1. L’évolution des localisations

Le phénomène de dispersion de la population dans l’espace n’est pas complètement nouveau et ne se limite pas à la période contemporaine. L’augmentation de la population d’une ville se traduisait dans l’histoire autant par un étalement de celle-ci que par une augmentation des densités. Ainsi, dès le Moyen Age, la ville, longtemps enfermée et définie dans des murailles, a débordé ces limites pour gagner les bourgs environnants. La croissance urbaine se faisait sur le mode de l’absorption dont la traduction spatiale était une contiguïté du bâti de plus en plus grande. Cette dilatation de la ville restait cependant limitée par les contraintes de transport de l’époque essentiellement pédestres ou hippomobiles. Les densités étaient alors de l’ordre de 500 à 700 habitants par hectare dans les centres villes et de l’ordre de 150 à 200 habitants par hectare en banlieue pour les villes européennes du XVIII ème siècle (Bairoch, 1985).

La révolution industrielle de la fin du XVIII ème siècle et du début du XIX ème siècle s’est traduite par une modification de la physionomie de la ville. Celle-ci a poursuivi son extension, en même temps que les quartiers se spécialisaient. Le lien entre lieu de résidence et lieu de travail se manifestaient spatialement par une proximité des deux. La contrainte de localisation des ménages était fonction du lieu de travail.

Le XX ème siècle, et en particulier la fin de la seconde moitié de ce siècle, voient ce mouvement d’étalement urbain se poursuivre de manière plus prononcée encore. Elément nouveau dans cette évolution : il se double d’une dissociation croissante entre lieux de résidence et lieux de travail. La conséquence en termes de transport de ce hiatus est une augmentation du nombre de navetteurs et un allongement des distances domicile-travail.

La ville est devenue moins facile à définir. Elle apparaît « sans lieu ni bornes » (Webber, 19951), même « invisible » (Beaucire, 1995), compte tenu de son extension sans fin. Le front d’urbanisation est devenu plus flou. Des espaces autrefois considérés comme ruraux sont désormais intégrés dans une frange périurbaine de la ville.

Sous l’effet de cette dispersion de la population et de certaines activités, les cadres statistiques utilisés jusqu’à présent pour définir la ville se sont révélés souvent inappropriés pour saisir son influence et suivre son évolution. L’hinterland de la ville s’est accru. A l’approche fondée sur la proximité géographique se substitue ici une approche plus fonctionnelle de la ville. Le principe de niveau de migrants alternants a remplacé la règle de continuité du bâti dans son analyse.

C’est sur ce principe que l’INSEE a élaboré le Zonage en Aires urbaines (ZAU) en 1996 (Le Jeannic, 1996). Ce zonage définit un pôle urbain et une couronne périurbaine. Le premier renvoie à un nombre minimum d’emplois (5 000 emplois). La seconde regroupe l’ensemble des communes dont au moins 40 % des actifs résidents vont travailler dans l’aire urbaine.

D’autres zonages existent, comme nous le verrons dans le cadre du chapitre IV sur l’estimation des fonctions de densité. Mais à ce niveau, ce périmètre offre un découpage pertinent de l’espace, dont il est possible de faire une représentation cartographique.

361 aires urbaines ont été définies, avec comme borne supérieure celle de Paris (10,3 millions d’habitants en 1990, 1 174 communes) et comme borne inférieure celle de St Tropez (8 376 habitants en 1990, 2 communes) (Cf. annexe I).

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Carte 1.1 : Le zonage en aires urbaines en 1990

Source : Le Jeannic Vidalenc, 1997.

Ce zonage en aires urbaines, établi sur la base du recensement de 1990, a également été rétropolé pour celui de 1982 2. Les délimitations sont alors propres à chacune de ces deux années. Autrement dit, les lieux de travail et de domicile sont ceux de 1982 et de 1990. La différence entre les zonages permet aussi d’évaluer l’étalement urbain au niveau de la France. Il renvoie alors aux communes qui font partie du ZAU de 1990 mais qui n’étaient pas intégrées au niveau du ZAU de 1982 (Carte1.2).

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Carte 1.2 : Le zonage en aires urbaines en 1982 et en 1990
Communes n’appartenant pas une aire urbaine en 1982 mais appartenant à une aire urbaine en 1990 Couronnes périurbaines
Pôles urbains Communes multipolarisées

Les résultats du dernier recensement de la population de 1999 ne semblent pas indiquer, en première analyse, de retournement de tendance.

3

Tableau 1.1 : La population de la France métropolitaine par catégorie d’espace de 1962 à 1999 (Millions d’habitants)
Pôles urbains Communes périurbaines Espace à dominante rurale France métropolitaine
1962 27,146 5,666 13,613 46,425
1968 30,381 5,859 13,473 49,712
1975 32,878 6,537 13,177 52,592
1982 33,357 7,715 13,263 54,335
1990 34,372 8,862 13,381 56,615
1999 35,217 9,674 13,628 58,519
Source : Bessy-Pietri, Hilal, Schmitt, 2000
Délimitations définies à partir du recensement de 1990. Recensements de la population INSEE.

