Chapitre II
Démocratie brésilienne : modernisant une domination

1. Démocratie sans autonomie : le dilemme d'un modèle

Dans une visite officielle en France au mois de mai 1996, le président Cardoso a prononcé plusieurs discours dans lesquels il confirmait aux auditeurs que le Brésil est aujourd'hui un pays démocratique. Dans sept de ses discours, neuf fois le thème de la démocratie a été abordé.

Le fait que le président Cardoso présente avec une certaine insistance le Brésil comme étant un pays démocratique nous paraît significatif et représente l'un des axes de notre étude. Des propos tenus, non seulement dans ses voyages officiels mais aussi devant la société brésilienne elle-même, tels que : " un Brésil démocratique et libre, qui a su comprendre que sa participation dans un monde de plus en plus compétitif et intégré " 11 , nous aideront à montrer que les détenteurs au pouvoir dans ce pays pratiquent la stratégie qui, selon Georges Balandier (1971), consiste dans la construction d'une société officielle par les gouvernants d'un système politique déterminé, en utilisant les normes et les règles avec lesquelles ils dirigent le pays en leur bénéfice propre, mais qui présente un grand décalage par rapport à la société qui se manifeste dans les pratiques de ses agents sociaux.

Comme l'a dit Cardoso lui-même, le besoin de construire cette société officielle surgit d'une façon plus pressante de nos jours en conséquence des échanges internationaux que divers pays entretiennent entre eux dans ce nouvel ordre mondial. Or, l'ère de la globalisation apparaît comme une évidence dans cette idéologie mondialement dominante.

Nous avons assisté, à la fin de la guerre froide, à l'inauguration d'un nouvel âge dans les relations internationales, représenté par la victoire de la démocratie libérale sur le totalitarisme social, entraînant avec elle, " la démocratisation des régimes d'Europe Centrale " 12 . Ce système politique devrait, comme l'ironise Bertrand Badie, " étendre ses bénéfices sur toute la planète " 13 .

Il nous semble que la démocratie est alors devenue un modèle universel, le système politique par excellence dans ce nouvel ordre mondial selon l'orientation des organisations supranationales mises en marche depuis (FMI, OMC, OCDE, etc.), qui se sont attribués le rôle d'arbitre dans les conflits internationaux, transformant la démocratie en modèle moral de gouvernement. Le Fond Monétaire International s'est octroyé le droit d'intervenir dans la politique économique intérieure de divers pays, à un tel point que la démocratie est souvent associée au capitalisme, comme si l'un allait systématiquement de pair avec l'autre.

C'est pour cette raison que, partant de ce contexte international, nous pensons que les détenteurs du pouvoir dans certains pays en développement, construisent artificiellement une société officielle par le renouvellement de ses institutions et organismes officiels, cherchant à se présenter à l'intérieur comme à l'extérieur de leur frontières comme étant en accord avec les modèles universaux en vogue. Ce modèle, dans la réalité, masquerait la réconciliation de pratiques exercées par des représentants des anciennes structures à celles d'un Etat moderne. Nous jugeons qu'ils y trouveraient une nouvelle forme de domination qui garantit l'ordre social et politique intérieurement, leur permettant, simultanément, leur introduction dans le rang des pays " occidentaux " .

Cependant, nous estimons, avec Balandier, que les détenteurs du pouvoir agissent en organisant d'une manière spectaculaire des images par la mise en scène de croyances partagées. Et de ce fait, ils créent les éléments qui confirmeront leur légitimité et engendrent l'adhésion de la grande majorité de la société renouvelant leur accès au pouvoir.

Cependant, cette mise en scène ne consiste pas dans une action extérieure à ceux qui la pratiquent. Tout un symbolisme social justifie cet ordre social et politique car la mise en scène effectuée par les détenteurs du pouvoir est constitué de rites qui actualisent des mythes fondateurs. Dans la construction des rituels contemporains, ils obéissent à la logique imaginaire de son sens inaugural, ce qu'explique son caractère consensuel. Nous estimons que c'est pour cette raison que les détenteurs du pouvoir emportent l'adhésion ou l'acceptation d'une grande partie des membres de société. En d'autres mot, nous pensons que cette mise en scène renforce les éléments qui remplissent l'hiatus entre la prétention et la croyance en la légitimation, et, en outre, elle oriente l'action parallèlement de ceux qui cherchent la légitimité et de ceux qui l'attribuent.

