Introduction

Cette étude sur les rites politiques contemporains représentés, ici, par la période de succession présidentielle cherche, à travers une approche anthropologique, à comprendre comment les membres de la société brésilienne pensent leur organisation sociale.

Elle présente cependant une particularité. Ayant été réalisé sous un accord de cotutelle entre une université française et une université brésilienne, notre travail s'applique à trouver un équilibre entre les explications des aspects qui pour le lecteur brésilien sont connus et lui apparaissent comme superflus mais qui pour le lecteur non-brésilien sont inédits et donc nécessaires. Cette nuance consiste dans une modification de notre regard, à instaurer un mouvement permanent engendré par l'introduction d'une distance par rapport à la société à laquelle nous appartenons, cela à travers un délicat exercice qui cherche à saisir le culturel de ce que nous tenions pour " naturel ", alors que les idéaux et les angoisses de ce groupe sont imprégnés en nous 1 .

Pour ce faire, nous avons délimité la succession présidentielle comme moment principal d'observation, car nous appréhendons ce rite politique comme celui qui réactive un imaginaire social qui devient, à ce moment, source de légitimation politique. Nous avons essayé de percevoir comment cet imaginaire émerge, y cherchant les éléments qui ont séduit les électeurs brésiliens lorsque ces derniers attribuent la légitimation politique au candidat qui se trouvait déjà au pouvoir, réélu au premier tour.

Nous estimons ici que ce rite est, pour ceux qui désirent renouveler leur accès au pouvoir suprême, celui où le besoin de recours aux mythes fondateurs s'impose. Considérant que la politique apparaît comme une instance totalisante, ordonnatrice de la vie sociale, nous proposons que le Cri de l'Ipiranga 2 constitue le mythe fondateur de la vie politique au Brésil. Ayant été l'événement qui a transformé une colonie en une nation indépendante, nous considérons qu'il est celui qui a structuré, simultanément, un ordre social et politique.

Nous suggérons ainsi que l'ensemble de représentations symboliques fondateur de la nation brésilienne constitue la narration historique qui crée le mythe fondateur d'un ordre. Il proclame l'apparition d'une nouvelle situation cosmique. Le héros civilisateur Pedro I fonde le temps existentiel de cette nation. Le 7 septembre est le jour de la fête de la Patrie, la plus importante commémoration officielle nationale. Nous avons observé que cette date représente, avant tout, la naissance d'une nation.

Nous croyons que le Cri de l'Ipiranga constitue le point fixe qui orientera les futures pratiques politiques dans ce pays, créant une rupture avec l'homogénéité chaotique de la période coloniale, consacrant un espace jusqu'alors amorphe en lui attribuant un univers de sens et des contours définis. Etant considéré révélateur d'un espace sacré par l'attribution de sens à ce territoire vide de significations, nous suggérons que cet événement historique est le mythe fondateur de la vie politique brésilienne. En instaurant le temps existentiel de la nation brésilienne, il fournit ainsi les raisons inconscientes de l'ordre social et politique. Etant réactualisé dans la période de succession présidentielle, le mythe fondateur de cette nation légitime cet ordre, vécu et conçu comme " naturel ".

A partir de ce point de vue, les éléments qui fournissent la légitimation politique à un candidat plutôt qu'à un autre, ont été utilisés ici dans la tentative de montrer comment la société brésilienne définit et élabore sa vision du monde. Prenant en compte que c'est l'Etat, l'instance qui incarne la domination légitime sous des formes historiquement diverses, nous avons essayé de comprendre cette domination qui se trouve, à ce moment-là, légitimée à travers l'enracinement de l'exercice du pouvoir dans un niveau où s'imbriquent société, culture et valeurs, à savoir le choix du vote de l'électeur brésilien.

Croyant, avec Magalhães (1998), Silveira (1998), Rua (1995) et Lima (1989), que des éléments subjectifs participent au choix du vote, nous avons essayé de montrer à quel ensemble de valeurs sont associées les caractéristiques des candidats, considérées comme positives et/ou négatives les électeurs interviewés ; tout cela dans le but de comprendre les critères qui ont déterminé leur choix de vote. Nous avons prétendu saisir un ensemble de traits caractéristiques révélateurs des critères symboliques qui définissent une bonne ou mauvaise image concernant un candidat, ainsi que les éléments qui constituent le goût de l'électorat brésilien, appréhendé par ces auteurs comme étant un facteur déterminant du vote. Nous considérons avec Goldman et Sant'anna (1996) que le choix du vote nous amène à retrouver des thèmes socioculturels plus larges, qui nous aident non seulement à élucider le phénomène électoral proprement dit, mais nous permettent également d'atteindre une meilleure compréhension des questions entourant les structures politiques qui articulent notre société.

