2.1.1. Foi populaire en l'éducation

Notre sujet de recherche a été choisi parce que nous étions convaincue que la guerre des années 1990, et surtout le génocide et les massacres de 1994 avaient une part de leur origine dans les défaillances du système éducatif rwandais. De même, certains des Rwandais qui ont répondu à notre questionnaire ou avec qui nous avons mené des entretiens établissent un rapport net entre ces tristes événements et l'éducation reçue par les enfants du Rwanda. Un vieil enseignant répondit : “  ‘Au nom de la démocratie, les enfants font n'importe quoi, passent leurs journées dans les rues, ne font plus rien à la maison; les parents, les enseignants, les autorités voient ça et gardent silence. Il manque un objectif social commun d'éducation de nos jeunes. En gros, notre culture, ils ne l'ont plus, elle est dégradée. C'est comme ça qu'ils deviennent méchants, voleurs, meurtriers. Il leur manque une éducation à nos valeurs positives, et ce sont les parents et les autorités qui doivent le faire. ”’

Celui qui écrivit ce message a perdu sa femme et beaucoup de ses enfants et petits enfants à cause de leur ethnie. Il trouve un lien entre cette guerre et le laisser- aller survenu dans l'éducation des jeunes générations. Ayant plus de 45 ans dans l'enseignement primaire, il est nostalgique des anciens temps, où la culture servait encore de référence éducative. C'est à cette culture traditionnelle, qui a fait défaut dans l'éducation des jeunes, que tous ceux qui sont intervenus dans notre enquête se réfèrent pour montrer la grande défaillance du système éducatif rwandais.

En plus, nos interlocuteurs, qui ont une formation poussée jusqu'au supérieur, se réfèrent aux valeurs modernes universelles qui ont manqué dans la formation des Rwandais, il s'agit de la paix, la tolérance, la démocratie, etc. A la question : " ‘Quels espoirs pouvons-nous mettre aux programmes nationaux d'éducation aux droits de l'homme, à la paix, à la démocratie, à la tolérance et à la compréhension’’’  ?, nous avons obtenu des réponses qui montrent que des Rwandais croient réellement en l'effet de ces programmes sur l'esprit des gens et souhaitent les voir mis en application.

En effet, ils en attendent beaucoup  :

  • le respect des droits, la liberté totale d’expression, la tolérance, le retour aux valeurs morales rwandaises (politesse, hospitalité, respect mutuel, obéissance, gratuité, loyauté, etc. .);
  • l’esprit de dialogue, d’écoute, d’échange, discussions ouvertes sur des sujets de la vie nationale, dévoilement des sujets tabous ;
  • une maturité intellectuelle politique et un esprit de discernement, la neutralité devant des visées politiques divisionnistes, relativisation de l’autorité qui n’est pas désobéissance.

D'autres réponses révèlent la conviction, chez les Rwandais, que l'instruction sans éducation ne vaut pas la peine. Ils ont écrit:

  • Il importe que les parents et les enseignants comprennent et apprennent aux enfants que des connaissances livresques sans formation morale (le sens du bien, du vrai, du juste) ne signifient rien. La preuve est le drame rwandais auquel la plupart des rwandais diplômés ont malheureusement pris une part active.
  • Nous avons l'impression que les enseignants ont seulement pour objectif d'enseigner (= kwigisha) et non d'éduquer (= kurera). Ainsi, ils ne sont pas sévères, n'ont pas le souci des comportements négatifs des enfants. Certains n'éduquent même pas, parce qu'ils ne sont eux-mêmes pas éduqués.

A ces réponses, nous ajoutons la réflexion de Byumvuhore, un chanteur rwandais qui, sous le choc des événements des années 1990, exprima son indignation vis-à-vis d'une école incapable d'apprendre aux gens tant de valeurs indispensables à la survie des hommes : aimer (urukundo), arrêter les pleurs des nourrissons (guhoza ibibondo), vivre ensemble et croire en Dieu, partager équitablement le peu qu’il y a. Il s’étonne qu’on dise qu’on apprenne, à l’école, des sciences qui détruisent les hommes, qui emportent les bébés et les parents, qui distribuent de fortes armes aux hommes. Il continue en disant que n’est pas science celle qui n’aime pas, celle qui tue ; alors, pour lui, cette science qui tue qu’ils (élèves) la laissent et qu’ils rentrent ; cette science qui nous corrompt, qu’ils la laissent et qu’elle disparaisse ; celle-là qui exterminera les hommes, qu’ils la laissent et qu’ils deviennent agriculteurs ; celle-là qui ne croit pas en Dieu, qu’ils la laissent, elle n’en est pas une ; leurs sciences qu’ils aiment et qui ne les entraîne pas à aimer, que tu la détruises demain Dieu. (Nous avons essayé de traduire plus ou moins littéralement pour garder le sens du chanteur).

De ces réflexions ressortent trois constats :

  • Des Rwandais croient que, grâce à l'éducation, le Rwanda pourrait se rétablir, se reconstruire,
  • Ils croient en la valeur de la tradition et en la complémentarité nécessaire entre valeurs traditionnelles et valeurs modernes,
  • Ils croient également en la nécessité de concilier éducation intellectuelle et éducation morale.

A côté de ces Rwandais confiant en l’éducation et en la reconstruction de la société rwandaise, il y en a qui refusent de croire en la possibilité de rétablir l’unité entre les Hutu et les Tutsi. Ils représentent une petite minorité (moins d’un quart) ; ils leurs réflexions peuvent se résumer comme suit : ‘’les Hutu et les Tutsi ne pourraient plus vivre ensemble, sur un même territoire ; c’est une utopie de penser que l’on puisse éduquer les jeunes à cette cohabitation’’.

Les gens qui pensent comme ça se basent sur les antécédents historiques du Rwanda ; ils croient que les ‘’blessures’’ laissées par cette histoire sont tellement profondes qu’il serait difficile voire impossible de les soigner et de créer un climat social interethnique exempt d’esprit de vengeance, favorable donc à l’éducation aux valeurs citoyennes. Un interlocuteur parmi ce groupe de pessimistes disait :-“ Nos enfants doivent être préparés à terminer la combat que nous avons commencé… Ce sont ‘’des hypothèses basses’’, celles qui envisagent une éducation de nos enfants à une cohabitation des Hutu et des Tutsi au Rwanda ”.Sur la centaine de personnes touchées par notre enquête, il fut le seul à s’opposer à une éducation à la paix, à la cohabitation interethnique au Rwanda.