1.2.4. Impact des enseignements reçus sur les comportements citoyens

1.2.4.1. Au point de vue des rapports avec l'Etat

Nous avons vu une leçon où le MRND (parti Etat) semble être la référence de toutes les valeurs. Le danger de cet apprentissage est de substituer ce parti, auquel tout le monde appartient d'office, au cadre coutumier ou universel des valeurs. Quand nous pensons aux phénomènes vécus au Rwanda avec la venue du multipartisme, nous avons tendance à trouver un lien avec l'idée qu'on se faisait du MRND : le multipartisme semble avoir été perçu comme l'abolition officielle de toutes les valeurs qui, jusque là, même si elles étaient transgressées, étaient enseignées comme idéales : respect de l'autorité, pudeur féminine, politesse dans le discours (politique), respect de la femme, respect des biens, (publics ou privés) ; il a été vécu comme si tous les interdits (moraux ou sociaux) étaient levés, pour s'opposer au parti qui, jadis, avait tout accaparé, même les simples valeurs morales ou sociales.

Un autre enseignement qui semble avoir des conséquences observables est relatif à la notion d'Etat. Cette notion est restée floue dans l'esprit des éducateurs et des éduqués au Rwanda. Tantôt l'Etat est pris pour : le président et son gouvernement, le peuple ou le pays. Dans l'esprit de beaucoup de Rwandais, l'individu constitue une entité à part, et l'Etat une autre : le Rwandais a ses biens privés tout comme l'Etat a également ses propres biens. Le rapport entre l'Etat et l'individu, ou entre l'Etat et la cellule, le secteur, la commune, la préfecture n'est pas établie dans l'esprit des Rwandais. C'est ainsi qu'il n'est pas rare d'entendre des raisonnements pareils, aussi bien chez les intellectuels que chez les paysans :

  • quelqu'un abîme un livre scolaire ou une machine de bureau; quand on lui fait remarquer cela, il réplique en disant que c'est l'argent de l'Etat, il n'a qu'à acheter d'autres, l'argent ne lui manque pas ;
  • lors d'une dispute entre deux individus A et B; le langage peut tourner à peu près dans ces termes :
    A : De quel droit me juges-tu sur mon travail ? Oublies-tu que je suis engagé par l'Etat non par toi ?
    B : Et toi, tu oublies que l'Etat c'est aussi moi !
    A : Si l'Etat c'est toi, ne me paie plus à la fin du mois !

L'Etat Rwandais en tant qu'espace est souvent objet de distorsion faisant penser à une mauvaise intégration de ce territoire dans l'espace. En effet, il est fréquent d'entendre un parent qui accueille un visiteur venant de "loin" à l'intérieur du Rwanda ou à son extérieur - même venant de l'Europe lui demander: "Comment vous allez dans votre Rwanda - mu Rwanda rwanyu -, ou dans ce Rwanda lointain - mu Rwanda rw'iyo -. Ou bien, quand un jeune obtient une bourse d'études pour l'étranger, on entend souvent l'entourage ou les vieux parents dire: fais attention à la nourriture de ce Rwanda que tu vas habiter. Peut-être tu ne pourras même pas manger !

Donc, pour ces personnes, ‘’leur’’ Rwanda se limite à l’espace qu’elles connaissent et, au-delà de cet espace, ce sont ‘’d'autres Rwanda’’, pour dire ‘’d'autres pays’’. Pour elles, les gens de ces autres Rwanda sont des étrangers, dont la manière de vivre est naturellement différente de celle du ‘’leur’’. De telles perceptions ne sont fondées sur rien. Elles font preuve d'une mauvaise intégration de l'espace national par rapport au monde. Nous pensons même que cela peut expliquer les réactions de certains Rwandais du nord devant l'expansion de la guerre du F.P.R : ils disaient, quand la guerre approchait du centre (d'après plusieurs témoignages oraux) : "Laissez-les descendre. Il faut que le Nduga (=le Rwanda central) goûte aussi sur les effets de la guerre". Sûrement, ces gens du nord avaient ressenti un sentiment d'abandon, un manque de solidarité de la part des Rwandais du sud, qui se seraient comportés comme si la guerre qui frappait le nord ne les concernait pas. Et quand, à son tour, la population du centre devait fuir la guerre par le nord, la population du nord ne l'aurait pas bien accueillie; elle l'aurait assimilée aux Tutsi et au FPR qui constituaient la cible "officielle" du combat mené par le gouvernement. Cela montre que, malgré le système politique centralisé et les enseignements dispensés, la zone du nord et la zone du centre (étendue à tout le sud) ne se sont pas reconnues au sein d'un même Etat; les deux régions n'ont jamais fusionné (du moins socialement et mentalement) dans la même nation.

