1. Un regard épistémologique

L’engagement dans une recherche suscite plusieurs questions sur ce qu’il est possible de connaître de la réalité, sur l’adéquation des représentations et des outils mobilisés à la réalité.

Pour introduire ces questions de nature épistémologique qui nous apparaissent incontournables dans un tel travail, nous avons retenu un texte d’Umberto Eco extrait de Pastiches et Postiches. Dans ce texte, il s’interroge sur la possibilité de dresser la carte de l’empire à l’échelle de 1/1. Il envisage plusieurs modes de représentation et s’interroge sur leur faisabilité.

  1.  la carte opaque étalée sur le territoire
    Etant opaque, une telle carte serait perceptible même sans la perception du territoire sous-jacent, mais elle ferait écran entre le territoire et les rayons solaires ou les précipitations atmosphériques. Elle altérerait donc l’équilibre écologique du territoire en question, de sorte qu’elle le représenterait autrement qu’il n’est en réalité. La correction continuelle de la carte, théoriquement possible dans le cas d’une carte suspendue (...) est en l’occurrence impossible, car les altérations du territoire sont imperceptibles à cause de l’opacité de la carte. Les habitants feraient donc des déductions à propos d’un territoire inconnu d’après une carte infidèle. A supposer enfin que la carte doive représenter également les habitants, elle serait tout aussi infidèle, car elle représenterait un empire habité par des sujets qui habitent en fait sur la carte.

  2. La carte suspendue
    On plante sur le territoire de l’empire des pieux d’une hauteur égale à ses reliefs les plus élevés, et l’on étend sur leurs sommités une surface de papier ou de toile de lin sur laquelle on projette d’en-bas les points du territoire. La carte pourrait être utilisée comme signe du territoire, étant donné que, pour l’examiner, il faut lever les yeux en l’air en les détournant du territoire correspondant. Cependant (...), chaque portion de la carte ne pourrait être consultée que si l’on réside sur la portion du territoire correspondante, si bien que la carte ne permettrait pas de tirer des informations sur les parties de territoire autres que celles sur lesquelles on la consulte.
    On pourrait surmonter le paradoxe en survolant la carte par en haut. Mais (mis à part la difficulté de sortir avec des cerfs-volants ou des ballons captifs d’un territoire entièrement recouvert par une surface de papier ou de toile de lin ; (...) et le fait que, du point de vue de la connaissance on pourrait obtenir facilement le même résultat en survolant le territoire sans carte), si un sujet quelconque survolait la carte – en quittant, par le fait même, le territoire – il rendrait automatiquement la carte infidèle, car elle représenterait un territoire qui a un nombre d’individus supérieur au moins d’une unité à celui des résidents effectifs au moment de l’observation aérienne. (...)