Ces considérations nous introduisent dans les débats sur la démocratie au Brésil. Nous ne cherchons pas, ici, à prendre comme référence analytique des modèles de démocratie perçus comme idéaux. Dans la perspective où cette étude s'inscrit, nous proposons, au contraire, une discussion autour des valeurs qui fondent le concept de démocratie qui, selon Alexis Nouss (1995), sont typiquement modernes. Selon lui, le fait que cette notion reçoive des définitions diverses et est critique à son propre regard, constitue son essence même qui permet par conséquent son évolution. Vu par cette perspective, la démocratie peut être le résultat des diverses fluctuations historiques qui les reflètent, pouvant de surcroît être sujette à d'autres types de coloration idéologique.

Il nous paraît assez fréquent de retrouver dans des annuaires ou dans les discours de certains historiens brésiliens, comme Luiz Felipe d'Alencastro, que la démocratie est instaurée et consolidée au Brésil. Cette manière de voir ce pays ou la manière dont Cardoso lui-même le présente nous emmène à suggérer deux considérations qui interagissent.

La première consiste à proposer que l'idée d'un régime démocratique consolidé efface son aspect essentiel, à savoir que la démocratie ne doit pas être prise pour consolidée car elle doit susciter le débat constamment dans un état de construction permanente puisque c'est l'auto-réflexion qui la nourrit et la fait évoluer.

La deuxième a un rapport avec la conception de démocratie proposée par les gouvernants aux citoyens brésiliens. Or, c'est surtout son aspect représentatif au détriment du participatif qui est mis en valeur comme nous avons pu le constater pendant la campagne électorale de 1998.

Bertrand Badie (1995) avait déjà attiré notre attention sur ce phénomène, car il le considère comme un événement qui atteint surtout le Tiers Monde, engendrant une confusion de ce que l'on cherche à faire comprendre pour démocratie. Selon lui, elle est perçue dans nombre de pays comme le régime où l'on élit ses représentants.

Nous aimerions proposer ici que la manière dont nous avons perçu la campagne électorale 1998 nous semble confirmer cette conception de la part des institutions engagées dans ce processus. Toute une campagne d'information parallèle à la campagne des partis disait : " Vous avez voté et avez rendu la démocratie plus forte " ou " Votez et soyez le bienvenu à la démocratie. " Partant de l'observation de ces slogans, nous suggérons que les détenteurs du pouvoir au Brésil, incarnés en cette période électorale par le Tribunal Supérieur Electoral, présentent la démocratie en tant que technique de gouvernement représentatif sans aucune au détriment des aspects participatifs que ce concept incorpore en lui. Ils présentent leur propre conception de démocratie en cherchant à induire les électeurs à accepter l'idée que l'acte de voter enferme en soi tout un concept.

Nous estimons que cette manière de mener la campagne constitue la stratégie que leur permet de maintenir leur position au pouvoir car, par ce processus, ils éloignent l'un des jalons fondamentaux d'une démocratie, à savoir la doxa, l'opinion, la confrontation des diverses idées pour la formulation des institutions communes à tous, y compris pour le choix des gouvernants. Parallèlement ils présentent une image conforme aux normes dictées par les pays " occidentaux " qui leur permettraient de revendiquer leur inclusion dans le nouvel ordre mondial.

Comme nous tenterons montrer, depuis la campagne pour l'instauration des élections directes pour la présidence de la République, période considéré par l'historiographie officielle comme " la transition démocratique ", les mobilisations politiques se sont progressivement effacées, y compris au moment des élections. Ceci nous semble un paradoxe car cette croissante indifférence envers le politique a lieu au moment où le régime démocratique devrait imprégner toute la société de ses valeurs fondamentales, par l'action des individus conscients et libres. C'est pour cette raison que nous pensons que la démocratie se trouve dans ce pays, dans ce que Alexis Nouss (1995) appelle la " logique du vide ", c'est à dire absente de son sens.

