Nous avons vu combien l'Histoire du Rwanda est faite de contradictions. L'une d’elles se rapporte à son peuplement. La première version (enseignée jusqu'en fin de ce 20è siècle), celle de l'arrivée successive des trois groupes en commençant par les Twa, puis les Hutu et enfin les Tutsi, est aujourd'hui mise en cause par une deuxième version, qui soutient que les Tutsi, les Hutu et les Twa appartiennent à une même ethnie.
La première a été prise comme une vérité absolue ; elle conforte les extrémistes Hutu qui y trouvent une raison fondamentale pour refuser aux Batutsi, envahisseurs hamites du Rwanda, leur citoyenneté rwandaise. Quant à la deuxième, elle met mal à l'aise les extrémistes Tutsi, qui ne reconnaissent aucune fraternité entre Bahutu et Batutsi et se plaisent dans leur statut "supérieur" aux nègres, en l'occurrence les Bahutu et les Batwa.
Face à cette contradiction, quelle identité ethnique ou raciale le jeune des deux milieux extrémistes se forgera-t-il ? Il y a là un malaise psychologique et social dans la formation d'une identité sociale de nature à favoriser la construction de l'identité nationale non exclusiviste. Même chez ceux qui seraient considérés comme "modérés", favorables à la cohabitation nationale des trois groupes sociaux, le même malaise ne peut pas manquer. Pour la formation de leur identité, il leur faudrait d'autres bases historiques, peut-être à construire aujourd'hui; des bases qui marquent un caractère consensuel et non contradictoire.
Nous avons également parlé des contradictions autour de l'unité étatique du Rwanda. Nous avons vu que, contrairement aux écrits anciens, on accepte aujourd'hui que l'unité politique du Rwanda (actuel) a été réalisée forcément avec l'aide des Blancs, dans des conditions qui ont laissé des traces très négatives dans la mémoire populaire. Des exemples d'attitudes ont été donnés, prouvant que les régions annexées récemment n'ont pas intégré intérieurement le gouvernement central auquel ils furent soumis. Ils sont donc restés attachés à leur organisation traditionnelle, à leurs valeurs, à leurs coutumes, etc. C'est par contrainte et par peur qu'ils se montrent soumis au gouvernement central, mais leur conviction et leur attachement ne sont que superficiels. L'on ne peut douter que le régionalisme connu au Rwanda, aussi bien socialement que politiquement, se situe dans ce cadre.
Si les jeunes générations rwandaises doivent construire leur identité nationale en se référant à un territoire qui doit être leur patrie, à quelle unité territoriale vont-ils se référer : à leur entité pré-coloniale ou post-coloniale ? Il est évident que cette identification se heurtera aussi bien à ces contradictions informatives qu'à la façon dont sa communauté immédiate (parents, environnement scolaire...) aura intégré le territoire dit national. Si sa communauté reste distante vis-à-vis de l'Etat central ou si elle s'y est bien intégrée, l'identification sera différente. Les enseignements donnés en rapport avec la constitution de l'Etat rwandais constituent ainsi un autre problème pour la construction de l'identité nationale rwandaise. Pour qu'ils soient favorables à la construction de l'identité nationale, il faut qu'ils ne contribuent pas à brouiller les identités individuelles. Pour cela, ils doivent avoir une certaine unité dans le temps et ce qui s'apprend à l'école ne doit pas aller en contradiction avec les informations familiales.
Au Rwanda, les enseignements doivent cesser d'avoir une double face (officielle et non officielle) car cette situation confond les apprenants et crée un malaise dans leur développement intellectuel et personnel. En effet, dans les programmes officiels, on évite d'aborder ouvertement les points sensibles de l'histoire; avec raison, car ouvrir un débat sur des problèmes socio-politiques demande de reconnaître certaines vérités, de questionner des mythes, des préjugés, de dévoiler des tabous, et finalement de prendre certaines positions "officiellement" - en classe - qui constituent des risques pour la sécurité de l’enseignant ou des apprenants.
C'est ainsi que cette peur de dire la vérité, même à l'école, maintient les apprenants dans les rumeurs, dans les représentations et préjugés non fondés, dans la croyance aux mythes, tout cela pris comme des vérités "bibliques" qui déterminent la perception de soi, d'autrui, et celle du monde. En réalité, on se rend compte que les apprentissages scolaires ont été favorables à la victoire des enseignements extra-scolaires (de la famille, de la société, de la rue, etc.), où dominent les références traditionnelles ethniques ou régionales. Quoi d'étonnant, donc, si les Rwandais ont développé les identités locales (ethniques et régionales) au détriment de l'identité nationale !
Au cours de ce travail, nous avons eu beaucoup d'entretiens avec les Rwandais de tous âges des deux ethnies et de plusieurs régions. L'identification des enfants constitue un réel problème dans le contexte historique rwandais. Certains témoignages le prouvent :
‘“ Quand j'étais encore au primaire, on nous demandait de dire notre ethnie. - C'était sous la première République - Les Tutsi étaient mal à l'aise pour répondre à cette question; quand quelqu'un disait qu'il était Tutsi, les autres se moquaient de lui. ” (Témoignage recueilli à Paris en juillet 1998).’ ‘“ En 1991, (après l'attaque du FPR), quand on nous demandait de dire notre ethnie (au primaire), tout le monde disait qu'il était Hutu, même les Tutsi. Cela étonnait tout le monde, les écoliers et l'enseignant. ” (Témoignage recueilli à Yaoundé en 1997).’ ‘“ Au Rwanda, j'étais maltraité parce que je suis né de père Hutu. Maintenant que je ne suis plus là, les Hutu me harcèlent parce que, me disent-ils, "ton sang n'est pas pur". ” (Témoignage recueilli auprès d'un jeune garçon en 1996)’ ‘“ Mon père est nordiste. Mais aujourd'hui, j'ai honte d'être "umukiga" (quelqu'un du nord). Au lieu de me marier avec un "mukiga", un garçon du nord, je préférerai un "mutwa 535 ". ” (Témoignage recueilli auprès d'une jeune fille en 1998).’ ‘’Ici, ces enfants ont peur ou honte de dire et de devenir ce qu'ils sont. Les mêmes scènes sont connues après le génocide de 1994. Comment construire une identité qu'on nie !
Les Twa sont des Rwandais appartenant à l'ethnie marginalisée.