  3. La carte transparente, perméable, étalée et orientable
    Cette carte tracée sur un matériau transparent et perméable (de gaze, par exemple) est étendue sur la surface et doit pouvoir être orientable. Toutefois, après l’avoir tracée et étalée, les sujets sont restés sur le territoire sous la carte, ou sont montés sur celle-ci. S’ils l’avaient réalisée au dessus de leur tête, non seulement ils ne pourraient pas se mouvoir, car tout mouvement altérerait les positions des sujets qu’elle représente (...), mais encore ils provoqueraient en se mouvant des chamboulements de la très fine bande de gaze tendue au-dessus d’eux, en éprouveraient une gêne notable et rendraient la carte alors infidèle parce qu’elle prendrait alors une configuration topologique différente en laissant apparaître des zones de catastrophe ne correspondant pas à la planimétrie du territoire. On doit donc supposer que les sujets ont réalisé et étalé la carte en restant au-dessus.
    On retrouve dans ce cas de nombreux paradoxes déjà rencontrés dans les cartes précédentes : la carte représenterait un territoire habité par des sujets qui habitent en réalité la carte (...) ; la carte s’avère impossible à consulter, parce que chaque sujet ne peut examiner que la partie qui correspond au territoire sur lequel se trouvent et le sujet et la carte ; (...). Il faut donc que la carte soit pliable et ensuite dépliable suivant une orientation différente, de façon à ce que chaque point x de la carte qui représente un point y du territoire puisse être consulté quand ce point x de la carte se trouve sur un quelconque point z du territoire où z y. Pliage et dépliage permettent enfin que, pendant de longues périodes, la carte ne soit pas consultée et ne recouvre pas le territoire, en offrant la possibilité de le cultiver et de l’entretenir, de manière que sa configuration effective soit toujours identique à celle qui est représentée par la carte. (...)
    S’intéressant au pliage et dépliage de la carte ainsi obtenue, « il faut poser dans tous les cas certaines conditions préliminaires : 1) que les reliefs du territoire permettent le libre mouvement des sujets préposés au pliage ; 2) qu’il existe un vaste désert central où la carte repliée puisse être rangée et déplacée en la faisant pivoter pour la déplier suivant un orientation différente ; 3) que le territoire soit en forme de cercle ou de polygone régulier, de façon que la carte, quelle que soit son orientation, ne sorte pas des limites de celui-ci (...) ; 4) que l’on accepte en pareil cas, la condition inéluctable en vertu de laquelle il y aura toujours un point central de la carte qui se trouvera invariablement sur la portion de territoire qu’il représente.
    Ces conditions satisfaites, les sujets peuvent se déplacer en masse vers les limites périphériques de l’empire pour éviter que la carte ne soit repliée avec les sujets à l’intérieur. Pour résoudre le problème de la concentration de tous les sujets aux bords de la carte (et de l’empire), il faut postuler un empire habité par un nombre de sujets qui n’est pas supérieur au nombre d’unités de mesure du périmètre total de la carte, l’unité de mesure du périmètre correspondant à l’espace occupé par un sujet debout.
    On suppose maintenant que chaque sujet prend un pan de la carte et le replie progressivement en reculant : on atteindrait une phase critique où la totalité des sujets se trouverait concentrée au milieu du territoire, sur la carte et soutenant les pans de celles-ci au dessus de leur tête. Situation de catastrophe en scrotum, où la population tout entière de l’empire reste enfermée à l’intérieur d’une vésicule transparente, dans une position théoriquement sans issue, entraînant un grave inconfort physique et psychique. Les sujets devront donc, à mesure que se fait le pliage, sauter hors de la carte, sur le territoire, en continuant à la replier de l’extérieur, jusqu’au moment où s’opèrent les dernières opérations de pliage, lorsque plus aucun sujet ne se trouve dans la vésicule interne.
    Cependant, cette situation conduirait à la situation suivante : le territoire serait constitué, une fois le pliage terminé, de son habitat, avec, en plus, une énorme carte pliée en son centre. Par conséquent, la carte pliée, en étant inconsultable, serait infidèle, car il est certain qu’elle représenterait le territoire sans elle-même pliée au centre. Et l’on ne voit pas pourquoi on devrait ensuite déplier pour la consulter une carte que l’on sait a priori infidèle. Par ailleurs, si la carte représentait elle-même pliée au centre, elle deviendrait infidèle chaque fois qu’on la déplierait. »

Mais « (...) cette carte n’échappe pas au paradoxe de la Carte Normale.

A partir du moment où la carte est mise en place de façon à recouvrir tout le territoire de l’empire (...), celui-ci est caractérisé par le fait que c’est un territoire entièrement recouvert par une autre carte. Or la carte ne rend pas compte de cette caractéristique. A moins que ne soit placée sur la carte une autre carte qui représente le territoire avec, en plus, la carte sous-jacente. Mais le processus serait infini. Dans tous les cas, si le processus s’arrête, on a une carte finale qui représente toutes les cartes interposées entre elle-même et le territoire, mais qui ne se représente pas elle même. Appelons cette Carte Normale. »

Le paradoxe réside alors dans le fait que : ‘« territoire et carte finale représentent un ensemble normal dans lequel la carte ne fait pas partie du territoire qu’elle définit. »’

Umberto Eco conclue : « Toute carte au 1/1 reproduit toujours le territoire infidèlement.

Au moment où on en établit la carte, l’empire devient irreprésentable. On pourrait observer qu’avec le deuxième corollaire l’empire réalise ses rêves les plus secrets en devenant imperceptible aux empires ennemis ; cependant, en vertu du premier corollaire, il deviendrait imperceptible également à lui même. Il faudrait supposer un empire qui prend conscience de soi dans une sorte d’aperception transcendantale de son propre appareil catégoriel en action ; mais cela nécessite l’existence d’une carte douée d’auto-conscience qui (...) deviendrait alors l’empire lui-même, si bien que celui-ci céderait son pouvoir à la carte.

Troisième corollaire : toute carte au 1/1 de l’empire sanctionne la fin de l’empire en tant que tel, et, par conséquent est la carte d’un territoire qui n’est pas un empire ».