Le travail de recherche de terrains concernant cette étude a principalement été réalisé pendant la campagne électorale des élections présidentielles de 1998, du mois d'août au mois de novembre de cette même année. Nous avons réalisé une participation observante, inversant le terme observation participante, comme l'ont fait Goldman et Sant'anna (1996) pour désigner la méthode de recherche utilisée ici. Cependant, des éléments de la période de la campagne électorale de 1994 ont également été utilisés dans l'analyse réalisée.

Nous avons recueilli des articles publiés par la presse écrite concernant les élections et surtout, ceux qui traitaient des candidats qui nous intéressaient. Nous avons assisté à la propagande électorale gratuite à la radio et à la télévision. Nous avons participé aussi à des comices organisés par quelques candidats à la Présidence de la République.

Cependant, nous avons limité notre observation au profil des deux principaux candidats à la Présidence, le sociologue Fernando Henrique Cardoso et le métallurgiste Luís Inácio Lula da Silva, qui comptabilisent ensemble plus de 80% des votes. Leurs gestes, mots et attitudes ont été utilisés comme des symboles de deux univers sociaux distincts. Le parcours politique et la trajectoire de vide de chacun de ces candidats constituent les éléments symboliques que nous avons adoptés comme objet principal de notre étude, en tant que révélateurs de la vision du monde des électeurs brésiliens. Nous estimons que les éléments qui valorisent une candidature plutôt qu'une autre nous ont permis de nous introduire dans le complexe processus de construction de légitimation politique, susceptible de nous aider à percevoir comment les membres de la société brésilienne conçoivent leurs hiérarchies et son organisation sociale.

Si nous utilisons la période de succession présidentielle comme un moment révélateur des valeurs de la société brésilienne, c'est parce que nous croyons que celui-ci est l'événement qui fait émerger les significations qui justifient le choix des membres d'une société soit pour la continuité soit pour le changement des structures établies, à travers les éléments qui fournissent les justificatives pour la transformation ou pour la permanence de l'ordre social institué.

Cependant, pour l'analyse du discours de l'électeur une considération nous semblait s'imposer lors de la constitution du groupe d'informateurs : comment le sélectionner, sur quel groupe d'appartenance concentrer notre observation si nous cherchons à distinguer des valeurs qui traversent toute la société ?

Denise Jodelet (1989) affirme que chaque individu possède plusieurs groupes d'appartenance, quelques-uns servant plus que d'autres comme fondement des opinions et croyances de chaque individu. Partant de cette réflexion, nous avons essayé de percevoir quel groupe d'appartenance servirait plus que d'autres comme fondement des opinions et croyances d'un individu, lorsqu'il doit choisir celui qui représentera son pays. Au Brésil, comme dans d'autres sociétés de classe, outre les différences d'opinions et croyances de chaque classe sociale, des différences culturelles régionales importantes caractérisent des aspects déterminants pour la composition d'autres groupes d'appartenance marquants. Cependant, comme notre étude traite spécifiquement des élections présidentielles, nous considérons que le groupe d'appartenance qui définit, en ce moment, les opinions et croyances de l'individu est celui qui renvoie à la nation brésilienne. Pour cette raison, malgré les différences conjoncturelles et structurelles existantes dans les différentes régions du pays ou les spécificités qui se présentent dans l'ethos de chaque classe sociale, nous croyons que les significations imaginaires instituées lors de la constitution de la nation, pour ce que concerne notre relation avec le pouvoir suprême, sont communes à tous les Brésiliens. Cette affirmation s'appuie sur le fait que l'histoire de la constitution de la nation brésilienne est commune a tous les membres de cette société.

