1.5.2. L'Ecole servait d'abord les puissants : le pouvoir et ses acolytes

Depuis que l'école existe au Rwanda, elle n'a presque jamais été un droit réel et identique pour tous les Rwandais. Il y a toujours eu ceux qui l'ont mieux mérité que les autres.

Du temps de la colonisation, l'éducation fut essentiellement réservée aux Tutsi, qui avaient le pouvoir et qui, à la première impression, étaient les seuls "éducables" par rapport aux Hutu et aux Twa. ‘“ L'enseignement, voie obligée pour l'accès à un quelconque emploi, est presque entièrement aux mains de l'Eglise et privilégie désormais les Tutsi. Tandis que les nouvelles opportunités d'ascension sociale croissent la mobilité au sein du groupe tutsi, l'appartenance à ce groupe, désormais défini comme une caste rigide, détermine l'accès au pouvoir politique. Seuls les séminaires, non ouvertement discriminatoires, donnent aux Hutu un accès à un enseignement de niveau élevé, tandis que les sections les plus favorisées du Groupe scolaire (où les Hutu sont rares) sont réservées aux Tutsi qu'elles préparent aux fonctions de chefs. ”’ ‘ 596

Dans l'esprit de lutte contre la monopolisation des privilèges, la démocratisation de l'enseignement fut le principe des régimes républicains. Il ne fut pourtant pas facile de concilier ce principe avec le problème de la démographie scolaire. La trop grande demande de scolarisation obligea l'Etat à opérer une sélection à l'issue du primaire (surtout) et à la fin du secondaire. C'est au cours de cette sélection qu'ont lieu de nombreuses exactions : corruptions, tricheries de tous genres, règlements de comptes politiques, égoïsmes des autorités, etc . 597 .

Sans enquête statistique, il paraît évident que les "supposés meilleurs élèves" qui sont admis au secondaire proviennent surtout des grandes agglomérations et des familles aisées. Ce qui est certain, écrivit Nayigizente, “  ‘c'est que les parents, les enseignants et les élèves sont mécontents: ‘'D’aucuns s'inquiètent donc de ce que l'on puisse bientôt assister à une stratification progressive des classes sociales et à la naissance d'une aristocratie qui se réserverait la grande part des places disponibles à l'école secondaire et supérieure, ce qui implique le monopole de bien des avantages, les finances en particulier’’. (…) . Des témoignages recueillis à travers les collines et les classes, la plupart des enseignants, des parents et des élèves ne cachent pas leur conviction de ce que les filières marginalisées sont progressivement et nettement réservées aux enfants des pauvres (et désormais combien !) ”’ ‘ 598 ’ ‘.’

Les enseignants du secondaire se demandent comment un nombre considérable d'enfants apparemment peu doués (au vu de leurs résultats aux examens) au primaire sont régulièrement et massivement admis au secondaire, et ce à travers tout le pays. Voici, en leurs propres termes, l'un de leurs témoignages à ce propos : ‘“ Comment un individu qui avait été l'avant-dernier de la classe durant toute sa scolarité au primaire, peut-il mieux réussir le concours final que celui qui était toujours premier? Nous assistons impuissants à cette situation qui nous oblige à enseigner les enfants non brillants et qui par ailleurs, nous font perdre beaucoup de temps parce qu'ils ne comprennent pas grand chose ou passent d'établissement à établissement à longueur d'années... Si on ne veille pas à ce que le principe d'équilibre soit plutôt rigoureusement appliqué, notre école risquera de ne former que des analphabètes déguisés, incapables de créativité pour dynamiser les mobiles de développement dans divers domaines ”’ ‘ 599 ’ ‘.’

De quoi s'agit-il en fait ?

Pour aller au secondaire, il y a un examen national, préparé et corrigé par le ministère lui-même. Les résultats sont aussi traités à son niveau et c'est là que se fait la sélection. Sur le plan purement pédagogique, les enfants des grandes villes sont plus favorisés que ceux des campagnes. En effet, ceux-là, en plus de l'encadrement pédagogique intensif dont ils bénéficient dans leurs familles (enseignants, médecins, commerçants, fonctionnaires), sont mieux équipés et mieux encadrés à l'école (ils sont les premiers à recevoir le matériel, leurs enseignants sont qualifiés, ils font des révisions sur les anciennes copies d'examens faits antérieurement, etc.). Sur les collines, les enseignants sont peu qualifiés, le matériel n'arrive pas ou arrive trop tard, les conditions d'examen (matériel utilisé, milieu physique et humain nouveau 600 , etc.) sont stressantes, etc. C'est ainsi que, effectivement, les enfants des villes réussissent mieux à l'examen national, ce qui ne dit pas qu'ils continueront à mieux réussir au secondaire que ceux qui sont issus des campagnes.

