Introduction générale

La ville, sous l’effet de différentes forces, est soumise à de profonds changements dans sa configuration. De manière générale, ce mouvement se caractérise par une diminution des densités en son centre et par un accroissement de l’espace occupé par la population, repoussant ainsi ses frontières initiales. C’est non seulement une occupation plus lointaine de l’espace qui intervient, mais également une réorganisation de celui-ci en son sein.

Cette croissance de la ville n’est pas totalement nouvelle à l’échelle de l’histoire. Longtemps enfermée par les murs d’enceintes, la cité s’est étendue dans un premier temps sur les faubourgs proches. Mais la faiblesse des moyens de transport a contenu cette dispersion de la population.

Aujourd’hui, la tyrannie de la distance s’est significativement affaiblie sans être pour autant inexistante. Des systèmes de transport collectifs urbains ont émergé au cours du XIXème siècle et se sont développés au XXème siècle. Mais plus encore, la voiture particulière a connu un essor sans précédent, qui fait dire à Roland Barthes que « l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact de nos cathédrales gothiques » (Barthes,1957, p.150). En devenant plus accessible à partir des années 1920 aux Etats-Unis et dans les années 1960 en Europe, elle a permis de parcourir des distances significativement plus grandes et de manière plus rapide. Elle autorise ainsi les ménages à se localiser de plus en plus loin du centre, en direction des espaces ruraux.

Cette déconcentration de la population est observée pour un grand nombre de pays : les Etats Unis et le Canada, depuis les années 1950, en Europe et, en particulier, en France, depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980.

Ce mouvement de déconcentration concerne également les emplois. Les centres-villes ont ainsi enregistré des migrations de firmes vers la périphérie. L’intensité de leur dispersion est, en général, moindre que celle de la population. En outre, il semble que tous les emplois ne soient pas soumis aux mêmes forces de concentration et de dispersion.

Ces nouvelles configurations et cet étalement de la ville ne sont pas totalement indépendants d’un autre mouvement lié à l’évolution des villes. La métropolisation insiste en effet sur le développement différencié de ces dernières. Ce sont les plus grandes villes, celles qui sont dans le haut de la hiérarchie urbaine, qui enregistrent une croissance supérieure. Cette évolution peut paraître antagonique avec celle de la dispersion de la ville, si l’on ne prend pas soin d’adapter l’échelle d’analyse. La métropolisation concerne généralement les emplois. Ces derniers sont occupés par une population active qui ne réside cependant plus uniquement au niveau de la ville au sens d’agglomération, mais au niveau d’aires urbaines, définies sur des seuils de migrants alternants. A cette échelle, une croissance des villes les plus importantes intervient simultanément avec un étalement urbain en leur sein. Sur les plus grandes de ces aires urbaines, on observe même l’émergence de pôles secondaires et de nouvelles centralités.

Cette nouvelle recomposition de l’espace génère des problèmes de plus en plus aigus et des opportunités non négligeables.

La dissociation plus aiguë des lieux de résidence et des lieux de travail induit des flux de transports importants. Le nombre croissant de migrants alternants, privilégiant la voiture particulière pour leur déplacement, occasionne des effets externes négatifs. La pollution urbaine, imputable très majoritairement aux transports, contribue de manière significative à une aggravation de la morbidité dans la population et du nombre de décès prématurés. La congestion, liée à des déplacements quotidiens, est synonyme également de temps perdu qui représente un coût pour la collectivité. Le développement généralisé de la voiture particulière se fait également au détriment des transports collectifs qui maintiennent simplement leur part modale, en dépit des lourds investissements réalisés par l’Etat et les collectivités territoriales. Ces modes de transport sont alors soumis à des crises de financement cumulatives.

Ces problèmes croissants ne doivent pas occulter les opportunités que représente cette évolution spatiale. L’arrivée de nouveaux résidents dans des communes éloignées du centre assure à ces dernières un renouveau, alors qu’elles semblaient condamnées à un déclin irrémédiable. Cette émigration en direction d’espaces qualifiés de périurbains ou de ruraux sous faible influence urbaine se double également, dans certains cas, de créations d’emplois.

Un certain nombre de solutions ont été avancées pour tenter de résoudre ces difficultés dans le domaine des transports. Les leviers envisagés ont principalement trait à l’augmentation de l’offre de transport par la construction d’autoroutes et de rocades urbaines, à la régulation de trafic, à la fiscalité sur les carburants et les véhicules, à l’instauration de normes anti-pollution, au développement de nouvelles technologies moins polluantes. Pour certaines de ces mesures, l’objectif est alors d’internaliser les effets externes générés.

Mais la ville est une « imbrication de trois sous systèmes » (Bonnafous, Puel, 1983, p.44), un système de localisation, un système de déplacement et un système de pratiques et de relations sociales. Le premier renvoie à l’occupation de l’espace par les ménages, les activités et les infrastructures. Le second correspond à tous les flux de personnes et de marchandises dans la ville. Le troisième considère un mode de fonctionnement de la société. Ces systèmes répondent à des logiques spécifiques. Mais ils ne sont pas indépendants les uns des autres et les modifications au niveau de l’un d’eux ont des impacts sur les autres systèmes. A titre illustratif, ouvrir une ligne de métro modifie l’accessibilité au centre et, par le biais de la capitalisation immobilière, fait varier le prix des logements. Il en va de même lors de la construction de voies urbaines rapides qui autorisent des gains de temps lors des déplacements. Les solutions d’un certain nombre de problèmes de transports ne sont alors pas à rechercher uniquement au sein du système de déplacements mais aussi au niveau de celui des localisations.