Nous proposons cette idée, car nous pensons, avec Castoriadis (1975), que l'institution imaginaire des significations sociales agit comme sens organisateur du comportement de l'individu et, par conséquent, des relations sociales, constituant un réseau symbolique sanctionné à partir du fait historique. Nous croyons que pour ce qui concerne les rapports entre gouvernants et gouvernés dans leur instance ultime, nous sommes en grande majorité orientés par les significations engendrées par les mythes fondateurs de la nation.

Or, l'impossibilité d'une recherche de terrain dans diverses villes du pays ne nous a pas permis d'approcher l'aspect concernant les différences culturelles-régionales et la vérification de cette hypothèse au niveau national. Pour les différences dans le style de vie des divers groupes sociaux existant dans une même ville, nous avons créé un groupe d'informateurs avec des personnes appartenant à différentes classes sociales, niveaux de scolarité et revenus, cherchant moins les distinctions que les invariables, qui puissent confirmer ou infirmer notre réflexion initiale.

Ainsi, nous avons sélectionné un groupe de cinquante personnes que nous avons appelé des électeurs communs. Ce groupe est composé de personnes provenant des secteurs populaires de la société, que nous distinguons surtout de ceux qui détiennent l'accès à des pouvoirs économiques et/ou politiques. Nous avons exclu de ce groupe ceux qui appartiennent à un parti politique quelconque ou à n'importe quelle organisation politique ou associative, ainsi que les militants syndicaux, les intellectuels et les personnes liées aux médias. Nous considérons que le processus de décision de vote de ces derniers, qui requiert l'adhésion à des intérêts ou des savoirs spécifiques, se distingue de la décision de vote des électeurs communs qui détiennent des intérêts ou des savoirs ordinaires. Il nous paraît important de souligner que la société brésilienne est composée en grande partie de personnes n'ayant aucun lien avec des organismes ou associations communautaires et encore moins avec des partis politiques. Selon un sondage réalisé par l'Institut Brésilien de Géographie et Statistique sur une population de 22,5 millions de personnes, plus de 80% ont déclaré ne pas être liés à des organismes ou associations communautaires et seulement 3% de ce groupe ont affirmé être affilié à un parti politique 3 .

La recherche de terrain a été réalisée dans le quartier de Copacabana, dans la ville et l'Etat de Rio de Janeiro. Cet Etat, avec Minas Gerais et São Paulo, comptabilise plus de 40% de l'électorat national. Le choix de la ville de Rio au détriment de la ville de São Paulo, où se concentre le plus important nombre d'électeurs du pays, est dû au fait que ce fut dans cette ville qu'ont eu lieu les plus importants événements de l'histoire nationale. Capitale du Brésil de 1763 à 1960, c'est là où le gouvernement monarchique s'est installé lors de la naissance de la nation, pendant l'événement que nous considérons comme le mythe fondateur de la vie politique brésilienne. Ainsi, avec Florestan Fernandes (1981), nous pensons que cette ville a agi comme diffuseur des idées et des symboles de l'univers politique vers le reste de la société brésilienne dans des moments fondamentaux de son histoire. Elle peut, encore de nos jours, être considérée comme un centre diffuseur d'une information commune à tout le territoire national et cela grâce aux médias car elle est le siège des plus grands groupes de communication du pays.

Le quartier de Copacabana, enfin, a été choisi non seulement parce qu'il est celui dont la densité démographique est la plus grande de tout l'Etat (155.476 habitants), mais aussi parce qu'il concentre les plus diverses catégories socio-économiques, bien qu'il se situe dans une zone noble de la ville. Constituant un grand pôle touristique et commercial, beaucoup des personnes appartenant à d'autres quartiers ou communes y travaillent, transformant Copacabana en modèle réduit des divers univers sociaux qui composent la société carioca 4 .

Les rencontres avec les informateurs se sont passées de manière informelle. Ces rencontres fortuites dans la rue ont contribué à l'établissement de la dialectique qui, selon Balandier (1955), constitue le regard anthropologique, nous aidant à percevoir la ressemblance où la différence paraît s'imposer et la différence où la ressemblance semble naturelle. Nous avons ainsi rencontré des gens de différentes professions, revenus et niveaux de scolarité, habitants divers quartiers et communes de la ville de Rio. Nous commencions l'interview par la question " - savez-vous ce qu'est-ce la démocratie ? ". Ensuite, nous laissions libre cours. Cependant, nous ramenions la conversation à notre thème central lorsqu'elle s'en éloignait trop, par la question " - pour quel candidat prétendez vous voter et pourquoi ? ".

