2. Le contour anthropologique et les significations imaginaires instituées

Le recours anthropologique, premier registre sous lequel nous réalisons cette étude, s'impose dans l'étude du politique lorsque nous cherchons à designer les aspects actuels d'une société ou d'une culture sur lesquels le langage commun n'a pas d'accès. Tels aspects peuvent s'expliquer à partir d'une matrice unique, mais concentrent leur attention sur un espace relationnel et par conséquent, communicationnel, qui présente une codification propre. C'est à partir de cette codification que les formes symboliques se présentent, et nous renvoient à la relation imaginaire existante à l'intérieur de cette société. Cette relation qui se constitue également entre elle et le monde qui l'entoure. En d'autres termes, cette discipline nous fournit des instruments spécifiques pour l'étude d'une société lorsqu'il est question d'interpréter les productions de l'imaginaire contemporain. Elle nous aide enfin à comprendre les modes de contrôle social qui s'effectuent par l'imbrication du pouvoir avec le sacré, engendrés par les mythes qui les composent.

En suggérant que les sociétés sont rarement ce qu'elles semblent ou prétendent être, l'anthropologie politique propose l'appréhension de deux niveaux d'organisation qui se manifestent dans leur composition : l'un, superficiel, présentant les structures officielles créées par les détenteurs du pouvoir politique et un autre profond garantissant l'accès aux relations sociales réelles qui fondent ces structures. L'approche dynamiste, caractérisée principalement par l'appréhension des incompatibilités, des contradictions, des tensions et du mouvement inhérent à toute société au détriment de ce qui se présente comme équilibre, nous permettra de distinguer les conflits qui se manifestent par les pratiques sociales fondamentales et déterminantes, en décalage avec l'apparente réalité sociale, stable et susceptible d'une interprétation faussée. Nous essaierons de saisir dans les pratiques sociales, les continuités des valeurs fondatrices en conflit avec les discontinuités introduites par son histoire.

Considérant, avec Castoriadis (1975), que c'est à travers le faire social que se manifestent les sens constitutifs d'une société, nous avons délimité dans le temps une action sociale transformée en moment unique d'observation et qui constituera notre objet d'étude.

Nous évoquons une élection présidentielle, croyant que l'analyse de ce moment nous permettra d'introduire la question de la légitimité politique. Les éléments qui fournissent la légitimité à un candidat plutôt qu'à un autre seront utilisés dans la tentative de montrer comment la société brésilienne définit et élabore son image du monde. Nous essaierons de comprendre comment l'Etat, qui incarne la domination légitime sous des formes historiquement diverses, acquiert cette légitimation. Nous pensons que dans le choix du vote se trouvent mélangés les valeurs qui orientent la culture d'une société donnée.

Cette manière de présenter notre objet interpelle la sociologie de la domination construite par Max Weber (1922). Selon cet auteur, la relation de domination nécessite un minimum de volonté d'obéissance qui va au-delà de ce que l'association des intérêts matériaux ou rationnels pourrait expliquer. Elle aurait pour fondement la croyance en la légitimité de cette relation. Il considère que ceux qui cherchent la domination essaient de l'éveiller et de la maintenir. Ainsi, Weber procède à la construction d'un système combinatoire fondé dans un ensemble limité de types fondamentaux, susceptibles d'orienter les actions sociales. Par la construction de cette typologie, Weber cherche à rendre compte de la multiplicité de la réalité sociale qui entoure une tension circulaire entre les personnes qui cherchent la domination et les individus qui croient dans la légitimité de celles qui la cherchent. Les modes d'action sociale sont ensuite mis en parallèle avec les types de légitimité qui garantissent un ordre déterminé, fondé celui-ci en fonction de la tradition, de la croyance d'un ordre affectif, de la croyance rationnelle par rapport à une valeur et enfin la légitimité considérée comme légale.

Pour Dick Kaesler (1996), Weber a voulu par cette typologie introduire la catégorie de relation sociale comme étant " le comportement de plusieurs personnes, qui, quant à son sens, s'ajuste en fonction des actions réciproques des unes et des autres et qui s'oriente en conséquence " 9 .

Concernant cette relation de réciprocité, Paul Ricoeur ajoute, à son tour, une question à l'interaction en jeu dans cette relation. Elle fait référence à ce qui se place entre la prétention à la légitimité et la croyance en cette légitimité, que nous considérons comme un point fondamental. Cet auteur, soutenant que nous ne pouvons pas parler d'un ordre qui se limite à être accompli sans revendiquer une légitimité, introduit le concept d'idéologie que selon lui Weber ne traite pas spécifiquement dans son texte. Pour Ricoeur, l'idéologie se situe dans un hiatus entre la prétention à la légitimité d'un système d'autorité et la croyance de la part de ceux qui l'attribuent. C'est cet hiatus qui fait le lien de sustentation de tout un système d'autorité car la prétention à la légitimité de la structure exige une croyance qui lui corresponde.

