1.3.3 La définition du centre et des éventuels centres secondaires

Certains travaux théoriques ont pu envisager la formation d’un ou plusieurs centres de manière exogène. D’autres ont cherché à endogéneiser cette formation simple ou multiple. Ils ont pu en tout état de cause s’affranchir d’une localisation précise du centre.

Les recherches appliquées n’ont pas toujours pu adopter la même souplesse dans leur démarche. L’identification d’un ou de plusieurs centres est incontournable pour un grand nombre de travaux d’estimations économétriques de fonctions de densité. Le repérage du centre est d’autant plus nécessaire qu’une mauvaise identification de ce dernier conduit à des estimations erronées des fonctions de densité. Dans ce cas, l’estimation produite du gradient est sous-estimée (Alperovitch, Deutsch, 1994). Dans l’exemple théorique qu’ils développent, une erreur de mesure de la position du centre évaluée à une unité, conduit à une estimation de γ biaisée à la baisse de 11,6 % par rapport à celle que l’on obtiendrait avec une estimation retenant les coordonnées exactes du centre. Cette sous-estimation serait de 45,3 % dans le cas où l’erreur de mesure du centre serait de deux unités.

Dans le cas de fonctions polycentriques, McMillen et McDonald (1998) montrent que les résultats des estimations sous la forme de gradients négatifs sont largement conditionnés par l’identification des centres.

Ce souci concernant la localisation du ou des centres est d’autant plus nécessaire que ce ou ces derniers peuvent évoluer dans l’espace au cours du temps. Enfin, l’hypothèse d’un centre identifiable de manière exogène n’est pas toujours réaliste, en particulier pour des observations dans les pays en développement.

Le centre est généralement envisagé dans la théorie standard comme le lieu de concentration d’activités qualifié de Central Business District (CBD). Ce centre regroupe non seulement des emplois mais participe également à la structuration de l’espace pour le reste des emplois, les activités résidentielles et les rentes foncières.

Plusieurs méthodes sont généralement envisagées. Les unes privilégient une approche administrative. D’autres se fondent sur un critère ou une combinaison de critères relatifs à l’emploi, la population... D’autres encore privilégient des méthodes d’estimations statistiques.

Les méthodes fondées sur l’analyse d’un ou plusieurs critères sont les plus couramment utilisées. Les critères se caractérisent cependant par une grande diversité. Dunphy (1982) combine de manière assez complexe différents critères relatifs à l’occupation de l’espace tant pour les emplois que pour la population. Pour Greene (1980), est considérée comme centre d’emplois, la zone dont la densité d’emploi est deux fois supérieure à celle des autres espaces. Gordon et al. (1987) adoptent une démarche similaire à celle-ci en s’intéressant aux pics de densité de population ou d’emploi dans cette recherche de centralité. McDonald (1987), McDonald et McMillen (1990) considèrent comme centres secondaires les espaces qui ont une densité d’emploi ou un ratio population/emploi ou encore un effectif d’emplois industriels supérieurs à ceux des autres unités spatiales contiguës. Cette démarche est pertinente pour des unités spatiales suffisamment vastes mais elle peut aboutir à retenir des petites unités spatiales comme centres secondaires quand elles sont entourées d’autres pour lesquelles les niveaux d’emplois sont faibles. Dès lors, Small et Song (1994) définissent comme centre d’emplois « une série de zones contiguës, chacune avec une densité supérieure à un certain niveau D et qui regroupe un effectif d’emplois total supérieur à un niveau E ». Plus ces niveaux D et E sont élevés, moins le nombre de centres secondaires est important. Cette méthode est adoptée par McMillen et McDonald (1998) qui fixent les seuils de densité d’emplois à 10 emplois par demi-hectare (acre) pour 1980 ou 1990 et qui ont une moyenne, sur les deux périodes considérées, supérieure à 10 000 emplois, critères repris par Giuliano et Small (1991). Sur cette base, ils repèrent 32 centres secondaires dans la région de Los Angeles.

Cervero (1989) inventorie également d’autres critères retenus comme la surface occupée par des différentes activités économiques, les flux de navetteurs... Il retient pour sa part un seuil de 2 000 emplois minimum et une surface de bureau égale à 1 million de pieds carré. Dans son étude sur les centres d’emplois de la baie de San Francisco, Cervero (1997) combine deux critères, l’un relatif au nombre d’ouvriers (7 000 et plus) et l’autre au nombre d’employés (9 500 et plus) pour définir des centres secondaires. Sur cette base, il suit l’évolution de leur nombre entre 1980 et 1990.

Cette démarche est cependant très sensible aux seuils arrêtés. Il n’est dès lors pas étonnant que sur des mêmes espaces, le nombre de centres secondaires diffère selon les auteurs. Cervero (1989) identifie 13 centres secondaires sur la ville Washington D.C. alors que Dunphy (1982) en compte 26. Selon les études, le nombre de centres secondaires à Los Angeles varie de 6 à 54 !