Cette approche cherchait à appréhender une certaine " culture nationale " à travers l'analyse de l'imaginaire social institué, cela nous aidant à comprendre la société brésilienne dans sa totalité : comment se pense-t-elle et comment conçoit-elle ses hiérarchies ? Nous présupposons que malgré la diversité culturelle et socio-économique existante dans le pays, des éléments communs à tous persistent et constituent des aspects déterminants pour les contours acquis par la nation. Nous croyons que ces éléments se manifestent d'une manière plus visible au moment où un choix politique doit être effectué.

Même si nous reconnaissons la non-représentativité du nombre constitutif du groupe d'informateurs au niveau de l'électorat national, nous avons essayé, à travers la construction d'un ensemble de valeurs de référence, de fournir des indices qui nous permettent de comprendre le processus de légitimation politique en ce qui concerne l'élection à la place suprême. En effet, nous croyons que l'exercice du pouvoir et les formes symboliques adoptées en période de succession se trouvent enracinés dans un complexe où se mélangent société, culture et valeurs. La politique apparaît alors comme l'instance qui fait la société qui l'a faite elle-même.

Un autre aspect traité dans cette étude, complémentaire à ce que nous venons d'exposer, se réfère à l'insistance avec laquelle le président Cardoso présente le Brésil comme un pays démocratique. Il le fait non seulement dans des voyages officiels internationaux, mais aussi devant la société elle-même.

Nous essaierons de montrer, à travers cet axe, que lorsque Cardoso confirme l'instauration " d'un climat démocratique, de liberté et de respect aux Droits de l'Homme " 5 au Brésil, il exerce la stratégie qui, selon Georges Balandier (1971), réside dans la construction d'une société officielle par les détenteurs du pouvoir d'un système social donné. Ces détenteurs utilisent les normes et les règles avec lesquels ils gouvernent à leur propre bénéfice, mais qui présentent un énorme décalage par rapport à la société qui se manifeste par les pratiques de ses agents sociaux. Nous croyons que la construction de cette société officielle est due aux rapports de plus en plus étroits entre le Brésil et les autres pays du monde dans le commerce international et cela d'autant plus que, de nos jours, la globalisation s'impose en tant qu'idéologie dominante.

Or, la fin de la guerre froide a inauguré un nouvel âge dans les relations internationales, représenté par la victoire de la démocratie libérale sur le totalitarisme social. La démocratie est devenue depuis, un modèle universel applicable à n'importe quelle société. Elle s'est transformée en modèle moral de société, le seul régime politique légitime dans ce nouvel ordre mondial, selon les règles dictées par les organisations supranationales (ONU, FMI, BIT etc.).

Partant de ce contexte international, nous suggérons que dans certains pays en développement, les détenteurs du pouvoir politique construisent artificiellement une société officielle par le renouvellement de ses institutions et organismes officiels. Ils la présentent ainsi, intérieurement et extérieurement, en accord avec les modèles universaux en vogue proposés par l'Occident. Nous croyons que ce modèle cache la réconciliation de pratiques exercées par les représentants d'anciennes structures avec des modèles " conformes "à ceux associés aux structures d'un Etat moderne. Ils ont trouvé une forme de domination qui garantit le maintien de l'ordre social et politique établi.

Nous croyons qu'au Brésil les détenteurs du pouvoir politique présentent extérieurement la société brésilienne comme démocratique, pour leur permettre de hisser ce pays au rang des pays développés. Et intérieurement, ils imposent une conception de démocratie aux Brésiliens en mettant l'accent sur son caractère représentatif au détriment du participatif.

La manière dont nous avons perçu la campagne électorale de 1998 nous semble confirmer cette conception de démocratie présentée par les institutions engagées dans ce processus. Or, ce suffrage là inaugurait la possibilité de réélection des membres de l'exécutif, ainsi que le vote grâce à des urnes électroniques dans les grandes capitales. Cette nouveauté a engendré une grande campagne d'information parallèle à celle des partis. Nous suggérons qu'à travers les slogans présentés dans cette campagne d'information, les gouvernants, incarnés par le Tribunal Supérieur Electoral, ont essayé d'imposer leur propre conception de démocratie, induisant les électeurs à accepter l'idée que l'acte de voter enferme tout un concept, qui se manifeste en tant que technique de gouvernement représentatif. Cet acte constitue, à notre avis, une partie de la stratégie qui leur permet de maintenir leur position au pouvoir car il éloigne ainsi l'un des jalons d'une démocratie participative : la doxa, l'opinion, la confrontation des pensées pour la formulation d'une idée commune à tous, y compris pour le choix des représentants politiques.

