1.5.3. L'Ecole rwandaise a cultivé la haine ethnique et régionale

L'Ecole n'a pas été seulement utilisée pour la gestion politique des statistiques scolaires ; elle fut également un lieu où se reflétaient et s'entretenaient les haines sociales. Beaucoup de témoignages rapportent des cas de professeurs ou d'enseignants maltraités par les élèves et/ou les autres professeurs, ou refusés par un établissement à cause de leur ethnie. De même, des élèves étaient victimes de leur appartenance ethnique, auprès des autorités scolaires, des professeurs ou des camarades de classe ou d'Ecole.

Notons que, selon les cas, les Hutu maltraitaient les Tutsi, tout comme les Tutsi maltraitaient les Hutu. Dans une Ecole où le pouvoir revenait aux Hutu, il n'était pas rare que ceux-ci s'en prennent aux Tutsi et, quand le pouvoir revenait aux Tutsi, ceux-ci s'en prenaient aux Hutu. Gestes, paroles, regards, attitudes, mimiques, commentaires, etc.. tout cela était utilisé pour exprimer la haine et les menaces à l’autre ethnie. Parfois, l’agression était même instrumentale : coups, lancement de craies, etc.. Il se pouvait que les enfants interprètent mal certains comportements des autorités ou des camarades de l'autre ethnie, s’imaginant qu'ils ne pouvaient pas ne pas être victimes de leur appartenance ethnique .

Certains extraits peuvent mieux manifester cette culture de la haine dans les esprits des enfants ou des étudiants, surtout dans les moments de crise. Dans les années 1959, le père Walter Aelvoet était directeur du collège de Kabgayi. Voici comment il s'exprime aux élèves en rapport avec la situation socio-politique : ‘“ Pour nous, l'histoire a commencé en 1959. Tout ce qui a précédé, c'était la culture des Tutsis. La révolte des Hutus, je l'ai vécue de manière très douloureuse, car il y avait des cadavres. Mais dans le fond, j'étais heureux. Il se passait quelque chose d'historique : la libération d'un peuple. Je me souviens encore de la mort du Mwami : j'ai communiqué la nouvelle à mes élèves du collège, et je leur ai dit que le lendemain nous allions célébrer une messe de Requiem. Mais j'ai ajouté qu'en réalité c'est un Te Deum que nous devrions chanter”’ ‘ 601 ’ ‘.’

Dans une Ecole mixte (où cohabitent les deux ethnies) une telle réflexion ne ferait qu'affoler intérieurement des esprits qui ne sont même pas capables d'exprimer immédiatement leur colère. L'impression que cette attitude du père donne aux uns et aux autres n'est autre chose qu'un grain de haine semé dans des coeurs de jeunes par leur "éminent éducateur" : le directeur d'un séminaire!

Lors des crises politiques, les milieux scolaires sont les premières institutions ciblées. ‘“ Déjà en décembre 1972, mais surtout au début de l'année 1973, une campagne anti-tutsie fut déclenchée, sans que l'on pût percevoir nettement quels en étaient les inspirateurs. Elle gagna principalement les milieux scolaires et universitaires, longtemps souterraine. Puis, dans beaucoup d'établissements, il a suffit de quelques jours pour que soient exclus élèves et maîtres tutsis. L'Université et les collèges tels le Groupe Scolaire de Butare ont joué un rôle déterminant, car c'est à partir d'eux que furent organisés de véritables commandos pour épurer écoles et séminaires de la région. Les responsables pédagogiques qui cherchaient à endiguer le mouvement furent violemment pris à parti. Des enseignants furent tués à Kabgayi. La plupart des établissements ont échappé totalement au contrôle des directions”’ ‘ 602 ’ ‘.’

Les élèves et les professeurs tutsi sont chassés des Ecoles, et les élèves Hutu, ainsi que les professeurs hutu, restent à l'Ecole. Chez les uns et chez les autres, les impressions sont très fortes et leur retentissement est intense et durable; le discours des meneurs et leurs attitudes n'étaient pas de nature à s'effacer des mémoires témoins de ces événements. Cependant, la plupart étaient ceux qui ne comprenaient pas la genèse de tout cela, pourquoi ceux-là sont victimes et pourquoi ceux-ci sont innocentés.

Dans cette confusion psychologique et sociale, naissaient et s'installaient chez des esprits encore jeunes et innocents, des représentations individuelles, sociales et politiques aussi diversifiées que contradictoires et angoissantes : qui est Hutu, qui est Tutsi et qui suis-je par rapport à tout cela ? Quelle position prend le chef de l'Ecole dans ces histoires ? Et le militaire qui vient pour ramener le calme, quelle est sa mission ? Pour quelles intentions le Bourgmestre, le préfet, même le président de la République opèrent-ils dans ces événements? A toutes ces questions, les réponses sont confuses et souvent partisanes.

Parmi les causes de cette haine éternelle, on peut noter les différentes discriminations réalisées par l'Ecole et vécues en son sein même., Nous avons vu que, dans ses débuts, l'Ecole était destinée spécialement aux enfants des chefs Tutsi. La seule issue, pour les Hutu, était les séminaires. Après l'indépendance, l'esprit discriminatoire dans les Ecoles n'a pas été abandonné. Au contraire, il a été renforcé par les différentes mesures prises en vue de réduire les disparités ethniques existant dans l'enseignement. Les niveaux d'enseignement visés par ces mesures sont le secondaire et le supérieur. Il est proposé de se référer aux mentions des livrets d'identité pour respecter les proportions (démographiques). L'accès au secondaire ou au supérieur n'était donc pas d'abord fonction du mérite, mais avant tout déterminé par les quotas accordés à telle ethnie dans telle région.