Dans cette même logique, Castoriadis fournit une contribution au modèle interprétatif de Weber en introduisant la composante imaginaire. Lorsque Weber présente sa typologie du système de croyance et prétention à la légitimité, Ricoeur y ajoute la notion suivante : " un processus idéologique sur lequel nous asseyons notre propre motivation par rapport au pouvoir " 10 . Castoriadis l'élargit à tous les autres niveaux de la vie sociale en le dissociant du domaine proprement politique. Quand cet auteur réfléchit sur la sociologie wébérienne, il s'intéresse surtout aux actions émotionnelles et traditionnelles que Weber lui-même considère non-rationnelles. Il se demande pourquoi et comment la majorité des individus dans la grande partie de leurs actes agissent simplement parce qu'ils sont habitués à agir de telle ou telle manière, et pose la question de quand ces habitudes ou traditions ont été instaurées. Pour lui, nous ne vivrions pas dans un monde tel que le nôtre si tout ce que nous faisions était intelligible.

Ainsi, il considère la pensée de Weber égologique car si le sens y existe, c'est parce qu'il existe un sujet (un ego) qui l'a construit. Ce qui conduit l'analyse en deux directions dont les conséquences sont, pour Castoriadis, intenables. Il pense que si l'essentiel du comportement individuel était rationnel, nous ferions toujours référence à une logique. Dans ce cas, s'il existe un conflit, c'est un conflit entre deux logiques. En outre, si nous considérons l'individu en sa plénitude et sa capacité de rationalité mais aussi avec ses passions, affects, etc., la nature humaine paraîtrait identique partout et depuis toujours. Dans ce cas, il demande comment et pourquoi ont été produites tellement de sociétés différentes.

Nous croyons, avec Castoriadis, que pour comprendre les comportements individuels il faut les situer dans le domaine social-historique, constitué des activités des individus qui incarnent la société où ils vivent et où tout ce qui s'y présente est indissociablement tissé par des symboles. Les actes réels, individuels ou collectifs ne sont pas des symboles, mais ils sont impossibles à l'extérieur d'un réseau symbolique. Selon lui, les symboles se trouvent dans les institutions sociales qui constituent, chacune, un réseau. De ce fait, nous pouvons estimer que les institutions n'existent socialement qu'en tant que systèmes symboliques sanctionnés qui attribuent des significations aux symboles, et les fait valoir comme tels. Ceux-ci seront ensuite plus ou moins renforcés par la société. C'est à travers la socialisation que les individus acquièrent l'accès à l'univers des significations imaginaires sociales. Dans ce processus, le social-historique devient un univers de significations soutenu par des formes instituées qui pénètrent profondément dans le psychisme humain, modelant la quasi-totalité de ses manifestations assignables. Ainsi, les relations sociales sont aussi instituées. La société constitue son symbolisme dans un lien avec le naturel et l'historique, créant des relations entre signifiants et signifiés.

Or, de ce fait, nous considérons que si le sens dont nous parle Weber oriente le comportement de plusieurs personnes et s'ajuste en fonction des actions réciproques d'autres, c'est parce que les uns et les autres sont le produit d'un même imaginaire instituée par le social-historique, le fait historique représentant la source de ce qui s'offre comme étant indiscutable (le quand, l'où et le comment).

Pour Castoriadis, tout symbole possède une composante imaginaire qui n'est pas l'image de ou une représentation crée à partir de l'image d'un miroir ou l'image dans le regard de l'autre. Mais il constitue le miroir lui-même, c'est une création constante et essentiellement indéterminée de figure, formes, images, à partir desquels seulement quelque chose peut " être " . Dans ces conditions, la réalité et la rationalité en sont ses oeuvres.

Pour cette raison, nous considérons que les théories de Castoriadis sont convergentes à celles de Ricoeur, car l'imaginaire se situerait dans ce que ce dernier appelle l'hiatus. Il fait référence à l'espace existant entre la prétention et la croyance en la légitimité. Cependant, pour Castoriadis l'imaginaire répondrait également pour toutes les formes liées non seulement au pouvoir politique, mais se reproduisent dans d'autres niveaux de l'organisation sociale. Ainsi, obéissant à un même imaginaire social-historiquement institué, toutes les formes de dominations définies par Weber interagissent et constituent une explication unique. En d'autres mots : si le caractère charismatique est attribué à une personne parce qu'elle représente un modèle exemplaire, cela veut dire que ce modèle correspond au caractère traditionnel de son image, correspondant à un " comment doit être ". Cette image pré-définie nous suggère que dans un moment de l'histoire d'une société déterminée, cette idée a fait son apparition. Ce que conduit au caractère rationnel de sa légitimité fondée sur sa légalité. Or, si une personne correspond à un " comment doit être " pour occuper une telle position parce qu'elle possède une image exemplaire en fonction d'une telle tradition, elle est légalement mise à la place sa légitimité lui a permis d'accéder, soit par le vote soit par ses équivalents.

Partant de ces considérations, nous revenons aux théories philosophiques de Castoriadis. Nous croyons qu'elles nous aideront à entrer dans le monde de significations imaginaires qui agissent en tant que sens organisateur du comportement humain et, par conséquent, des relations sociales, dans la tentative de nous introduire dans ce qui se cache derrière les apparences. Nous essaierons de démontrer par l'acte de voter, que l'espace où s'effectue l'articulation entre la prétention et la croyance en la légitimité obéit à un même et unique système de valeurs, à travers lequel la société s'organise et se pense. Nous cherchons, ainsi, à montrer le décalage entre la société brésilienne officielle et la pratique de ses agents sociaux.

Notes
9.

Kasler D., Max Weber - sa vie, son œuvre, son influence, Paris, Fayard, 1996 : 179.

10.

Ricoeur P., Ideologia e utopia, Rio de Janeiro, Edições 70, 1986.