Or, le paradoxe auquel nous assistons aujourd'hui au Brésil consiste dans le fait que la supposée instauration d'une démocratie a dilué progressivement le débat, au moment où celui-ci devrait surgir et imprégner toute la société de ses valeurs fondamentales par la participation des individus. Sans cette participation la démocratie se trouve dans ce que Nouss (1995) appelle " logique du vide ", car absente de son sens. Nous croyons, avec Bourdieu et Wacquant (2000), que ceci est dû à l'universalisation des particularismes liée à une expérience historique singulière qui rend quelques concepts et notions parfois méconnaissables et tronquées. En agissant ainsi, les détenteurs du pouvoir au Brésil se présentent, parallèlement, conformes aux modèles dictés par les pays occidentaux et perpétuent un ordre social et politique séculier.

Mais si cette œuvre réussit, c'est parce que les détenteurs du pouvoir agissent en organisant d'une manière spectaculaire des images, en mettant en scène des croyances partagées. Ils créent, à travers ces instruments, les éléments qui confirmeront leur légitimité. Nous croyons avec Balandier (1971) que cette mise en scène n'est pas extérieure à ceux qui la pratiquent : tout un symbolisme social justifie cet ordre social et politique car la mise en scène réalisée par les détenteurs du pouvoir n'est rien d'autre que la construction de rites qui actualisent des mythes fondateurs, obéissant à la logique imaginaire de son sens inaugural. Et ceci explique son caractère consensuel, son succès ou acceptation par une grande partie des membres de la totalité sociale.

Pour vérifier une telle idée, nous avons analysé le discours de quelques représentants des médias. Cependant, même si nous analysons dans cette étude les moyens de communication et ses implications dans ce processus politique, nous ne les considérerons pas ici comme locus " d'un processus symbolique à travers duquel la réalité est produite, maintenue et transformée " 6 , encore moins comme un " simple conducteur neutre à travers duquel les informations arrivent aux spectateurs " 7 , mais en tant que support des valeurs qui les précèdent et orientent leur propre constitution. Nous pensons que de telles valeurs sont issues des significations imaginaires instituées et, en l'occurrence, instituantes, car reproductrices d'un consensus.

En accord avec Mauro Porto (1995), nous appréhendons les médias en tant que sujets actifs du processus de construction du politique. Mais nous refusons les affirmations qui les désignent comme constructeurs de valeurs et de significations sur la politique : même si nous considérons leur participation active dans le processus de construction de la légitimation politique, nous suggérons que les médias jouent un rôle de reproduction des valeurs dominantes qui sont, à leur tour, orientées par les significations imaginaires instituées par le social-historique. Ce sont ces valeurs-là qui attribuent au pouvoir établi l'aspect sacré évoqué par Claude Rivière (1988), à savoir qu'il est représenté par des puissances supérieures mythifiées qui appartiennent au domaine de l'indiscutable institué et fournissent les raisons invisibles de l'ordre social et politique.

C'est à travers un récapitulatif de la formation socio-historique du pays que nous essayons de démontrer que les relations sociales instituées au début de sa constitution, ont été formées en grande majorité par une minorité d'entrepreneurs capitalistes et une grande main-d'œuvre servile, qu'elle soit esclave ou libérée. Elles étaient fondées principalement sur la domination des uns sur les autres. Ce sont elles qui constituent l'institution imaginaire originaire des significations opérantes et représentent, pour nous, la genèse du sens imaginaire social brésilien, organisateur de la société. Cette relation qui fonde la société elle-même a instauré la signification opérante qui selon Castoriadis (1975), transforme une catégorie d'hommes en une autre catégorie. Assimilables à des animaux ou à des choses, cet ensemble de relations est intériorisé comme tel pour une et autre catégories. Il représente une création imaginaire qui n'a pas besoin d'être explicitée pour exister, qui agit dans la pratique et dans le faire des relations sociales de la société, indépendamment de son existence dans sa conscience collective. Selon Castoriadis, une signification imaginaire trouve son appui dans l'inconscient.

