Le recours indispensable à l'Ubwenge

La notion ‘’d'ubwenge’’ (=malice, ruse, hypocrisie) fut indispensable aux Rwandais pour leur survie, au temps de la monarchie. Cette valeur traditionnelle a cependant continué à caractériser les milieux socio-politiques modernes. Ceux-ci n'ont pas pu se débarrasser du "génie de l'intrigue" et de "l'art du mensonge", qu'ils ont hérité du régime monarchique. Les milieux politiques n'étant pas un vase clos, les jeunes générations ont dû évoluer dans un système mettant en avant ruse, hypocrisie, mensonge, double langage, pour occuper de meilleures positions sociales et économiques ou, tout simplement, pour survivre.

Dans les années 1990, avec l'avènement du multipartisme, n'est-ce pas le mensonge qui a caractérisé les différents partis ! Confiants en leur "ubwenge", les Rwandais de cette période n'ont pas perçu -ou ont refusé de le croire- que cette valeur avait des limites. L'extrait suivant explique comment les choses se passent dans ce genre de mouvement politique :

‘“ Un mouvement politique issu d'une civilisation de cour qui considère le mensonge comme un des beaux arts et comme une sorte de sport national, est évidemment prédisposé à organiser une propagande extraordinairement habile où l'on sert à chacun ce qu'il aime entendre et ce qui est profitable pour soi. Il faut bien comprendre que dans un système où tout le monde ment, personne n'est dupe. Comme chacun sait que l'autre ment, il se comporte en conséquence. Cela devient une sorte de jeu qui peut se révéler très excitant pour des esprits subtils. Bien entendu, ce jeu est faussé quand l'un des partenaires croit ce que raconte l'autre.” 590

C'est ainsi, par exemple, que des jeunes falsifient les résultats scolaires pour passer au niveau suivant, que d'autres achètent des diplômes pour avoir accès aux bons emplois, que d'autres inventent de fausses histoires pour écarter des gens de leurs postes et les récupérer après, etc. Ces tricheries, ces mensonges peuvent aboutir donc à priver des droits aux autres et à occuper des postes qu'on ne mérite pas.

Une confrontation permanente à la question ethnique

La question ethnique occupe une place importante dans l'imaginaire des uns et des autres. Des problèmes liés à cette question se rencontrent partout où les Rwandais vivent en groupements, qu'ils soient petits ou grands. Autour de ces problèmes, des ‘’racontars’’, des bruits, des commentaires, accompagnés parfois d'exagérations, courent partout et parviennent à toutes oreilles. Consciemment ou pas, des sentiments, des émotions, des représentations se forment chez les esprits, surtout encore jeunes, qui reçoivent ces informations, fausses ou correctes. Les extraits suivants montrent comment cette question est perçue quotidiennement par la société elle-même :