Les pôles urbains, sur la base des délimitations de 1990, comptent plus de 35 millions d’habitants, soit une croissance de 30 % par rapport à 1962. La population est moins nombreuse dans les communes périurbaines. Mais sa croissance depuis 1962 est quasiment le double de celle des pôles urbains (+54 %). On note enfin que l’espace à dominante rurale, après avoir enregistré une décroissance, retrouve un niveau légèrement supérieur à celui de 1962.

Tableau 1.2 : La population de la France métropolitaine par catégorie d’espace de 1962 à 1999 (Millions d’habitants)
Pôles urbains Communes périurbaines Espace à dominante rurale France métropolitaine
1962 58,5 12,2 29,3 100,0
1968 61,1 11,8 27,1 100,0
1975 62,5 12,4 25,1 100,0
1982 61,4 14,2 24,4 100,0
1990 60,7 15,7 23,6 100,0
1999 60,2 16,5 23,3 100,0
Délimitations définies à partir du recensement de 1990. Recensements de la population INSEE.
Source : Bessy-Pietri, Hilal, Schmitt, 2000

En termes de répartition de population en pourcentage, la situation se modifie significativement. 60 % de la population vit dans des pôles urbains. Ce chiffre décroît depuis 1975. Les communes périurbaines suivent une évolution contraire, orientée à la hausse. Cette tendance connaît cependant une décélération dans le temps, (+1,8 points entre 1975 et 1982, +1,5 points entre 1982 et 1990 et +0,8 point entre 1990 et 1999). En termes de répartition, la part de l’espace à dominante rurale diminue de 6 points depuis 1962.

L’analyse du bilan naturel et du solde migratoire permet de préciser l’origine des évolutions enregistrées jusqu’à présent de manière agrégée.

La croissance des pôles urbains est le résultat de deux forces contraires. Le bilan naturel correspondant aux différences entre nombre de naissances et nombre de décès est positif. En revanche, le solde migratoire est négatif depuis 1975, où près de 1 million de personnes ont quitté ces pôles urbains. Cette tendance, après un infléchissement entre 1982 et 1990 (-666 000 personnes), retrouve des niveaux élevés (-877 000 personnes) entre 1990 et 1999.

Les communes périurbaines bénéficient de deux forces démographiques convergeantes. Le bilan naturel comme le solde migratoire sont positifs. Le rythme d’évolution de ces deux forces n’est en revanche pas identique. Le bilan naturel entre les trois dernières périodes intercensitaires augmente, alors que le solde migratoire positif a tendance à se réduire. Après l’arrivée de plus de 1 million de personnes entre 1975 et 1982, ce flux se « tarit » pour atteindre moins de 500 000 personnes entre 1990 et 1999 (Tableau1.3).

Tableau 1.3 : Bilan naturel et solde migratoire de 1962 et 1999 pour les pôles et les communes périurbaines (Millions d’habitants).
Pôles urbains Communes périurbaines
Bilan naturel Solde migratoire Bilan naturel Solde migratoire
1962-1968 1,455 1,780 0,1987 -0,005
1968-1975 1,833 0,664 0,149 0,529
1975-1982 1,484 -1,005 0,130 1,049
1982-1990 1,682 -0,666 0,259 0,888
1990-1999 1,722 -0,877 0,314 0,498
Délimitations définies à partir du recensement de 1990. Recensements de la population INSEE.
Source : Bessy-Pietri, Hilal, Schmitt, 2000

Au niveau de l’espace à dominante rurale, la situation est inversée par rapport à celle des pôles urbains. Cet espace enregistre un nombre de décès supérieur au nombre de naissances. Par contre, le solde migratoire est positif et a tendance à s’accroître sur les dernières périodes intercensitaires. Ce flux atteint même le niveau de celui des communes périurbaines (Tableau1.4).

Tableau 1.4 : Bilan naturel et solde migratoire de 1962 et 1999 pour l’espace à dominante rurale et la France métropolitaine (Millions d’habitants).
Espace à dominante rurale France métropolitaine
Bilan naturel Solde migratoire Bilan naturel Solde migratoire
1962-1968 0,261 -0,401 1,912 1,374
1968-1975 0,074 -0,370 2,056 0,824
1975-1982 -0,128 0,214 1,486 0,258
1982-1990 -0,113 0,231 1,828 0,452
1990-1999 -0,163 0,410 1,872 0,031
Délimitations définies à partir du recensement de 1990. Recensements de la population INSEE.
Source : Bessy-Pietri, Hilal, Schmitt, 2000

Cette tendance n’est pas spécifique à la France. Un grand nombre de pays enregistre une évolution similaire en termes de répartition de population dans l’espace. Campion (1992) l’observe au cours des années 70 et 80 dans les pays européens. Aux Etats-Unis, la croissance de la population dans les suburbs est particulièrement significative sur la période d’immédiate après-guerre (Tableau1.5).

