Chapitre I
L'anthropologie politique réunissant société, culture et valeurs

1. L'émergence de l'anthropologie politique et les spécificités de la société brésilienne

L'émergence de l'anthropologie politique, comme le montre fréquemment la vocation des disciplines en sciences humaines, s'est faite sur un fond de polémique. Indiquant la généralisation du politique sur toutes les formations sociales, elle refusait la " dépolitisation " infligée aux sociétés archaïques. Les artisans de cette spécialisation tardive de l'anthropologie sociale allaient, ainsi, à l'encontre des dogmes maintenus par l'anthropologie classique qui, privilégiant la situation d'équilibre des sociétés étudiées, niait la qualité historique des événements, accentuant en occurrence, l'apparente immobilité résultante d'une réciprocité qui régit les relations sociales de leurs membres. Pour l'anthropologue du politique, l'analyse purement formelle cache les dynamismes sous-jacents aux structures sociales de ces sociétés et prend le risque non seulement d'une approche scientifique faussée mais aussi d'y enfermer la menace d'une dégradation idéologique concernant les sociétés étudiées.

Le débat ouvert, les critiques affluent. Certaines considèrent une surestimation du politique, perçue comme le résultat du sociocentrisme de l'individualisme occidental moderne de ses auteurs, qui ne sauraient appréhender la totalité sociale que sous la catégorie du politique. Balandier (1967), l'un des principaux fondateurs de cette discipline en France, défend le point de vue contraire, affirmant que les anthropologues structuralistes ont sous-estimé le politique dans les sociétés traditionnelles, dont l'étude est l'objet de leur compétence. Selon lui, leur attention fut attirée surtout par le sentiment d'étrangeté vis-à-vis des autres sociétés rendant difficile l'identification du politique dans les sociétés qui ne revêtaient pas la forme d'Etat. Pour cet auteur, la clef du problème se trouvait dans la détermination et dans la définition d'une instance politique plus large que celle qui fait de l'Etat ou de ses équivalents la référence indispensable. Il considère que la théorie politique doit être dissociée de la théorie de l'Etat lorsque le politique est appréhendé sur les actions qui cherchent à maintenir ou à modifier l'ordre établi, le locus où les dynamismes sociaux émergent.

La prise en considération de cette dynamique interne comme étant inhérente à n'importe quelle société conduit les fondateurs de cette discipline à mettre en évidence les systèmes de relations qui engendrent une nouvelle représentation scientifique des sociétés observées. La totalité sociale est alors appréhendée à partir des pratiques sociales de ses agents et des situations où elles se manifestent. Cette approche cherche surtout à faire émerger les significations politiques à travers les conflits et les tensions qui constituent ce domaine. Elle nous permettra de distinguer à travers une imbrication du politique avec d'autres dimensions du social et du culturel, les particularités des systèmes de pensée et des symboles qui fondent le politique et sur lesquels il est fondé.

Aspirant à la construction d'une théorie générale du politique, cette discipline a été initialement élaborée par des anthropologues occidentaux africanistes. Poursuivant le chemin tracé par Balandier, divers travaux en anthropologie politique développés plus récemment en France utilisent les instruments forgés par l'étude de sociétés qualifiées de primitives pour le développement d'un champ conceptuel spécifique qui serait aussi utilisé pour la compréhension du monde moderne.

La société brésilienne présente, cependant, quelques particularités qui ne nous permettraient pas de l'analyser dans les perspectives jusqu'alors effectuées. Ces particularités commencent par le fait que cette société ne peut être définie ni comme traditionnelle ni comme moderne. Il nous paraît également difficile d'utiliser des instruments forgés à partir des éléments fournis par la décolonisation alors que la société brésilienne est le résultat de la colonisation elle-même. Nous estimons qu'elle mérite un traitement distinct en ce que concerne sa " situation coloniale " car la colonisation y a exercé une action fondatrice, et non destructrice, comme l'affirme Claude Rivière (1995) lorsqu'il fait référence aux sociétés africaines. Cet aspect nous semble essentiel car ce fut celui qui a engendré au Brésil une caractéristique particulière, à savoir une culture anthropophagique qui lui fait dévorer des modèles extérieurs de pensée et de conduite. Cette caractéristique l'amène à modifier les modèles qui se trouvaient auparavant dans son espace interne, intervenant dans la direction et les contours qui prendront sa vie sociale et politique.

Cette société se caractérise donc par le fait qu'elle se trouve dans un " entre-deux ", présentant un ensemble d'ambiguïtés. Selon François Laplantine (1997), il est illusoire d'y chercher le type de cohérence qui organise les sociétés de la tradition ou de la raison. Il me semble ainsi difficile de la situer dans les concepts dualistes produits jusqu'alors par les chercheurs issus du monde moderne, parmi lesquels ceux qui participent à l'élaboration des théories en sciences sociales comme individualistes/holistes, civilisés/non-civilisés, chaudes/froides etc. En fonction de ces considérations, il nous semble que l'emploi de concepts et de catégories " natifs " s'impose dans l'étude de la société brésilienne comme des instruments d'analyse essentiels.

Pour cette raison, nous proposons de développer cette étude sous un double registre. Le premier est le " contour anthropologique " proposé par l'anthropologie politique à travers l'approche dynamiste telle quelle a été conçue par Balandier. Le deuxième concerne l'institution imaginaire qui, selon Castoriadis, attribue des significations aux symboles, agissant en tant qu'organisateur des actions humaines.