‘“ - Face au monde Tutsi, les Hutu ne sont jamais parvenus à se débarrasser d'un sentiment d'infériorité. Si au Rwanda ils ont réussi à renverser le système monarchique, ils ont toujours eu la sensation que leur victoire était précaire et qu'il fallait en défendre les acquis avec vigilance et obstination. D'où la mise en oeuvre de tous ces moyens à la limite obsessionnels et odieux, tel le système des quotas, toutes ces réactions apparemment démesurées, toutes ces craintes de se faire avoir, de ne pas détecter à temps les manigances d'un adversaire que l'on sait plus futé que soi. Peut-être une partie de la classe instruite hutue était-elle en voie de dépasser ce type de complexe, ce qui l'a poussé à se montrer favorable à une intégration des exilés. Les sentiments même inconscients d'infériorité des uns entretiennent ceux de supériorité des autres, car on est en présence d'un couple étroitement dialectique. Ils conduisent aussi à des phénomènes de surcompensation par lesquels on cherche à s'affirmer comme on peut jusqu'à l'excès. Les Hutus sont supérieurs au moins sur un plan : celui du nombre. C'est donc logiquement par des phénomènes de masse qu'ils tenteront de rétablir la balance.
- Cette question "est à la fois omniprésente et taboue. Quand on l'aborde devant un Rwandais, on provoque inévitablement, dans un premier temps, une réaction de malaise. Elle peut faire l'objet de déclarations tonitruantes et agressives en cas de crise, mais il est très difficile d'instaurer un dialogue serein autour d'elle. On n'en parle qu'en chuchotant. Le cas des communautés religieuses, où le plus souvent vivent ensemble des personnes des deux "ethnies" et où il faut régler au quotidien des problèmes ressentis différemment selon les sensibilités culturelles de chacun, est particulièrement instructif. On pourrait penser qu'une communauté de foi où la culture d'une certaine transparence devraient être en mesure de permettre le dépassement de tels interdits sociaux. Il en est rarement ainsi, même quand on y met beaucoup de bonne volonté. - Ne connaît-on pas des gens qui ont abandonné la vie religieuse à cause de la question ethnique! - Cela est le signe qu'il y a là des blocages au niveau de l'inconscient collectif ancrés trop profondément pour pouvoir être aisément dégagés. Ce serait toucher à des choses trop lourdes, trop compliquées, trop explosives, trop culpabilisantes aussi, qu'il vaut donc mieux laisser là où elles sont, dans les recoins obscurs de la conscience. De toute manière, nous sommes dans une "culture du non-dit" où le dialogue, en quelque domaine que ce soit, est difficile à instaurer : il est malséant de s'exprimer ouvertement, franchement, clairement; on écoute, on acquiesse à ce que dit celui qui est en position de supériorité, au besoin on simule l'accord et l'obéissance, et c'est ensuite par derrière que l'on fera en sorte que ce qui aura été décidé soit saboté et rendu inapplicable. A la table des négociations d'Arusha, les deux partenaires majeurs savaient très exactement que les dispositions prises ne seraient pas appliquées, mais il fallait faire de telle sorte qu'aux yeux de la galerie internationale ce soit l'adversaire qui apparaisse comme "fautif".
Dans le peuple, le Tutsi est l'oppresseur d'autrefois, l'oppresseur virtuel et l'oppresseur de demain auquel il faut résister tant qu'on en a collectivement les moyens. Mais, "la main que tu ne peux couper, baisse-la", disait-on un peu plus au nord. (…)Dans l'imaginaire de l'ancienne classe dominante, le Hutu est peut-être lui aussi resté corrélativement (car ces images vont toujours par deux) le brave paysan soumis, un peu
sournois, qui accepte de travailler toute sa vie pour une vache! 591

Chez les enfants aussi, la hantise ethnique ne manque pas :

  • C'était au cours de l'année scolaire 1992/1993, dans une école primaire à Nyamyumba (Gisenyi) ; un enfant du premier cycle leva le doigt et demanda à sa maîtresse : "Pourquoi parles-tu comme les Tutsi ?". Cette question sous-entend beaucoup de choses : pourquoi l'enfant se la pose-t-il ? Comment parlent les Tutsi? Cet enfant, trouve-il bonne ou mauvaise, adorable ou méprisable, agréable ou désagréable, cette manière de parler? Pour lui, serait-il normal qu'une maîtresse tutsi puisse enseigner sa classe ?Quelles que soient les interrogations que l'on puisse se poser à propos de cette réaction de l'enfant, la question ethnique est là, même avant l’âge scolaire.
  • Une fillette tutsi de 9 ans observa une autre fillette hutu de 4 ans et dit à sa grande sœur (tutsi): "elle a les pieds semblables à ceux des Tutsi". Cette fillette de 9 ans a une image "tutsi" et des pieds "hutu" qu’elle ne retrouve pas chez la petite fille de 4 ans; raison de s'étonner ! Et la petite fille de 4 ans demande ‘’pourquoi dit-elle cela‘’ ? Celle-ci se pose donc une question à laquelle elle se cherchera absolument une réponse.

Notes
590.

ERNY (P).op.cit., p.190

591.

ERNY (P). op. cit. pp. 191-192