Si nous examinons l'historicité de ce qu'entoure cette notion, nous constatons que la naissance de la modernité démocratique au XVIII siècle consiste précisément dans la naissance du politique non plus conçu comme un fonctionnement institutionnel, mais comme une catégorie de la pensée ou de l'action. Depuis, le pouvoir n'est plus garanti par une instance naturelle ou transcendante, mais par la loi qui appartient à tous et à personne, garantissant ainsi l'égalité de ceux qui composent un système social donné. L'individu, qui n'avait que des devoirs, reçoit des droits, et se place au centre de la société.

Du point de vu politique, la modernité constitue l'apparition du processus démocratique et se caractérise fondamentalement par l'établissement d'une conscience politique et d'une instance de réflexion permettant à la société de la redéfinir en permanence devant l'émergence de nouvelles situations historiques.

Comme illustration historique, les révolutions française et américaine montrent que les principes démocratiques ont rompu des traditions et ont établi un nouveau système de valeurs, donnant aux individus la possibilité d'action. Ceux-ci seraient investis de ce que Castoriadis (1975) décrit comme auto-institution, c'est à dire d'autonomie. Selon lui, un individu investi d'autonomie est celui dont les opinions sont orientées par sa propre loi et non par la loi des autres. Ces dernières seraient instituées par le social-historique, elles représentent les significations imaginaires dont l'individu est l'objet. Les lois qui orientent un individu non-autonome sont exercées par ce qu'il y a autour de lui. Tous les discours qui ne sont pas le sien qui dominent l'individu non-autonome sont liés à l'imaginaire. Cependant, l'autonomie n'est pas l'élimination totale du discours des autres car les discours du propre individu existe en fonction du discours des autres, à travers un dialogue qui participe à la construction d'une instance réflexive et délibérative qui libère l'imagination radicale comme source de création. Là, l'individu existe à partir d'un choix qui n'a pas été dicté d'avance par les lois extérieures à l'individu, mais qui a été fondé sur sa propre opinion.

Nous retrouvons ici le concept de liberté qui constitue avec l'égalité et la fraternité, la devise républicaine issue de la Révolution Française. Selon Kant (1988), la liberté enferme en soi l'exigence d'une autonomie absolue. Son opposé serait lorsque l'imaginaire s'autonomise, gagne une vie propre et s'attribue la fonction de définir pour le sujet la réalité. Dans ce cas, la volonté se trouve soumise aux inclinations de la sensibilité.

Partant de ces considérations, nous revenons au concept de démocratie que nous estimons ici dans la possibilité de recherche de nouveaux modèles d'organisation politique qui prenne en compte les particularités culturelles présentes dans chaque système social. Ceci constituerait la preuve de la modernité de la pensée démocratique, fondée sur des choix résultants des débats qui font émerger une opinion commune aux membres d'une société déterminée. En d'autres mots, il nous paraît que tant que ce régime est conçu selon les définitions imposées du haut vers le bas, de l'extérieur vers l'intérieur, son instauration en tant que régime dynamisateur des relations sociales devient fictive car, dans la pratique, elle est tout simplement acceptée par une majorité d'individus. Une telle affirmation s'appuie sur le discours de nos informateurs. Nous nous sommes aperçu que certains ne voient même pas les liens existants entre la politique institutionnelle et leurs vies quotidiennes.

Néanmoins, Castoriadis (1975) affirme que pour qu'une telle prise de conscience ait lieu, il faut qu'une profonde auto-altération advienne dans le domaine social-historique. Selon lui, c'est seulement une rupture dans le social-historique qui viendrait abolir les structures établies et il pourrait alors être question d'un ordre social moderne. Ce serait seulement à partir d'une mise en cause des institutions environnantes que les individus d'une telle société trouveraient la possibilité de découvrir en eux-mêmes et dans ce qui l'entoure, les ressources psychiques pour dire que les lois qui les régissent ne sont pas justes.

Pour cette raison, nous revenons au contexte historique brésilien dans la tentative de vérifier de quelle manière s'est installé, dans ce pays, un régime démocratique et pour mieux comprendre les formes que ce régime y présente.

Notes
11.

Discours prononcé lors d'une visite officielle du chef de l'Etat en France en mai 1996 in document publié par l'Ambassade du Brésil à Paris.

12.

Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, mai 2000.

13.

Revue Croissance, n° 382, mai 1995 : 40.