Pour ce qui est de la sélection, la procédure devient brouillée entre les critères officiels et ceux qu'on peut qualifier d'officieux. De 1990 à 1993, nous avons travaillé au ministère chargé de l'éducation scolaire (MINEPRISEC), précisément dans le service informatique où se traitaient les résultats aux examens et la sélection d'enfants pour le secondaire. Beaucoup de critères étaient suivis :

  • Equilibre régional et ethnique: le nombre d'enfants à admettre au secondaire devait être proportionnel des chiffres démographiques ethnique et régional selon le dernier recensement. Ainsi, on avait, au préalable, un tableau précisant le nombre d'enfants à admettre par commune et par préfecture et, chaque fois, ils étaient répartis par ethnie dans la commune et dans la préfecture.
  • Places disponibles : évidemment, avant d'entrer dans ces calculs d'équilibrage, il fallait connaître le nombre de places disponibles pour l'année scolaire en vue.
  • Les points obtenus : deux catégories de points étaient prises en considération : les points obtenus au concours et la moyenne des points obtenus pendant les deux derniers cycles du primaire (4, 5, 6, 7 et 8); les deux scores étaient de même importance.
  • Les privilèges réservés à certains (une convention en tout cas connue au niveau du gouvernement) : sur 100 enfants qui seront admis au secondaire, 85 ont réussi d'eux-mêmes (= baritsindiye), ils sont les premiers ou les meilleurs de leur région et de leur ethnie ; 10 ont été choisis sur des listes présentées, à l’avance, par les confessions religieuses ; 5 ont été choisis sur des listes de demandes présentées au ministre par des individus. C'est ainsi qu'on entendait parler des 10% des Eglises et des 5% du ministre. Ou bien, on disait que, au secondaire, il y a ceux qui ont réussi l'examen (les 85%) et ceux qui n'ont pas réussi, mais qui y sont par l'Eglise ou le ministre. "On a demandé pour eux" (barasabiwe), disait-on, ou ils ont été "pistonnés".

Il se trouvait alors que, parmi les 85%, un grand nombre était issu des classes des villes et que les 10% et les 5% comportaient les enfants des familles proches du pouvoir (politique et religieux), ce qui ne manquait pas d'entraîner des critiques à caractère ethnique et régional. Des témoignages oraux ou même certains rapports sur des années où Nsekarije était responsable du ministère de l'enseignement primaire et secondaire (MINEPRISEC) rapportent que, dans certaines communes du nord d’où étaient originaires le chef de l'Etat et le ministre chargé de l'éducation nationale, la promotion du primaire au secondaire était presque automatique, au moment où certaines communes n'avaient même pas une dizaine de promus.

Un autre phénomène où se manifestait les injustices scolaires : les transferts. Au Rwanda, il y a différents statuts d'enseignement : enseignement public, enseignement libre subsidié (tenu par les confessions religieuses) et enseignement privé. C'est dans ce dernier (très cher par rapport aux deux autres) que les parents "aisés" mettaient leurs enfants pour l’enseignement secondaire, lorsqu’ils n’avaient pas obtenu la place dans l’enseignement public où libre subsidié. Après la première année, il était possible de demander un transfert au ministère pour fréquenter ces derniers. Encore une fois, n'importe qui n’obtenait pas ce transfert.

La population n'était pas contre le principe de l'équilibre régional ou ethnique. Tant que ce serait les meilleurs qui partiraient au secondaire, en respectant l'équilibre, il n'y aurait pas de problème. Mais il était insupportable, avec raison, que les derniers de la classe partent au secondaire en laissant les premiers croupir sur les collines. Cela faisait aussi bien mal aux parents, et aux enseignants qu'aux enfants et décourageait tout le monde.

Au cours de l'année scolaire 1988/1989, nous étions préfète d'études dans un établissement d'enseignement secondaire. Cette année-là, on fut très heureux et surpris d'accueillir à la rentrée scolaire, contrairement à l'habitude, beaucoup de paysans accompagnant leurs enfants, "petits paysans", pour leur entrée en première année du secondaire. Les choses avaient changé, l'équilibre régional et ethnique était appliqué rigoureusement, disait-on. Cela n'a pas empêché d'accueillir aussi des enfants issus des villes, bien éveillés, contrastant avec les petits campagnards. Signalons en passant que les petits paysans avaient quelques difficultés d'adaptation au premier trimestre mais que, ensuite, ils tenaient la tête de leur classe.

C'est l'année suivante que nous avons été affectée au ministère de l’éducation ; A ce moment, on sentait cette rigueur dans le respect de l'équilibre et du mérite intellectuel. Cela n'a pas plu à ceux qui avaient l'habitude de se baser sur leur position proche du pouvoir pour obtenir tout ce qu'ils voulaient. C'est ainsi qu'un jour j'entendis un député (du parti MRND) en train de se lamenter, en s'adressant à ses amis, dans ces termes : ‘’Ce Mbangura (Ministre de l’éducation) là, quel service rend-il à son parti, à notre parti MRND, s'il ne peut pas laisser nos enfants aller au secondaire et à l'université. Ses histoires de quotas et de coefficient, qu'est-ce que cela signifie‘’? Une école au service de tout le peuple, où une certaine justice puisse s'appliquer, cela n'arrange pas ceux qui veulent tout s'approprier, au mépris des pauvres paysans. C'est ainsi que tout effort d'initiative dans le sens du changement se heurte à des pressions, à des menaces, et la raison du plus fort finit toujours par l'emporter au Rwanda; malheureusement, ce n'est pas toujours la raison du plus fort qui est la meilleure !

Notes
596.

Op. cit., p.50

597.

NAYIGIZENTE (I). op. cit., p. 348

598.

Idem, pp.349-350

599.

Idem.

600.

L'examen ne se fait pas chez soi et les surveillants ne sont pas connus