Cette histoire un peu longue mais pleine d’humour peut-être l’objet de plusieurs interprétations. L’une d’entre elles est particulièrement éclairante pour la recherche que nous avons entreprise. Elle vise à considérer que la démarche de représentation passe nécessairement par une réduction. La représentation de l’empire à l’échelle 1/1 est impossible.

Comme l’empire, la représentation de la ville, entendue au sens large, est soumise à cette même logique implacable. Il n’est pas possible de la saisir dans toutes ses dimensions et aucune définition générale et éternelle ne peut être produite. Mais n’est-ce pas le propre de tout langage qui révèle et qui limite et enferme simultanément l’objet sur lequel il élabore un discours ? Pour une approche plus organisée comme celle que se propose d’adopter la démarche scientifique cette réduction ne lui est-elle pas alors consubstantielle ? Répondre positivement à de telles interrogations dans le cas de la recherche sur la ville, c’est renoncer à l’ambition de la saisir à l’échelle 1/1.

Nombreux sont les discours sur cet « objet ville ». Ils le sont d’autant plus que « le même terme « ville » est employé pour désigner des organisations extrêmement différentes par leur forme, leur contenu et leur dimension, et dont l’aspect, les fonctions et les significations se modifient et se renouvellent continuellement au cours du temps » (Derycke et al., 1996). Certaines de ces représentations, peu élaborées, sont le fait de personnes dont les pratiques de la ville diffèrent grandement selon leur sexe, leur âge, leur localisation, leur histoire... Elles trouvent leur origine dans le vécu et dans l’imaginaire qui accompagne la ville. D’autres, plus construites, sont le résultat de démarches réflexives, développant une cohérence, s’appuyant sur des concepts et des mécanismes propres à des champs disciplinaires. Ces représentations ne sont pas forcément concordantes entre elles. La représentation de la ville de l’historien ne sera pas identique avec celle de l’économiste. Le premier envisagera, par exemple, les tendances longues de peuplement, le second les forces économiques à l’oeuvre dans sa configuration sur des temporalités différentes pour les deux. Le sociologue, en se penchant sur les « usages de la ville » et « les manières d’habiter » (Grafemeyer, 1994), s’attache à une ville que le géographe dans sa recherche sur les relations des villes entre elles et l’évolution d’une armature urbaine ne retrouve pas immédiatement... Ces différences de discours, plus élaborés, ne signifient pas pour autant un cloisonnement complet entre eux et une impossibilité de communication. Des intersections peuvent exister comme la prise en compte explicite de l’espace dans ces recherches respectives.

En outre, entre les présentations plus ou moins immédiates et celles plus abstraites, les relations ne sont pas inexistantes. Elles sont liées par la représentation que le chercheur se fait du monde. La ville est alors au centre de ce que Bailly et al, (1995) appellent « le triangle de la connaissance ».

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Figure 2.1 : Le triangle de la connaissance

C’est l’ensemble de ces représentations qui finalement donnent sens à la ville. Mais la dépendance des trois côtés de ce triangle ne signifie pas leur identité. Les représentations plus élaborées s’appuieront sur des méthodes qui les distinguent des autres approches. La réduction qu’elles se proposent d’opérer est de même nature que la projection d’un nuage de points à n dimensions sur un nombre de dimensions plus restreint. Elles le font suivant des concepts, des mécanismes spécifiques et, plus largement, un schéma causal propre à ces représentations. Dans le cadre de la théorie économique, ces concepts sont articulés au niveau de processus marchands sans que ceux-ci soient exclusifs. Le principe d’analyse est principalement fondé sur l’individualisme méthodologique considérant qu’un certain nombre de phénomènes ou d’objet de recherche peuvent être compris sur la base de comportements individuels, par opposition à une approche holiste. En optant pour un tel cadre, le chercheur accepte de perdre certaines dimensions pour gagner en signification et en capacité opératoire. L’hypothèse de travail ceteris paribus est alors mobilisée par toute représentation quelle qu’elle soit, que cette hypothèse de neutralité des dimensions éludées soit formulée explicitement ou non.

