3. Les densités de population et d’emplois : facteurs explicatifs

Des travaux plus récents ont cherché à intégrer de manière simultanée évolution de la localisation de la population et évolution de la localisation des emplois. Jusqu’à présent en effet, les analyses aussi bien théoriques qu’appliquées ont privilégié une analyse partielle, en considérant la localisation de la population ou des emplois comme exogène.

Cette question de l’incidence des choix de localisation de l’une de ces catégories sur l’autre n’est pas nouvelle. Déjà Mills (1970), dans le suivi des gradients de densité de la population et de quatre secteurs économiques, notait une convergence des taux de décroissance des gradients de la population et de l’industrie en 1963, avec un gradient pour les emplois industriels plus élevé que celui de la population. Il interprétait cette réduction des écarts - sans que cela soit « une preuve » à ses yeux - comme le signe de l’attraction des emplois industriels par la population plus déconcentrée.

Pour évaluer cet impact réciproque des emplois et de la population, deux méthodologies distinctes ont été développées. La première envisage des estimations sur les facteurs explicatifs de la localisation de la population (respectivement des emplois) en y intégrant des variables décalées ayant trait aux emplois (respectivement à la population) (Cooke, 1978 ; Thurston, Yezer, 1994).

La deuxième s’appuie sur un système d’équations simultanées pour la population et pour l’emploi. Le modèle de référence en la matière est celui de Carlino et Mills (1987) qui a connu de nombreuses déclinaisons. Il est de la forme :

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avec E * et P * le niveau d’équilibre de l’emploi et de la population, E et P les niveaux réels d’emplois et de population, S et T un ensemble d’autres variables explicatives de la localisation des emplois et de la localisation de la population, αEet αP les coefficients des variables endogènes, βE et βP les vecteurs des coefficients des variables exogènes. Certains de ces facteurs explicatifs sont même identiques à ceux retenus précédemment pour la dispersion des densités de population (revenu des ménages, coût de transport, équipements des communes, aménités...).

Mills et Price (1984) considèrent que l’emploi et la population s’ajustent avec un décalage qui est introduit dans les équations sous la forme de coefficient λE et λP tels que 0<λEλP<0 :

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avec Et-1, Pt-1 l’emploi et la population de la période d’observation précédente.

En remplaçant E * et P * du système d’équations (3.25) dans (3.26) et après réarrangement des termes, on obtient un système d’équations du type :

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La question de savoir si « Do jobs follow people or people follow jobs ? » (Steinnes, 1982) trouve désormais quelques éléments de réponse dans les différentes recherches menées.

Une partie de la dispersion des emplois trouvent son origine dans l’étalement de la population (Mills, Price, 1984 ; Boarnet, 1994a, 1994b). Cependant, toutes les catégories d’emplois ne sont pas sensibles à cette déconcentration des ménages. Pour Cooke (1978) et Steinnes (1982), cette dernière a un impact seulement pour les emplois manufacturiers et les services. Sur la base d’une décomposition plus fine des emplois en 11 secteurs (industrie, BTP, commerce de gros, commerce de détail, transports, assurance et gestion des biens, finance et banque, communication, services publics, services), Thurston et Yezer (1994) montrent que cette dispersion de la population est une variable explicative pour les seuls emplois de commerce et de services. Schmitt (1999) obtient un résultat similaire pour les espaces ruraux français où la dispersion de la population joue un rôle de force d’attraction uniquement pour les emplois de commerce et de service aux ménages (une croissance de 1 % de la population génère une croissance de 1,5 % des emplois dans ce secteur). Les travaux de Carlino et Mills (1987) font exception à cette conclusion. Pour les emplois industriels, ils aboutissent à une relation négative entre densités de population et densités d’emplois manufacturiers. Ils notent cependant que cette observation intervient à une période (les années 80) où les emplois manufacturiers ont diminué en termes relatifs, en particulier dans les régions les plus densément peuplées. L’incidence de la période retenue n’est pas étrangère à ce résultat. Sur la base de données similaires, pour la décennie suivante, Clark et Murphy (1996) obtiennent en effet un résultat contraire à celui de Carlino et de Mills.

Seul Deitz (1998) obtient des résultats où l’ensemble des emplois est sensible à la dispersion de la population.

En revanche, l’impact de la dispersion des emplois sur la population est plus incertain. Cooke (1978) comme Boarnet (1994a et 1994b) et Deitz (1998) ne reconnaissent aucun effet à la déconcentration des emplois sur la dispersion de la population. Pour les espaces ruraux de 6 régions françaises (Alsace, Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes), l’effet est marginal selon Schmitt (1996 et 1999). Un accroissement de 1 % de l’emploi occasionne une croissance de 0,39 % de la population active sur ces mêmes espaces, quelle que soit la taille de la zone d’influence retenue.