Tableau 1.5 : Taux de croissance annuel moyen de la population et des emplois, villes centres et suburbs pour 90 SMSA , 1947-1963.
Villes-centres Suburbs SMSAs
Population -0,1 6,8 3,1
Emplois industriels -0,8 6,4 0,9
Emplois de commerce de détail +1,1 7,3 1,3
Emplois de services 1,4 12,7 3,7
Emplois de commerce de gros -0,2 12,1 1,6
Emplois -0,6 5,2 1,3
Source : Mills, 1972, p.28

Elle se maintient encore aux Etats-Unis au cours des années 1970 et 1980, où les suburbs enregistrent des taux de croissance de population positifs. Même si les évolutions sont plus contrastées au niveau des centres villes, leur taux de croissance est plutôt négatif (Tableau1.6).

Tableau 1.6 : Taux de croissance annuels moyens de l’emploi et de la population, villes-centres et suburbs, Etats-Unis, 1969-1987
Population Emploi
Villes-centres Suburbs Villes-centres Suburbs
New-York -0,40 0,12 -0,20 2,55
Chicago -0,19 1,99 0,40 4,00
Philadelphie -0,95 0,75 -1,20 2,46
Los Angeles 1,10 2,69 2,20 5,70
Atlanta 0,23 3,68 2,10 5,87
Boston -0,53 0,24 0,50 2,50
Cincinnati -0,27 1,16 1,10 3,60
Columbus 0,68 1,36 2,60 1,70
Dallas 2,06 5,68 3,70 6,30
Detroit -1,22 1,00 -1,00 3,20
Minneapolis 0,16 1,75 2,50 2,90
Pittsburgh -0,91 0,01 0,20 0,60
St Louis -2,31 0,87 -1,70 2,90
Washington -1,12 1,73 0,60 4,30
Source : Stanback, 1991 cité par Boiteux et Huriot, 2000a, p.2

Cette dispersion de la population s’accompagne simultanément, sans que le sens de cette causalité entre les deux soit tranché à ce niveau, d’une déconcentration des emplois, en particulier de commerce de détail et de gros et de services. Ces derniers ont tendance à se localiser en périphérie.

Au total dans les villes envisagées désormais à l’échelle d’aires urbaines ou de régions métropolitaines, on assiste, non seulement à un étalement urbain, mais à une reconfiguration interne de celles-ci. Dans les villes nord-américaines, ce mouvement de suburbanisation s’est traduit dans les années 1960 par la délocalisation des commerces de rang inférieur, la création de centres commerciaux en périphérie. Les industries se sont rapprochées de ces centres également pour bénéficier d’un espace plus grand, d’une main-d’oeuvre qualifiée, résidant plutôt en périphérie. Au cours des années 1970, les back offices eux aussi ont adopté une localisation plus périphérique. Les activités de front offices (sièges sociaux, services supérieurs, centres de recherche...), longtemps localisées au centre ont gagné au cours des années 1980 cette périphérie (Boiteux, Huriot, 2000b). Il s’ensuit même l’émergence d’edge cities (Garreau, 1991), la formation de lone eagles, de gated communities, d’exburbs (Gibson, 2000).

Ces tendances observées au niveau nord-américain se retrouvent en partie seulement au niveau de l’Europe, et en particulier de la France. Alors qu’une partie de la population et des emplois « fuient devant la rouille du centre » aux Etats-Unis et aux Canada, les politiques d’urbanisme en France, sous la forme de rénovation et d’aménagement, ont contrecarré en partie l’attraction périphérique. Les villes centres gardent un effet structurant sur le reste de l’espace plus prononcé, comme nous le verrons de manière plus précise dans le chapitre 4 sur les estimations de fonctions de densité.

Il convient enfin de noter, dans cette présentation des localisations et de leur évolution, des spécificités de taux de croissance selon la taille des aires urbaines et des régions métropolitaines.

Dans le cas de la France sur la base du dernier recensement de la population de 1999, il est possible d’observer que la croissance est fonction de la tailles des aires urbaines. Alors que le taux de croissance démographique annuel sur la France métropolitaine entre 1990 et 1999 est de 0,37 %, il s’élève à 0,47 % pour les 52 plus grandes aires urbaines. Huit d’entre elles totalisent même la moitié de l’accroissement démographique enregistré : Paris, Toulouse, Lyon, Montpellier, Nantes, Rennes, Marseille-Aix-en-Provence et Bordeaux. Elles correspondent également aux aires urbaines les plus grandes. Cette tendance était déjà significative entre 1975 et 1990, comme il est possible de l’apprécier avec la carte 1.3.

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Carte 1.3 : Taux de croissance sur les aires urbaines

Non seulement les configurations urbaines ont évolué mais de manière simultanée des changements profonds sont intervenus au niveau des déplacements.

Notes
1.

La date de l’ouvrage correspond à celle de l’édition française. L’ouvrage dans sa version américaine date de 1964.

2.

Il s’agit d’un fichier de travail de l’INSEE.

3.

Les communes périurbaines renvoient aux communes de la couronne périurbaine et aux communes multipolarisées