3.2.2.2. L'Ecole, facteur de ruptures sociales

Il est indéniable que l'Ecole est naturellement portée à donner la priorité à la formation des qualités intellectuelles, au détriment de la formation du caractère et de la sensibilité. Elle constitue un milieu artificiel, isolé de la vie réelle dans laquelle se meut et se développe l'enfant 471 . A la longue, l’Ecole finit par acculturer ceux qui le fréquentent ; des exemples sont donnés chez les peuples migrants ou immigrants 472 .

En Afrique, l’Ecole a entraîné au moins deux formes de ruptures essentielles : arracher les jeunes de leur milieu social et effacer les cultures autochtones. Ce passage explique largement cette première forme de rupture : ‘“ En Afrique plus qu'ailleurs, l'engrenage de l'école retient les élèves relativement plus longtemps qu'ailleurs, car les conditions d'études sont plus difficiles, et le désir d'aller de l'avant est plus fort. En effet, il s'agit d'échapper à la honte de revenir au foyer sans le "papier" (le diplôme) pour lequel on est inscrit. La pression sociale est telle que "la fuite en avant" dans le cursus scolaire est encouragée; mais, du même coup, s'aggravent les risques de scission par rapport au tissu social originel. De retour au village après dix ou quinze ans (parfois même trois ans seulement), (…) un bon nombre de jeunes ne se reconnaissent plus dans leur société globale qui, elle aussi, ne se reconnaît pas en eux. Des complexes réciproques de supériorité ou d’infériorité se développent. Certains diplômés ayant presque oublié leur langue maternelle ne peuvent plus entrer en dialogue direct et profond avec la famille. Ce sont des fractures et des démantèlements socio-culturels qui se préparent ”’ ‘ 473 ’ ‘.’

Si les intellectuels africains ignorent leur milieu d'origine dans tous ses aspects (culturel, social, historique, géographique, économique...) comment vont-ils développer leur société ? Quels transferts utiles peuvent-ils effectuer au profit de leur société ? Quelle citoyenneté vont-ils promouvoir ? Quant aux cultures autochtones, elles souffrent du fait que l’éducation scolaire africaine ignore complètement les caractéristiques du milieu d’origine des apprenants et présente uniquement des contenus de la culture étrangère, dite ‘’civilisée’’.

L'Ecole produit donc des éléments qui ne veulent et ne peuvent pas s'intégrer dans leur société. Ils finissent alors en ville, où ils vont chercher une vie "plus civilisée" qu’à la campagne. Ce n'est que lorsque l'enfant échoue aussi dans la grande Ecole de la ville, que commencent la marginalisation, la crise profonde d'adaptation, et parfois la résistance active à l'ordre établi. 474

On a vite compris qu'une Ecole qui produit des gens inutilisables face aux besoins de toutes sortes de la population n’en vaut pas la peine. C'est dans ce sens que des conférences africaines furent organisées, laissant derrière elles des propositions correctives. Malheureusement, les résultats attendus n'ont pas été obtenus: ‘“ La tradition suggérait une approche globale du problème de l'enfant et une éducation intégrée. L'Afrique vit actuellement encore, malgré des tentatives multiples çà et là (Ecole liée à la production, ruralisation, introduction de la langue maternelle, etc.), sur des systèmes éducatifs inadaptés, hérités du système colonial où la théorie est coupée de la pratique, la formation coupée de la vie active et de l'emploi. La déclaration de la Conférence des ministres africains de l'éducation, tenue à Lagos du 27 janvier au 4 février 1976, est un constat de cette carence méthodologique et un projet de remède. Celle d'Harare (28 juin - 3 juillet 1982) affirme que vingt ans après la Conférence d'Addis-Abeba de 1961, rares sont les pays africains à avoir fondé une école nouvelle, réellement décolonisée, parce que fondée sur l'identité culturelle retrouvée et la prise en compte des valeurs de culture des sociétés africaines’ . ” 475

Aujourd'hui, en 1999, la situation reste la même en Afrique : le système scolaire produit des inadaptés sociaux, ne pouvant pas participer au développement de leur société, car ils sont incapables de résoudre les problèmes vitaux de la société, et cela dans tous les domaines (social, culturel, économique, politique, etc.). Il produit des personnes qui connaissent bien de théories, mais sans pratique; des théories qui ne correspondent à aucune réalité de chez eux. Malgré d'énormes dépenses et d'innombrables réformes scolaires, l'Afrique piétine. Cela finira-t-il un jour? Ce sont les produits de ces systèmes éducatifs qui tiennent toutes les responsabilités (politiques, sociales, économiques, culturelles, etc.) dans les Etats post-coloniaux depuis les indépendances. L'on ne devrait pas trop s'étonner des contradictions permanentes entre les discours et la pratique, source intarissable de conflits et de violences.

Notes
471.

GASTON (M). op. cit., p. 201

472.

Idem, p.60

473.

KI-ZERBO (J). op. cit., pp. 76-77

474.

Idem, p. 79

475.

TETTEKPOE (D.A). Développement de l’enfant dans son milieu selon les contextes sociaux, économiques et culturels. Famille, enfant et développement en Afrique, UNESCO, Paris, 1988, p.85