2. Les densités d’emplois : formes fonctionnelles, facteurs explicatifs

Ce phénomène de déconcentration n’est pas propre aux ménages. Il s’observe également pour les emplois. Mais le très faible nombre des travaux de suivi de la localisation des emplois contraste avec la profusion de ceux relatifs à la population.

Les outils mobilisés pour mesurer et expliquer la déconcentration des emplois sont de même nature que ceux retenus pour les ménages. Ils visent ainsi à la détermination de fonctions de densité plus ou moins sophistiquées.

De ces études (Tableau3.17), il ressort que le mouvement de déconcentration des emplois est de moindre intensité que celui de la population. Comme les approches théoriques le suggèrent, des différences apparaissent suivant les secteurs d’activités.

Mills (1970) détermine des fonctions de densité exponentielle pour quatre types d’activités économiques : l’industrie, le commerce de gros, le commerce de détail et les services pour différentes villes et sur différentes périodes 6. Pour la quasi-totalité des secteurs envisagés selon les villes, il apparaît que le gradient est en diminution sur la période correspondant à une tendance à la suburbanisation. Ce mouvement concerne de manière décroissante l’industrie, le commerce de détail, les services et le commerce de gros. Leur classement en fonction du degré de déconcentration n’a pas été modifié sur la période 1948-1963. Les niveaux de gradient se sont cependant homogénéisés, en étant plus proches qu’ils ne l’étaient au début de la période. Ainsi, le rapport entre le gradient le plus important et le plus faible était en 1948 de 1,47. Ce même rapport est de 1,33 en 1963. Pour la déconcentration des emplois relatifs au commerce de détail, Mills retrouve des résultats obtenus par Berry (1967) qui considérait ce mouvement comme le moyen pour ces emplois de se rapprocher des ménages désormais en périphérie.

Tableau 3.15 : Gradients moyens par secteur et par année pour 18 villes américaines (1948-1963)
1948 1954 1958 1963
Industrie 0,68 0,55 0,48 0,42
Commerce de détail 0,88 0,75 0,59 0,44
Services 0,97 0,81 0,66 0,53
Commerce de gros 1,00 0,86 0,70 0,56
Source : Mills, 1970

On a pu croire que ce mouvement de déconcentration des emplois était spécifique à l’Après-Guerre. Or, la détermination de fonctions de densité sur la période de l’Entre-Deux-Guerres infirme cette hypothèse. Sur un échantillon de villes restreint mais avec plus d’années d’observation (1910-1963), Mills note que ce processus a commencé bien avant la Seconde Guerre Mondiale.

Tableau 3.16 : Gradients moyens par secteur et par année pour 6 villes américaines (1920-1963)
1920 1929 1939 1948 1954 1958 1963
Industrie 0,95 0,82 0,77 0,76 0,67 0,60 0,48
Commerce de détail - 1,02 0,90 0,76 0,73 0,58 0,41
Commerce de gros - 1,43 1,24 1,01 0,89 0,77 0,59
Services - - 1,12 0,88 0,81 0,70 0,55
Source : Mills, 1970

Dans l’étude de Macauley (1985), les activités de commerce ont eu tendance à se déconcentrer plus fortement que les activités industrielles. La baisse annuelle moyenne de leur gradient de densité entre 1920 et le début des années 80 a été de 1,1 % contre moins de 1 % pour les secondes.

Ces différences d’évolution s’observent également en France dans la période récente. Sur l’agglomération lyonnaise, Tabourin et al. (1995) observent une forte déconcentration des activités de commerce de détail de grande taille, des services d’actions sociales, des crèches et des hospices. Les activités relatives à la Poste et aux télécommunications, aux banques, assurances et promotions immobilières ainsi qu’aux services marchands aux entreprises et à la protection sociale sont en revanche beaucoup plus concentrées que les premières. Les activités auxiliaires de transports, les services aux ménages et l’administration générale sont dans une position intermédiaire en matière de délocalisation vers la périphérie au cours de la période 1975-1990.

Tableau 3.17 : Fonctions de densité et étalement des emplois
Auteurs Périodes d’observation Espaces d’analyse Fonctions retenues
Mills (1970) (1972) De 1948 à 1963 18 MSAs américaines Exponentielle négative
Kemper, Schmenner (1974) 1967-1971 5 MSAs américaines Exponentielle négative
Macauley (1985) De 1920 à 1980 18 SMSAs américaines Exponentielle négative
McDonald, McMillen (1990) 1956, 1970 Chicago Densités simples
Small, Song (1994) 1970, 1980 Los Angeles Exponentielle négative et exponentielle généralisée
Tabourin et al. (1995) 1975, 1982, 1990 Lyon et 45 km de rayon Exponentielle négative sur population cumulée
McMillen, McDonald (1998) 1980, 1990 Chicago Exponentielle généralisée
Aguillera-Belanger, Bloy, Buisson, Cusset, Mignot (1999) 1982, 1990 Lyon et 45 km de rayon Exponentielle négative sur population cumulée sur des données d’établissements
Peguy, (1999b) 1975, 1982, 1990 Aire Urbaine de Lyon Exponentielle négative sur population cumulée, distances temps et distances réseaux
Peguy, (2000) 1975, 1982, 1990 10 premières aires urbaines de France Exponentielle négative sur densité avec décomposition sectorielle sur la base de NAP 100