La décomposition des emplois en secteurs vient nuancer cette conclusion. La localisation des ménages serait influencée positivement par la localisation des emplois relatifs à la construction, au commerce et aux services privés (Mills et Price, 1984). Pour Thurston et Yezer (1994), seuls les services publics et privés auraient un tel rôle dans la dispersion des résidants. L’impact de certaines activités comme les industries manufacturières serait inverse. La présence de ce type d’activité inciterait les ménages à s’en éloigner (Steinnes, Fisher, 1974 ; Steinnes, 1977, 1982 ; Thurston Yezer, 1994).

La dispersion de la population (respectivement des emplois) peut donc être expliquée par la déconcentration des emplois (respectivement de la population) même si la première relation est de moindre intensité que la seconde. Outre ces facteurs, ces analyses introduisent un certain nombre de variables mentionnées précédemment (revenu des ménages, distance au centre, taux d’imposition, pourcentage de population de couleur, caractéristiques de la main d’oeuvre...). Leur sens de variation n’en est pas modifié. En revanche, compte tenu des différences de périodes, de cadres d’observation, l’évaluation de leur impact est plus difficile à établir.

Outre ces variables, certains auteurs (Henry et al., 1997 et 1999 ; Schmitt et Henry, 2000) ont envisagé les effets éventuels de la croissance urbaine dans le mouvement d’étalement des populations et de déconcentration des emplois. On peut penser qu’une croissance de la taille de la ville-centre de grandes aires urbaines se traduise par une augmentation plus forte de la demande d’espace en direction des espaces ruraux et par une hausse de la rente foncière, comparées à celles qui interviendrait sur des aires plus petites. De même, avec des coûts de congestion plus faibles et des profils de salaires et de rente foncière plus proches de ceux observés au niveau de leur espaces ruraux, les centres urbains de plus petite taille devraient avoir une plus faible influence, tant pour les emplois que pour la population sur ces espaces périphériques.

En outre, une croissance plus importante de l’emploi dans la ville centre est supposée induire des opportunités pour la population située en périphérie et une augmentation de la population active de ce même espace peut être bénéfique pour les entreprises situées en périphérie. Il y aurait dès lors un effet de diffusion si les résidents ruraux deviennent des migrants alternants en direction du centre et si les entreprises périphériques attirent de la population urbaine.

A partir des analyses menées sur les espaces ruraux de 6 régions françaises mais également pour les espaces périphériques, du Danemark et du Sud des Etats-Unis, il apparaît que ces deux facteurs - taille de la ville-centre et croissance des emplois et de la population de la ville-centre - ont un impact significatif sur la dispersion de la population et des emplois de ces espaces ruraux ou périphériques. Les aires urbaines de taille moyenne (20 000 - 100 000 hab.) et qui enregistrent une croissance de l’emploi sont celles qui ont le plus d’impact sur la population des communes périphériques relativement aux aires de petite (5 000 - 20 000 hab.) ou de grande (+100 000 hab.) taille.

Tableau 3.19 : Modèles liant évolutions de la localisation de la population et de la localisation des emplois
Auteurs Périodes d’observation Espaces d’analyse Méthodologie mise en oeuvre
Steinnes, Fisher (1974) ; Steinnes (1977, 1982) 1960 MSA de Chicago Equations simultanées avec décomposition sectorielle
Cooke (1978) De 1948 à 1963 18 MSAs américaines Système d’équations avec valeurs retardées des endogènes, gradients de densité et décomposition sectorielle
Mills, Price (1984) 1960-1970 62 aires urbaines Système d’équations avec valeurs retardées des endogènes, évolution des gradients de densité
Carlino, Mills (1987) 1980 Tous les Comtés américains Equations simultanées avec ajustement à l’équilibre
Thurston, Yezer (1994) 1966-1980 11 MSAs américaines Système d’équations avec valeurs retardées des endogènes, gradients de densité et décomposition sectorielle
Boarnet (1994a ; 1994b) 1980-1988 Municipalités du New-Jersey Equations simultanées avec ajustement à l’équilibre et “ retard spatial ”
Schmitt (1996) 1975-1990 Bassins d’emploi de six régions françaises Equations simultanées
Clark, Murphy (1996) 1981-1989 Tous les Comtés américains Equations simultanées avec ajustement à l’équilibre avec décomposition sectorielle
Henry et al. (1997) 1980-1990 Functional Economic Régions (FER), Caroline du Sud, du Nord, Georgie (E.-U.) Equations simultanées avec ajustement à l’équilibre, “ retard spatial ” et effet de la croissance du centre
Deitz (1998) 1990 Aire métropolitaine de Boston Système d’équations avec décomposition sectorielle
Henry et al. (1999) 1985-1993 (Dk) 1980-1988 (USA) 1982-1990 (F) FERs (Danemark, Caroline du Sud, USA) ; Bassins d’emploi (France) idem
Schmitt, Henry (2000) 1982-1990 Bassins d’emploi français idem avec distinction selon taille du centre
Schmitt (1999) 1982-1990 Bassins d’emploi français Equations simultanées sur évolution de densité avec décomposition sectorielle
Source : Péguy, Goffette-Nagot, Schmitt (2000), tableau établi par Bertrand Schmitt.