2.1.3. Obstacles relevés par la population au succès de l'éducation au Rwanda après 1994

2.1.3.1. Obstacles directement liés à la guerre des années 1990

Ces obstacles sont donnés par des intellectuels, les uns résidant en France et les autres au Rwanda.

La reconstruction de l'éducation demandera beaucoup de temps

Tout le monde a fait part de son inquiétude face aux difficultés qui se présentent pour la reconstruction immédiate du système éducatif rwandais. Ces inquiétudes peuvent se résumer comme suit :

La guerre et le génocide représentent pour la société rwandaise ( en particulier) et l'humanité entière une régression morale et intellectuelle, un échec retentissant dans ces domaines. Sur le plan moral, c'est un échec car la guerre et le génocide sont une mise en cause des valeurs humaines, une négation même de la morale. C'est un échec sur le plan intellectuel, quand on connaît la responsabilité de l'intelligentsia rwandais dans ces terribles événements. Le problème de l'éducation devrait donc se poser en termes de problème de société. C'est toute la société qui doit se rétablir, restaurer son sens moral, se redéfinir, repenser son système de valeurs, définir son projet éducatif.

Toute cette entreprise se heurte aujourd'hui, d'une part au phénomène d'acculturation : la synthèse entre la modernité et la tradition est plus délicate que jamais pour la société rwandaise, qui connaît plusieurs diversités culturelles et est déstabilisée complètement. Quels repères retenir pour la tradition ! D'autre part, l'entreprise de l'éducation se heurte au problème d'identification des enfants par rapport aux parents, aux adultes, aux grands, aux éducateurs. L'éducation implique une éthique, une croyance aux valeurs incarnées par l'adulte. Or l'image de l'adulte s'est lamentablement détériorée avec la guerre et le génocide. L'enfant a vu l'adulte en train de commettre les pires des immoralités possibles. Combien de temps cela va-t-il prendre pour rétablir le rapport psycho-pédagogique normal entre l'enfant et le parent, l'élève et le maître?

Le bon exemple de l'adulte reste encore un rêve

La réflexion suivante se réfère à la volonté politique en matière éducative. Elle est faite par un administrateur de l’éducation : le Rwanda veut responsabiliser les parents en vue de l'éducation morale, sociale et intellectuelle, cultiver chez les jeunes les valeurs positives nationales et internationales (tolérance, dignité, respect de soi, d'autrui et des droits fondamentaux de l'homme, patience, politesse, compréhension, honnêteté, solidarité, entraide, épanouissement, liberté,...). Les parents, les autorités politiques, les militaires, les fonctionnaires, les employeurs et employés, les religieux, les enseignants sont tous appelés à prêcher en tous temps et en tous lieux par l'exemple.

Cependant, une question persiste : qui doit prendre les devants, qui doit commencer l'opération de changement ? Il semble en toute évidence que ce sont les adultes. Chacun en ce qui le concerne (autorités politiques, militaires, judiciaires, les parents, les religieux, les enseignants...). Malheureusement, la prédication par l'exemple est encore loin d'être efficiente puisque les bonnes intentions exprimées par de bonnes paroles sont loin d'être conformes à une action morale concrète. Au Rwanda, le problème d'éducation est un travail de "désintoxication" ou de "remise sur les rails" de longue haleine.

Beaucoup d'enfants présentent des traumatismes psychologiques

D’autres réflexions se réfèrent précisément à l'impact de la guerre et du génocide sur la vie psychologique des enfants : la guerre d'octobre 1990 a perturbé la stabilité des milliers de familles (surtout des préfectures de Byumba et de Ruhengeri). Pendant quatre ans, les enfants ont connu des conditions effroyables dues aux combats, au déplacement; les bombardements quasi quotidiens ont troublé la vie psychologique des enfants. Certains ont perdu leurs parents et sont restés orphelins dans des camps de fortune où ils ne recevaient pas le minimum nécessaire pour vivre, tant au plan humain que matériel. En 1994, les enfants ont connu personnellement des atrocités : les uns furent victimes et les autres furent même des acteurs. Sur le plan psycho-pédagogique, les conséquences furent nombreuses:

- les parents ont perdu leur autorité envers les enfants;

- les éducateurs sont eux-mêmes blessés et assument difficilement leur tâche. Certains n'arrivent pas parfaitement à transcender les différences ethniques et cela se répercute sur les élèves. Les enfants sont en train de rechercher l'équilibre anéanti par les massacres et le génocide. Ce n'est pas facile, certains dépriment;

- les enfants ne croient plus en l'amour et en la bonté des adultes et refusent toute intervention corrective venant des enseignants ou d'autres adultes. Ils refusent tout règlement scolaire, sont agressifs vis-à-vis de toute autorité. "Nous avons découvert que vous nous enseignez ce que vous ne pratiquez pas. Donnez-nous donc la paix", disent-ils aux enseignants;

- Des enfants sont dégoûtés de la vie. Dans certaines écoles, des agressions verbales ou instrumentales s'observent entre enfants hutu et enfants tutsi. Il y a création de groupes rivaux, touchant absolument le personnel enseignant.

Sur le plan éducatif, une telle situation rend l’avenir incertain, inquiétant. Cette inquiétude n’est-elle pas fondée ! Tous les enfants de plus de cinq ans ont été touchés ou traumatisés plus ou moins profondément par ces durs événements. Sans distinction aucune, que l'on soit à l'intérieur ou à l'extérieur du pays, tous les enfants en âge scolaire aujourd'hui, même au secondaire et au supérieur, sont déchirés psychologiquement par les situations vécues. L'éducation a pour mission de ressouder les différentes "fentes", de relier les différents "morceaux", de guérir les blessures morales, etc. Il est évident que la question est délicate : quels programmes, quels contenus, quels enseignants, quels parents... sont capables de remplir cette fonction ? De plus, nous savons que ces éducateurs n'ont pas été épargnés par le choc des événements; et encore, quoi que l'on fasse, une plaie qui guérit devient "cicatrice".

Voilà une grande difficulté, un obstacle incontournable de l'éducation au Rwanda. Il faut beaucoup de courage, beaucoup d'optimisme, beaucoup de sacrifices et surtout beaucoup de volonté, -certains même parlent de "miracle"-, pour que le système éducatif soit capable de rétablir les valeurs positives qui existaient jadis dans la société rwandaise et d'instaurer celles qu'exige la citoyenneté.