Cette tendance à la déconcentration de certaines activités est repérée par Aguilera-Belanger et al. (2000), qui retiennent une approche basée non plus sur les emplois issus du recensement, mais sur les établissements à partir du fichier SIRENE. Ils montrent, sur le même périmètre d’étude que Tabourin (1995), un effectif d’établissements similaire entre 1982, 1990 et 1996 dans la partie centrale de la ville, puis une croissance de ce même nombre à partir d’une distance au centre de 5 km. A partir de cette distance, les effectifs d’établissements de 1996 et de 1990 sont toujours supérieurs à ceux de 1982.

Des différences apparaissent selon les types d’activités de ces établissements. Ainsi, les établissements industriels ont connu une forte diminution de leur effectif dans le centre de la ville au profit de zones périphériques. Leur croissance est particulièrement forte jusqu’à une distance de 25 km du centre, principalement pour des communes situées à l’Est de la ville comme Chassieu-Genas, Vénissieux, Vaulx-en-Velin. Les établissements de construction, de commerce, de réparations automobiles, d’administrations et de services collectifs entre 1990 et 1996 tendent à suivre le mouvement de déconcentration des populations.

A l’opposé, les établissements de services aux entreprises, les banques, les assurances et les services immobiliers se sont davantage concentrés entre 1982 et 1992 dans le centre ville et sur quelques pôles secondaires de l’espace envisagé, comme Villefranche, Bourgoin, Vienne, St-Chamond.

Enfin, selon la taille des établissements et indépendamment de leur secteur d’activité, les situations sont relativement contrastées. Plus les établissements ont des effectifs importants, plus ils ont tendance à se localiser sur des communes éloignées du centre.

Les tests sur les variables explicatives sont encore moins nombreux que ceux réalisés sur les déterminants des fonctions de densité de population. Mills (1972) régresse les gradients obtenus sur quatre secteurs d’activités (industrie, commerce de détail, services, commerce de gros), sur le niveau de population comme indication de la taille de la ville, sur les effectifs dans le secteur industriel et sur le temps. Il note que les signes de ces trois coefficients sont inverses pour l’industrie et les trois autres secteurs.

Tableau 3.18 : Signe des coefficients de l’estimation de Mills (1972) sur les activités
secteurs Population Effectif du secteur industriel Temps
Industrie - + +
Commerce de détail + - -
Services + - -
Commerce de gros + - -
Source : Mills, 1972

A la différence des autres secteurs, l’industrie répond par la dispersion à la croissance de la ville, source d’une augmentation des prix du foncier.

En se fondant sur ces résultats d’estimation, Couch (1978) émet l’hypothèse que pour l’industrie, la demande de travail est inélastique et la demande de sols est élastique. Ces deux élasticités sont opposées pour les autres secteurs. Ces hypothèses ne sont cependant pas soumises à des estimations pour en évaluer leur validité. Dans la lignée de Mills, d’autres ont essayé d’envisager la croissance des emplois dans certains secteurs d’activités et au niveau d’espaces spécifiques, en la liant à des évolutions, tant en termes d’effectifs que de localisation d’autres secteurs activités (Carlino, 1985).

Sur la base d’entretiens réalisés auprès de 153 établissements et non de tests économétriques, Aguilera-Belanger et al. (1999) identifient des variables jugées par les dirigeants de ces entreprises comme prépondérantes. Ces variables sont de manière décroissante : le coût de location du bâtiment et le coût d’achat de terrain et/ou de locaux, la proximité des infrastructures de transport, et des variables ayant trait à la proximité de la clientèle et des lieux de résidence du personnel.

L’impact de la fiscalité sur les choix de localisation ne fait pas l’objet d’un réel consensus. Les entretiens realisés sur l’espace des 45 km de Lyon par Aguilera-Belanger et al. (1999) ne font pas apparaître le taux de taxe professionnelle comme déterminant. Cette perpective est convergeante avec celle issue des travaux de Houdebine et Schneider (1997) sur la modélisation de l’impact des différentiels géographiques de fiscalité au niveau de l’ensemble des communes de France. Ils notent une faible sensibilité des établissements aux différentiels de taux de taxe professionnelle entre les communes. En revanche, la sensibilité des entreprises à la fiscalité, dès lors que celle-ci est envisagée non plus seulement sous l’angle local, mais également national, est beaucoup plus significative. Une entreprise qui se crée et qui serait exonérée d’impôts locaux mais également d’impôts et de cotisations sociales serait disposée à se délocaliser de plusieurs dizaines de kilomètres, pour bénéficier d’un tel avantage dans la commune ou la zone d’emploi qui adopterait une telle mesure.

Notes
6.

Albuquerque, Boston, Canton, Columbus, Houston, Phoenix, Pittsburgh, Sacramento, San Antonio, San Diego, Tulsa, Wichita pour la période 1948-1963 et Baltimore, Denver, Milwaukee, Philadelphia, Rochester, Toledo pour la période 1910-1963.