Cette idée de surveiller l'accès à l'enseignement et de le subordonner aux quotas calculés en fonction des proportions démographiques à base ethnique n'a pas laissé dans l'indifférence ceux qui y voyaient un inconvénient. En 1958, le Conseil supérieur du pays qui assistait le mwami (=roi) adopta pour la première fois la motion suivante:

‘“ Insister auprès du gouvernement pour que soient rayés de tous les documents officiels les termes Hutu, Tutsi et Twa", en argumentant du fait qu'il n'existait aucun critère pour les distinguer. Quel revirement! C'est que les temps étaient en train de changer... Les élèves tutsi, malgré leur faible proportion en regard de la population globale, étaient en très large majorité dans l'enseignement secondaire et monopolisaient les filières supérieures; dans l'administration publique, l'enseignement et la vie économique, les Tutsis étaient de loin en position dominante, etc. C'étaient là des réalités qu'il fallait masquer au mieux à un moment où le vent commençait à tourner ”603.’

Du côté des Tutsi, le système de quotas était une menace ; il n'était pas du tout voulu, alors que, pour les Hutu, il s’imposait et se défendait même selon la logique suivante :

‘“ Un système de quotas a toujours quelque chose d'odieux, mais politiquement et psychologiquement le pays n'était pas encore dans une situation normalisée. Laisser faire librement l'offre et la demande aurait conduit à ce que les Tutsi plus favorisés matériellement, socialement et surtout culturellement submergent l'école et l'administration, et finalement remettent en cause la République.
Acceptant une certaine souplesse, le système n'a d'ailleurs pas empêché qu'ils restent surreprésentés tout au long des années (19,7% en 1972, 24,9% en 1982). Ce n'est qu'en pourcentage global qu'ils ont diminué de l'ordre de deux tiers (à partir de 61% de 1958). Les quotas avaient pour effet de les maintenir dans une certaine mesure au rang qui statistiquement leur revenait, de permettre aux autres d'émerger, mais aussi d'une certaine manière de leur garantir leur place dans le système et de les protéger contre les réactions violentes qui n'auraient pas manqué de se produire chaque fois qu'ils risquaient de devenir envahissants 604  ”.’

Statistiquement, le système des quotas a favorisé les Tutsi plus que les Hutu. Mais, la population globale ignorant ces détails, le mythe du système n'a pas cessé de planer sur les esprits et d'entraîner rumeurs et chuchotements : tel enfant a pris la place de tel autre, plus intelligent mais Tutsi; les enfants tutsi n'échouent pas parce qu'ils sont faibles, mais parce qu'ils sont Tutsi; mon enfant (Hutu) a échoué car dans cette Ecole des Tutsi viennent occuper les places des Hutu, etc.

Avec ce système, une véritable guerre psychologique s'installe chez les parents et les enfants; l'échec et l'indiscipline n'existent plus, tout est réduit au racisme, à l'ethnisme; et, plus tard, cela s'étendra également au régionalisme. Dans les Ecoles et en dehors des Ecoles, la dimension ethnique et régionale envahira tous les aspects de la vie de l'enfant. Il ne se mesure pas en fonction de ses capacités et de ses mérites, mais plutôt d'un racisme éventuel. Les Batutsi constituant souvent une petite minorité dans les écoles primaires, il arrivait que l'on fermât la porte du secondaire à des enfants très intelligents au profit d'autres, moins doués.

Le malaise issu de cette situation a été atténué par la création d'Ecoles privées qui n'étaient cependant pas totalement indépendantes du contrôle de l'Etat en matière d'équilibre ethnique. Cela n'a pas moins contribué à renforcer l'esprit de discrimination ethnique dans les Ecoles. C'est ainsi qu'on entendra dire que telle Ecole est une Ecole de Tutsi, donc où les enfants Hutu ne se sentiraient pas d'office à l'aise, où les enfants Tutsi se sentent mieux et "chez eux".

Ce n'est pas dans un tel climat de tension, de catégorisation ethnique des enfants, que l'on va construire l'esprit citoyen chez eux. Ils sont élevés dans un système séparatiste et non unifiant, qui les dresse les uns contre les autres. Nulle part leurs ambitions et leurs idées pour l'avenir ne peuvent se rencontrer. Rien ne constitue pour eux une référence commune ou un but commun à la fin de leur formation. Au cours de la deuxième République, on a assisté à la naissance d'un régionalisme entre le Nord et le Sud, aussi fort, ou même plus fort, que l'ethnisme entre Hutu et Tutsi. La discrimination ethnique vécue dans les Ecoles fut alors doublée par la discrimination régionale, mettant fin à tout espoir de formation citoyenne dans les Ecoles.

Notes
601.

BRAECKMAN (C). op. cit., p.42

602.

ERNY (P). op. cit., p.69

603.

ERNY (P). op. cit., p. 82

604.

Idem, p. 82-83