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Graphique 3.1 : Densités d’emplois dans la baie de San Francisco en 1980 et 1990

Des méthodes d’estimations statistiques permettent d’identifier le ou les centres. Heikkila et al. (1989) utilisent des régressions du type stepwise sur des valeurs foncières. McDonald et Prather (1994) s’intéressent aux résidus positifs dans des estimations du type exponentielle négative qu’ils associent à la présence de centres secondaires. Dans le cas d’un déplacement du centre au cours du temps, Alperovitch (1982) montre que les estimations réalisées sur le nouveau centre identifié de manière exogène sont de meilleure qualité que celles obtenues sur l’ancien centre. L’amélioration de la qualité de l’ajustement vient à ces yeux confirmer l’identification du nouveau centre. Mais ce repérage est fait a priori. Alperovitch et Deutsch (1994) proposent d’endogéneiser cette détermination par une méthode d’estimation simultanée de la localisation du centre et de la fonction de densité.

Considérons les vraies coordonnées du centre comme étant (θ21). En remplaçant dans la fonction exponentielle négative classique ces coordonnées, nous obtenons :

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avec (x2i,x1i) les coordonnées de la ieme unité spatiale. Au lieu d’avoir trois paramètres à estimer (densité centrale, gradient et erreurs), nous en avons désormais cinq en comptant les cordonnées (θ21) de la localisation du CBD. L’équation non linaire (19) peut être estimée par la procédure de recherche du maximum de vraisemblance. Le log de vraisemblance de cette fonction s’écrit :

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avec α=ln(D0) et yi=lnD(x) y i = ln D(x)

Ils l’ont testé avec succès pour la ville de Tel-Aviv-Yafo sur quatre recensements (1961, 1972, 1983 et 1990).

Les résultats obtenus indiquent des estimations deσ2 et de la moyenne des carrés des erreurs toujours plus faibles dans le cas de l’estimation complète avec les 5 paramètres (Tableau3.13) que dans le cas de l’estimation directe avec 3 paramètres (Tableau3.14). Cela traduit un meilleur ajustement pour la méthode complète que pour la méthode directe. En outre, les écarts entre les gradients sont peu significatifs pour l’année 1961, date à laquelle le centre a été identifié dans les publications officielles avec les coordonnées (28,56 ; 63,79).

Le suivi de la localisation du centre sur la base de ces coordonnées estimées fait apparaître un déplacement de celui-ci de 2,27 km par rapport à sa localisation initiale. La qualité de l’ajustement fondé sur sa position arrêtée en 1961 se dégrade. Les écarts entre les gradients γ et les densités centrales estimées (α1pour l’estimation complète et D(0) pour l’estimation avec seulement trois paramètres) selon les deux méthodes retenues se creusent avec le temps de manière significative. Les valeurs obtenues par l’estimation complète envisageant la localisation du centre offrent des paramètres de gradients supérieurs à ceux de la méthode traditionnelle selon les moindres carrés ordinaires. La tendance à la suburbanisation de la ville de Tel-Aviv-Yafo n’est pas remise en question - les gradients diminuent dans le temps - mais cette tendance est moins prononcée.

Tableau 3.13 : Résultats de l’estimation des paramètres de la fonction de densité et de la localisation du centre suivant le maximum de vraisemblance (localisation du centre identifiée de manière endogène)
1961 1972 1983 1990
α 3,554 3,025 2,486 2,488
γ -0,512 -0,347 -0,197 -0,191
θ1 63,620 64,250 65,150 65,700
θ2 28,750 28,910 29,250 29,650
σ2 1,333 0,718 0,465 0,624
b 50,15 29,96 19,19 25,81
Source : Alperovitch et Deutsch (1994)
Tableau 3.14 : Résultats de l’estimation des paramètres de la fonction de densité suivant les MCO (localisation du centre identifiée de manière exogène).
1961 1972 1983 1990
D(0) 3,281 2,778 2,209 1,966
γ -0,429 -0,257 -0,096 -0,061
0,29 0,22 0,06 0,02
F 9,18 6,38 1,49 0,43
σ2 1,78 0,91 0,55 0,73
53,12 37,18 25,69 35,35
Source : Alperovitch et Deutsch (1994)

Cette question de l’identification du centre se pose dans le cas d’un centre unique mais également dans les structures polycentriques où l’on envisage désormais plusieurs centres. La méthode d’estimation conjointe de la fonction de densité et de la localisation des centres a été mobilisée dans le cas de Jérusalem par les mêmes auteurs. Selon Alperovitch et Deutsch (1996), la relative complexité de la méthode limite les cas d’application à des structures polycentriques du type duocentre tel que Jérusalem en offre une illustration.

L’identification du centre et des centres secondaires commence à faire l’objet d’une attention particulière. L’absence de méthodes homogènes conduit à privilégier les monographies de villes, développées de manière quasi-infinie par les équipes de recherche en place, dont Los Angeles et Chicago sont des idéaux types, au détriment d’approches plus comparatives.