Ces nouvelles configurations avec les problèmes et les opportunités qu’elles génèrent rendent plus impérieuse l’identification des forces qui participent à ce mouvement. Quelles sont les déterminants de cette évolution? Quels liens de causalité existent-ils entre eux ? Au préalable, il conviendra d’en offrir une représentation synthétique et une évaluation de l’intensité. Quels moyens adopter pour cela ? Quelles formes fonctionnelles privilégier ?

Le modèle standard de l’économie urbaine offre un premier cadre d’intelligibilité de ces configurations urbaines. Il précise en effet les déterminants micro-économiques des choix de localisation des ménages. Il dérive également une relation entre distance au centre et densité de population qui peut être estimée et testée.

Certaines hypothèses de ce modèle sont jugées trop restrictives et méritent d’être relâchées, pour mieux comprendre ces configurations urbaines. Quelles sont les conséquences de l’abandon de l’hypothèse d’homogénéité du réseau de transport ou de réseau radial isotrope ? Peut-on bâtir un modèle qui intègre cette hétérogénéité et cette anisotropie du réseau ? Qu’advient-il alors de la relation distance-densité ?

L’économie géographique dépasse également certaines limites du modèle standard de l’économie urbaine. Son objectif est de rendre compte plus largement du phénomène d’agglomération, envisagée au sens large, et ce, à différentes échelles, intra-urbaines, régionales, nationales ou internationales. Dans son versant intra-urbain, ce courant théorique reprend en partie des conclusions du modèle standard de l’économie urbaine. Mais là où ce dernier considérait comme exogène la localisation de l’une des catégories - ménages ou firmes - pour étudier celle de l’autre, l’économie géographique émet l’hypothèse d’interactions entre les firmes et les ménages. Les choix de localisation de chacun d’eux et les configurations de villes en résultant ne sont donc pas indépendants. En outre, l’économie géographique permet d’intégrer un développement différencié des villes sur le plan de la croissance. En termes d’étalement urbain, existe t-il une relation entre taille des villes en termes de population et dispersion de la population ? Est-ce que des spécificités dans les déterminants de ces configurations peuvent être repérées en fonction de la taille des villes ?

Nous retiendrons donc ces deux cadres d’intelligibilité pour expliquer cette nouvelle physionomie de la ville.

Sur un plan méthodologique, nous avons opté pour une démarche de modélisation qui permet de préciser l’intensité des relations et l’impact des facteurs identifiés dans les deux cadres théoriques précédents. En effet, la recension d’indicateurs et le suivi de leur sens de variation dans le temps n’apparaissent pas suffisants pour comprendre ces évolutions. En outre, l’ambition est de mener une analyse de manière comparative et systématique sur un grand nombre de villes, de manière à dépasser les aléas de représentativité de la monographie, centrée sur une ou quelques villes. Nous mobiliserons à cet effet des outils économétriques idoines pour traiter cette dimension spatiale.

Le plan de ce travail de recherche vise à répondre à ces différentes questions. Il s’articule en deux parties. La première comme la deuxième compte trois chapitres. Dans un premier chapitre, nous ferons état de manière un peu plus détaillée des grandes tendances de l’évolution urbaine. Nous préciserons également les enjeux qui constituent un argumentaire suffisant pour la recherche des déterminants de ces configurations.

Le deuxième chapitre aura pour objet de présenter les cadres théoriques qui formalisent les choix de localisation des ménages et des firmes et qui précisent les configurations générées. A ce niveau également, nous présenterons une formalisation dont il est possible de déduire des prédictions à tester.

Le troisième chapitre envisage l’analyse des densités et de leur évolution. Des formes fonctionnelles reposant sur des outils économétriques, permettent en effet de représenter de manière synthétique ces configurations et d’en mesurer la variation. Des facteurs explicatifs, issus ou non des modèles théoriques, ont été testés dans le cadre de plusieurs recherches. Comme nous le verrons, la grande majorité de ces travaux retient comme terrain d’observation les villes nord-américaines.

La deuxième partie se donne comme objectif de « soumettre à l’épreuve des faits » un certain nombre de prédictions théoriques. Elle vise également à surmonter certaines des limites identifiées dans les estimations et les tests précédents. Celles-ci ont trait en particulier à la paucité des travaux sur les espaces urbains qui privilégient les dimensions comparatives et systématiques sur la base de la modélisation. Dans un quatrième chapitre, nous estimerons différentes fonctions de densité sur les villes françaises. A ce niveau, le principal facteur explicatif retenu sera celui de la distance au centre, identifiée comme déterminante dans le modèle standard de l’économie urbaine. Mais l’espace n’est pas neutre, les distributions des densités, des revenus, des ménages en fonction de leur taille ne sont pas aléatoires. Il conviendra alors d’intégrer cette répartition spatiale des valeurs dans les estimations à venir, sous peine de biais dans les paramètres et d’estimateurs inefficaces.

Le chapitre V présentera les notions d’hétérogénéité et d’autocorrélation spatiales, notions relativement anciennes mais qui ont été intégrées et déclinées de manière beaucoup plus récente dans des travaux d’estimations. Ainsi, des outils économétriques appropriés autorisent désormais leur prise en compte.

Le chapitre VI aura pour objectif de tester de nouvelles spécifications de fonctions de densité, en prenant en compte l’autocorrélation spatiale et d’autres facteurs explicatifs que la seule distance au centre. Ces variables auront trait aux déterminants des configurations urbaines, identifiés dans les cadres théoriques de l’économie urbaine et de l’économie géographique.