La même observation n'a pas échappé à certains auteurs, comme le souligne De Lame :

‘“ Dans cette région (du Nord et Nord-Ouest) où les institutions sociales ont gardé, jusqu'aujourd'hui, des traits particuliers, le rapport au pouvoir central est resté sous le signe d'une résistance voilée. Comme le note Vansina (1962 : 81), "l'assimilation psychologique" ne s'est jamais réalisée. Une fois aboli le régime tutsi, les liens de clientèle foncière typiques de cette région reprirent tout leur poids et le pouvoir des vieux lignages défricheurs s'en trouva raffermi. Le coup d'Etat de 1973, le régionalisme que le régime de la deuxième république a développé à l'extrême trouvent des échos locaux dans les attentes qu'exprimaient, en 1993, certains lignages de défricheurs hutu de Nyundo : ils avaient hâte de voir arriver à terme la concession d'un siècle accordée aux missionnaires qui les avaient privés de leurs terres. A la faveur des massacres de 1994, ces lignages ont reborné les limites de la mission et repris une partie de leurs terres (communication personnelle C. André qui a mené dix-huit mois de recherche de terrain dans la région) ” 533 .’

L'idée d'un Rwanda non unifié dans l'esprit se rencontre également à l'Est: l'exemple suivant concerne surtout l'aspect géographique, ce qui n'exclut pas l'aspect socio-psychologique. Quand on est dans la préfecture de Kibungo (l'ancien royaume du Gisaka), il y a des zones qui restent aujourd'hui considérées comme la limite entre le Rwanda et le Gisaka. Ainsi, un paysan dira à son voisin qu'il se rend au Rwanda quand il traverse ces zones, et celui qui va dans le sens contraire dira qu'il vient du Rwanda et se rend au Gisaka. Dans une telle situation, pouvons-nous dire que les événements heureux ou malheureux du Gisaka touchent le Rwanda central comme les gens d'une même famille, et vice-versa ?

Un autre exemple de cette absence d'intégration à l'administration centrale concerne la région de Murundi, étudiée par C. André. Sa localisation à la limite d'anciennes chefferies et de zones géographiques, puis ses fluctuations des limites administratives à l'époque coloniale et jusque dans le Rwanda républicain, ont laissé dans la mémoire de ses habitants un certain flou quant à leur histoire "politique" et un goût certain pour leur indépendance. Situant leur "Rwanda", c'est-à-dire leur terroir, tantôt au Budaha, tantôt au Nyantango, les descendants des paysans les plus anciennement établis font corps : ils sont chez eux 534 .

Autant d'exemples pour montrer que, malgré l'instauration de l'Ecole dans toutes les régions, et malgré les programmes d'éducation civique, de Géographie, d'Histoire, ces enseignements, dont la finalité est de contribuer à former l'esprit national et l'esprit civique, n'ont pas eu d'effet en ce sens. Ils n'ont pas aidé les Rwandais à intégrer leur communauté politique dans leur esprit et à comprendre les rapports qui devaient les lier à ce nouvel espace socio-politique. Par conséquent, leurs idées et leurs mentalités sont restées liées aux anciennes organisations socio-politiques d'avant la colonisation, et les mobiles de leurs actions seront basés d'abord sur les intérêts de "leur pays" ou de ‘’leur Rwanda’’ particulier, avant d'être basés sur les intérêts de tous "les Rwanda" unis. Nous nous demandons même si les Rwandais ne peuvent pas être groupés en plusieurs petites nations, correspondant à ces différents espaces géographiques reconnus comme étant leurs "chez eux" = iwabo.

Nous croyons que cette non intégration du Rwanda en tant qu'espace politique est moins liée à la mauvaise volonté des politiciens et de la population qu'aux mauvaises méthodes d'éducation et au manque de moyens. L'enseignement d'Histoire, de Géographie ou d'Education civique ne peut pas se limiter aux cours magistraux. L'observation, les visites, la découverte du milieu et des faits sont indispensables à la connaissance et à la compréhension de ces enseignements. Pour le cas du Rwanda, la découverte des différentes régions, des différentes populations, des différentes richesses du pays, de sa beauté ainsi que la comparaison avec les pays limitrophes ou même lointains, tout cela aurait pu contribuer à ouvrir les esprits et à construire une image nationale non réduite à son seul "quartier" ou à son seul clan ou ethnie.

De plus, les Rwandais des différentes régions ou ethnies n'ont pas été amenés à se rendre compte de la complémentarité régionale et humaine dans le développement collectif. Le fameux proverbe international "l'union fait la force", qui est partout bien connu dans la tradition rwandaise, (Umugabo umwe agerwa kuri nyina ou "Ababiri bunze ubumwe baruta umunani urasana) semble se référer uniquement aux membres d'une unité (un clan, une ethnie, une région...). Les Rwandais semblent donc ne pas connaître ou reconnaître la valeur de l'autre (celui qui est de l'autre ethnie, de l'autre région...) dans leur propre vie. Ils préfèrent rester "fermés" dans leur "territoire privé" - pris au sens psychologique -, ils restent méfiants vis-à-vis d'autrui, donc vis-à-vis de l'Etat. Une telle mentalité, qui résulte des antécédents historiques, ne pourrait changer que grâce à une éducation bien pensée, que l'Ecole n'a pas pu jusqu'ici donner.

Notes
533.

LAME(De)(D). Une colline entre mille ou le calme avant la tempête, Transformations et blocages du Rwanda rural. Bruxelles, Belgique, 1996, pp. 46-47

534.

Idem, p. 57