Dans le cadre de l’économie urbaine et de l’économie géographique, l’économiste insistera sur des concepts comme celui de rentes d’enchère, d’aménités, d’externalités, de rendements d’échelle croissants... La distance au centre qu’elle soit envisagée sous la forme de distances euclidiennes, de distances rectilinéaires, de distances circum-radiales, de distances-temps ou de distances-réseaux réduisent la ville à la ville à une seule dimension. L’estimation de formes fonctionnelles telles qu’une fonction exponentielle sur la population peut apparaître éminemment simplificatrice. Elles offrent cependant une synthèse de la répartition de la population et de la configuration de la ville. De tels concepts participent à un ordonnancement de cette réalité multiforme et désordonnée.

La démarche scientifique ne s’arrête pas à la production d’un discours aussi cohérent, rigoureux et abstrait soit-il. Le débat sur la scientificité de certains discours ou théories est loin d’être clos. Des raisons liées à la recherche d’efficacité mais aussi, dans certains cas, des « raisons de salubrité publique » (Bonnafous, 1994), compte tenu de certaines compromissions passées et contemporaines entre science et pouvoir, plaident pour la progression de ce débat. Feyerabend (1979) considère qu’il n’est pas possible de définir une frontière entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. Sur la base du suivi de l’évolution des théories, Kuhn (1982) est sceptique sur la possibilité de définir un critère unique de scientificité. Les résultats obtenus n’ont de sens que dans le cadre d’un paradigme lui-même soumis à un cycle de vie. Popper (1973) développe une approche plus volontariste, fondée sur la logique. Cette démarche tranche par rapport à la position d’alors qui consistait à valider des énoncés sur la base de la multiplication de tests et d’expériences, position défendue par le Cercle de Vienne. Popper pose comme critère de scientificité celui de la réfutabilité. Est scientifique pour lui un énoncé qui peut être soumis à l’épreuve de la falsifiabilité.

Il convient donc de tester ces énoncés, ces prédictions, de mesurer leur emprise sur les faits. L’évaluation de leur « contenu », de leur significativité est indispensable sous peine de faire des concepts et des mécanismes mobilisés de véritables « boites noires ».

Cette épreuve des faits n’est cependant pas aussi immédiate. Les énoncés ne sont pas forcément testables en l’état compte tenu de leur degré d’abstraction. En outre, les faits ne sont pas des données qu’il est possible de mobiliser spontanément pour ces tests. Ils proviennent d’abord d’un processus de sélection, de construction sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans les chapitres relatifs aux estimations de fonctions de densité et aux facteurs explicatifs des configurations urbaines.

D’autres représentations de la ville développées par des champs disciplinaires proches de ceux de l’économie existent. La géographie applique sur l’espace urbain des modèles issus de la théorie de catastrophes et de la théorie de la bifurcation. La première explore des solutions analytiques des systèmes mathématiques appliqués à la ville. Les modèles issus de la théorie de la bifurcation cherchent à décrire l’évolution des structures urbaines sur la base de simulations et non de résolutions analytiques. Le modèle de Allen et Sanglier (1981), considéré comme représentatif de cette famille, repose sur différentes propriétés. L’espace urbain est envisagé comme un système ouvert, découpé en zones comportant des emplois et des résidents. Cette formalisation reposant sur des équations différentielles non linéaires intègre un certain nombre de développements antérieurs tels que la théorie de la base en considérant des activités d’exportation, la décroissance des interactions avec la distance, l’existence d’économies d’agglomération. L’espace n’est pas envisagé comme homogène. L’objectif de cette démarche est de rendre compte de comportements macroscopiques caractérisés par des discontinuités dans le temps. Ce modèle a été calibré sur quatre villes françaises : Rouen, Bordeaux, Nantes et Strasbourg (Pumain et al., 1987, pour une présentation plus complète des modèles d’auto-organisation, on peut se référer à Pumain, 1989).

L’analyse fractale offre également un cadre de représentation de l’espace urbain. Elle s’attache à repérer, au delà des irrégularités apparentes de la structure, un ordre dans le l’organisation spatiale. Ces travaux ont fait là aussi l’objet d’applications sur différentes villes (Frankhauser, 1998).

Ces recherches présentent des proximités en termes de problématique avec ceux développés dans le cadre de l’économie urbaine et de l’économie géographique. Mais ils s’en démarquent en privilégiant une approche plutôt holiste et en mobilisant des outils spécifiques.

Nous avons opté pour l’analyse économique des configurations urbaines en mobilisant le modèle standard de l’économie urbaine et le cadre de l’économie géographique. Ils offrent un cadre d’intelligibilité des choix de localisation des ménages et des activités qu’il convient de présenter.