Or, pour qu'une modification des significations imaginaire ait lieu, il faut qu'une profonde altération advienne dans le social-historique. C'est cette modification profonde des institutions sociales qui établit un nouveau système de valeurs. Alors, présupposant qu'il n'y a jamais eu une altération profonde dans les institutions brésiliennes qui puisse modifier sa structure sociale et les formes assumées par les relations sociales depuis la période coloniale et ce, malgré sa dynamique interne qui a su introduire des nouveaux acteurs sociaux dans la scène politique nationale, nous considérons que ce sont les significations imaginaires originaires actualisées, qui définissent pour ses membres la réalité encore de nos jours.

Pour cette raison, nous réfléchissons aux moments où des changements institutionnels sont advenus dans ce pays et constatons que, malgré les importants acquis sociaux et les modifications dans la morphologie de sa structure sociale, celle-ci maintient ses caractéristiques d'exclusion en ce qui concerne les couches populaires.

Nous cherchons à vérifier si l'usure de l'autorité a atténué, dans l'histoire de longue durée, l'ascendance de l'imaginaire originaire institué sur les membres de cette société ou, au contraire, si la perpétuation de cette caractéristique d'exclusion dans la structure sociale a institutionnalisé un ordre gardant présentes certaines valeurs fondatrices.

Ce travail s'inscrit dans un double registre. Le premier concerne l'anthropologie politique. C'est cette discipline qui nous a permis une approche de l'analyse du vote dans sa densité de choix individuels et d'agencement collectif, parce que nous croyons, avec Goldman et Sant'anna (1996), qu'elle nous aide à comprendre " l'ensemble de forces et processus globaux qui font que les choix politiques s'acheminent vers telle ou telle direction. " 8

Le deuxième registre est effectué par l'introduction de la composante imaginaire qui, selon Castoriadis (1975), est une création constante et essentiellement indéterminée de figures, formes et images à partir desquelles seulement quelque chose peut " être ". C'est elle qui détermine, pour l'individu, la réalité.

En introduisant ici la composante imaginaire, nous faisons référence à la contribution de Castoriadis à la sociologie de domination construite par Max Weber (1922) qui la définit comme une forme particulière d'action sociale ou de relations sociales, caractérisée par le fait pour un individu ou un groupe d'imposer sa volonté à un autre individu ou groupe. Pour Weber, cette relation implique un minimum de volonté d'obéissance de la part de ceux qui attribuent la légitimité à d'autres, fondée sur la croyance de cette légitimité.

A ces questions, Paul Ricoeur (1986) rajoute le concept d'idéologie qui, selon lui, est absent de la sociologie de domination wébérienne. Pour Ricoeur, c'est l'idéologie qui constitue l'hiatusexistant entre la prétention de légitimité du système d'autorité de ceux qui aspirent au pouvoir et la croyance dans la légitimité de ceux qui la leur attribuent. C'est ici que nous introduisons les théories castoriadiennes, considérant qu'elles convergent avec la contribution de Ricoeur, allant, néanmoins, à notre avis, encore plus loin. Nous croyons que l'imaginaire se situe dans ce que Ricoeur appelle l'hiatus entre la prétention et la croyance en la légitimité. I

L'imaginaire déterminerait, cependant, non seulement les formes de domination présentées dans la typologie wébérienne, mais aussi dans toutes les autres actions humaines, y compris dans celles que Weber appelle traditionnelles. La composante imaginaire agit non seulement sur les actions liées aux différentes formes de dominations associées aux relations sociales, mais elle détermine la vision du monde de chaque membre d'une organisation sociale déterminée.

Nous divisons notre étude en deux parties. La première est constituée de quatre chapitres. Dans le premier chapitre, nous développons l'émergence de l'anthropologie politique et la polémique provoquée par le fait que cette discipline aille à l'encontre des dogmes maintenus par l'anthropologie développée jusqu'alors, qui privilégiait une situation d'équilibre dans les sociétés étudiées. Nous y traitons également des limites que cette discipline présente pour l'étude de la société brésilienne en raison de la complexité et des ambiguïtés de notre culture. Nous montrons comment elle sera employée ici, lorsque nous développons le double registre dans lequel cette étude s'inscrit. Nous décrivons la typologie wébérienne des facteurs susceptibles d'orienter les actions sociales, ainsi que la contribution de Ricoeur à cette théorie et les convergences avec les théories de Castoriadis.

