Le climat régionaliste dans les espaces publics

Nous avons vu que, sur le plan politique, le régionalisme se faisait sentir déjà à la fin de la 1ère République, en faveur de la région d'origine du président Kayibanda Grégoire. Au cours de la 2° République, il s'est étendu à tous les secteurs de la vie, cette fois-ci en faveur du nord (préfectures de Ruhengeri et Gisenyi) principalement :

‘“ Le trait le plus saisissant de la deuxième république est, en effet, l'enrichissement rapide, en termes monétaires, d'une bourgeoisie de fonctionnaires-commerçants qui maintient pourtant des liens avec des régions rurales d'origine. Sur ces fonctionnaires, qu'un décret-loi de 1975 "autorisait sans restriction à participer aux entreprises de production", la main des plus proches du pouvoir pouvait peser lourd, déterminer l'accès au crédit, la perte d'un poste ou, une fois acquise une fortune suffisante pour garantir une autonomie relative et susciter des jalousies ou un succès portant ombrage, la relégation sur une "voie de garage". Dans le giron du Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND), des hommes sont "faits" et défaits et des rumeurs d'intrigues et d'emprisonnement politique filtrent. Peu à peu se construit solidement la supériorité du nord, tandis que les gens du sud se voient défavorisés. Dès la moitié des années quatre-vingt, si une apparence de consensus est maintenue, c'est grâce à une conspiration du silence dont les étrangers sont complices. Même l'assassinat de l'ethologiste américaine, Diane Fossey, ne suscitera que de vagues remous (Braeckman 1994:108) tandis que sur place, à l'écart des médias, se chuchotent des complicités. La plupart des Européens se réfugiaient volontiers derrière l'opacité officielle, sentiment de sécurité oblige ” 592 .’

Dans les ministères, les Ecoles et d'autres institutions, le favoritisme à l’égard des gens provenant du Nord était perceptible à tout le monde. Dans certains milieux, l'intonation et le langage suffisaient pour bien passer sans problème, si bien que certaines gens du sud essayaient de se l’approprier.Pour obtenir un emploi, une place au secondaire, une bourse d'étude, un crédit, un marché, etc., il fallait absolument passer par quelqu'un, un "piston". Le jeune est appelé ainsi à évoluer dans un système où la "connaissance" d'une personnalité forte prime sur le mérite, où il ne compte plus sur ses efforts, sur son travail, sa peine, pour mériter un poste, une position sociale, un droit; c’est un système où l'on n'a pas confiance en soi, mais où l'on passe le temps à se demander ce qu'il faudra donner au ‘’piston’’, comment le trouver, par quels intermédiaires passer et, au besoin, à quelle ruse recourir.

Dans un tel climat, où le jeune apprendra-t-il l'existence d'un Etat commun à tout le peuple: les mêmes droits! les mêmes devoirs! Il ne vit que le contraire de ces principes : le président de la République devient président de sa région, les ministres font fonctionner les services de leurs ministères pour leurs régions d'origine, etc. Bref, très peu d'autorités s’exercent pour tout le peuple, et non pour leur famille. La seule ambition de celui qui a évolué dans ce climat est d'obtenir une place pour faire la même chose; l'esprit national n'a pas eu d'occasion de se développer au cours de sa jeunesse. Même ceux qui rêvent de changer la situation, une fois arrivés en bonne position, se heurtent à des obstacles insurmontables et abandonnent leur idéal.

Notes
592.

LAME(De) (D). op. cit., pp.55-56