car, comme le souligne Georges Burdeau:

‘“ Dans tous les pays anciens, c'est la nation qui a fait l'Etat; il s'est lentement formé dans les esprits et les institutions unifiées par le sentiment national. Dans l'Etat nouveau, tel qu'il apparaît sur le continent africain, c'est l'Etat qui doit faire la nation. Seulement, comme l'Etat ne peut naître que d'un effort national, le drame politique s'enferme dans un cercle vicieux ”266. ’ ‘“ C'est dire qu'aucun discernement n'a été fait de manière à rendre rationnel le cadre institutionnel choisi avec une absence de communauté de vues, d'aspirations et de réactions qui solidarisent, dans un effort durable les membres actuels du groupe social avec des générations passées et futures ” 267 .’

Le Rwanda n'a pas échappé à cette mauvaise perception de l'Etat: déjà, comme nous l'avons vu précédemment, en 1959, avant même l'indépendance, les composantes de l'Etat colonial ne pouvaient pas s'entendre sur un choix politique commun : garder la monarchie absolue ou passer à un régime démocratique. Les divergences de vues furent tellement passionnelles que les partis en opposition finirent par entrer en lutte sanglante.

Après l'indépendance, proclamée le 1er juillet 1962, l'absence d'unité a continué à caractériser l'Etat rwandais et a entretenu les mêmes clivages ethniques et régionales qu’auparavant. Quand on observe de près l'évolution de la vie quotidienne des Rwandais vis-à-vis de leurs droits et de leurs devoirs, on constate que, à chaque période, il y a au moins deux groupes ethniques ou régionaux, dont l'un est d'office légitimement privilégié par rapport à l'autre. C'est ce qu'un de nos interlocuteurs a appelé "la catégorisation de citoyens rwandais’’.

Ne sont-ce pas ces différentes catégories qui se sont manifestées au début des années 1990, avec l'autorisation du multipartisme, sans jamais pouvoir s'entendre sur un objectif politique commun, jusqu'à sombrer dans des conflits sans précédents d'auto-destruction ? Faute de sentiment national et d'esprit citoyen unissant tous les Rwandais, un consensus fut impossible et la logique d'auto-élimination prima sur toute autre possibilité.

Notes
265.

Idem, pp.25-26.

266.

BURDEAU (G). L'Etat, Seuil, 1970, cité par Tshiyembe, op cit, p.26

267.

TSHIYEMBE MWAYIRA. op cit, p.26