Dans le deuxième chapitre, nous commentons successivement les dilemmes provoqués par l'universalisation de concepts issus d'une situation historique particulière, engendrant une application tronquée dans d'autres contextes, proposant comme exemple le cas brésilien. Nous montrons comment le concept de démocratie est mis en pratique au Brésil et nous le considérons comme responsable du décalage entre une société officielle et les pratiques de ses agents sociaux.

Le troisième chapitre montre comment ont été instituées les relations sociales au début de l'histoire de ce pays. Nous y démontrons l'importance et les dimensions acquises par l'esclavage au Brésil et la domination existante dans les autres formes de travail non-esclave. Nous montrons comment la naissance de la nation brésilienne a eu lieu, ainsi que les symboles qui auraient fondé la légitimation du prince Pedro I et qui trouvent dans le Cri de l'Ipiranga leur apogée.

Le quatrième et dernier chapitre de cette première partie récapitule l'histoire du Brésil, cherchant à démontrer que, malgré les importants mouvements sociaux et tentatives de renversement de l'ordre, il n'y a pas eu une rupture qui altère sa structure sociale et par conséquent, les significations imaginaires dominantes. Nous nous sommes aussi intéressées à la transmission officielle de l'histoire, décrivant de quelle manière les livres scolaires se placent du côté des institutions établies en les mettant en valeur.

La deuxième partie présente l'objet d'étude proprement dit. Elle se divise en trois grands chapitres divisé, chacun, en sous-chapitres. Dans le premier, nous présentons la conjoncture électorale en 1998 et la perception d'un es1pace à part consacré à la politique que nous appelons l'espace de la politique. Nous commentons ensuite dans le deuxième chapitre les travaux effectués sur la politique au Brésil, privilégiant ceux qui utilisent l'approche anthropologique. Nous y développons notre méthodologie et les principaux aspects observés pendant la recherche de terrain.

Dans le deuxième chapitre, nous analysons le discours des médias, en démontrant qu'à travers le langage, se trouvent séparés l'univers des hommes communs et l'univers de ceux qui possèdent des caractéristiques permettant leur introduction dans l'univers sacré de la politique.

Nous analysons ensuite le discours des électeurs brésiliens interviewés. Nous montrons que la politique assume, à leurs yeux, un caractère sacré lorsqu'ils considèrent qu'elle ne peut être exercée que par quelques-uns. Le pouvoir politique est placé dans un espace réservé mais aussi préservé par la fascination exercée par ce que l'individu juge supérieur à lui.

Nous analysons le discours du candidat vainqueur. Le président Cardoso ayant reçu l'adhésion de 50.29% des électeurs votants et l'ayant emporté dès le premier tour du suffrage, cette situation nous a conduite à rechercher comment ont été construits les éléments qui lui ont fourni la légitimité politique, permettant " l'ajuste ", selon Weber, entre la croyance et la prétention à la légitimité.

Nous développons, enfin, la conclusion.

Notes
1.

Laplantine F., La description ethnographique, Paris : Nathan, 1996.

2.

C'est la manière dont c'est connu l'indépendance du Brésil, par le supposé cri du futur empereur Pedro I aux rives du fleuve Ipiranga : " L'indépendance ou la mort ! "

3.

Ce sondage a été réalisé par l'Institut Brésilien de Géographie et Statistiques dans 6 des 10 aires métropolitaines du pays, sur une population de 22,5 de personnes ayant 18 ans ou plus.

4.

L'habitant de la ville Rio ou celui qui y est né.

5.

Discours prononcé lors d'une visite officielle du chef de l'Etat en France en mai 1996 dans un document publié par l'Ambassade du Brésil à Paris.

6.

Newcom et Hirsch (1994) in Porto M.P., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 58.

7.

Capelato M.H.R., Imprensa e história do Brasil, São Paulo, Editora Contexto, 1988 : 21.

8.

Goldman M. et Palmeira M., Antropologia, voto e representação política, RJ, Contra Capa : 1996 : 36.