Chapitre III
Le fait historique comme structurant originaire : atténuant ou aggravant ?

1. Les relations sociales instituantes des significations imaginaires dominantes

Pour Claude Rivière (1988), les variations historiques sur l'adhésion aux rites nous emmènent à penser qu'il n'existe pas de consubstantialité entre religion et société, mais que les véritables invariantes sont au niveau affectif, la religiosité, et au niveau mental, la notion de sacré, référée comme une transcendance à laquelle différents peuples attribuent des contenus idéologiques divers.

Nous essaierons de montrer, ici, qu'au Brésil, le pouvoir politique instauré incarne cet aspect sacré dont Rivière nous propose l'exemple, à savoir, qu'il est représenté par des puissances supérieures mythifiées qui appartiennent au domaine de l'indiscutable institué, fournissant les raisons invisibles de l'ordre social et politique.

C'est Mircea Eliade (1965) qui nous aidera à développer les notions de sacré et de mythe. Partant de ces notions, nous tenterons de comprendre comment l'imaginaire institué attribue à l'ordre social son aspect sacré ainsi comme à travers de quelle puissance supérieure mythifiée il est représenté.

Sur la notion de mythe, Eliade affirme qu'il raconte une histoire sacrée, un événement primordial ayant eu lieu au début des temps. Pour ce qui concerne l'histoire du Brésil, tout commence en Europe, lorsque les Ibériques décident après la reconquête de leur territoire occupé par les Arabes, de partir à la conquête d'autres terres à la recherche de richesses. Ce fut ainsi qu'en 1500, Pedro Alvares Cabral a atteint la côte brésilienne.

Pendant les trois premières décennies, ce territoire ne fut que l'objet d'une activité de surveillance exercée par des petites flottes portugaises, garantissant l'exploitation du bois-brésil. C'est en 1530 que le Portugal a commencé à s'intéresser aux nouvelles terres, surtout après la mort du roi D. João III. Son successeur D. João IV envoya une expédition dès cette année-là pour occuper les terres. Là, une population nomade et dispersée aurait contrarié les projets de commerce envisagés par la couronne, obligeant l'occupation et l'exploitation des richesses découvertes au bénéfice de la métropole. Pour ce faire, il fallait envoyer des hommes à ces terres inconnues, en leur offrant des raisons valables qui puissent éveiller leur intérêt. L'appât fut le prestige : on offrait des terres à des hommes issus de la petite noblesse ou bien on anoblit des non-nobles par une législation de circonstances. La couronne leur offrait donc des pouvoirs et des privilèges.

Le territoire fut divisé en immenses morceaux de terres ayant, chacun, un capitaine auquel le roi concédait des pouvoirs militaires et administratifs importants. Dans le document qui officialise ces pouvoirs, il est inscrit un droit qui constituera par la suite la première institution sociale de la colonie, à savoir, le droit de transformer les autochtones en esclaves. Comme l'a bien rappelé Ribeiro (1995), le processus civilisateur au Brésil sera effectué par la sujétion des indigènes par l'autorité portugaise, progressivement remplacé par la main-d'œuvre noire importée d'Afrique. Selon Teixeira da Silva (1997), le manque de main-d'œuvre trouve sa solution dans l'esclavagisme, pratique qui se poursuivra pendant plus de 300 ans.

Or, avec toutes les difficultés matérielles et financières d'exploitation des terres, il a été permis aux capitaines de concéder des morceaux de terre à des entrepreneurs capitalistes, dans l'objectif de pratiquer une monoculture dans les règles du mercantilisme exercée par la métropole. Celle-ci gardait le droit du monopole commercial avec la colonie et recevait un cinquième des matières-premières extraites du sol brésilien. Ces morceaux de terres deviendraient des grandes propriétés autosuffisantes, transformées en unités de production, de vie sociale et de pouvoir car, outre la culture d'exportation, elles possédaient une agriculture de subsistance, des chapelles et des écoles. Le pouvoir intérieur des propriétaires terriens ne cessait de croître.

Selon la législation de l'époque, ces terres étaient distribuées gratuitement mais le demandeur devait prouver qu'il avait les conditions matérielles pour cultiver la terre, par la possession d'esclaves et d'animaux, ce qui représentait son investissement initial. De condition première pour l'exploitation de terres, la possession d'esclaves est devenue la principale marque de prestige dans cette colonie :

‘"… avoir ou ne pas avoir d'esclaves était la question fondamentale. Celui qui n'en avait aucun, même s'il possédait une grande extension de terres, n'avait rien. Le prestige du seigneur était mesuré par une seule unité : l'esclave. " 18

L'importance de cet " instrument de production " peut aussi être confirmée par le fait que beaucoup de propriétaires d'immenses et fertiles terres vivaient dans la pauvreté car ils n'avaient pas assez d'esclaves pour les cultiver.

Cependant, l'esclavage n'était pas le seul moyen de production au Brésil colonial, même s'il en était le plus important. Selon Cardoso (1997), pendant cette période, le travail obligatoire surgissait comme une catégorie plus généralisée même pour les travailleurs libres, engendré par une " forte subordination sociale de ceux qui n'avaient pas de conditions économiques ou politiques pour devenir propriétaire " 19 .

Des dispositifs légaux autorisaient le travail forcé d'une grande partie de la population par des religieux, des colons et par le gouvernement lui-même. Le système de stratification sociale est devenu un important instrument de justification idéologique du travail forcé et de perpétuation de l'ordre social en vigueur. Il interdisait l'accès des indiens, des noirs, des métis et des blancs pauvres à des professions non-manuels, ainsi qu'à tous les droits sociaux. Nous constatons donc que les relations sociales fondatrices de la société elle-même se caractérisait par la domination et l'exclusion des classes subalternes.

Ainsi, nous croyons que par le travail esclave ou par les différentes formes de travail obligatoire existants dans cette période, c'est sous la forme de domination coercitive et symbolique que les relations sociales se sont manifestées au moment de la création de la nation. Par la suite, elles se sont institutionnalisées. Pour cette raison, nous proposons que les relations sociales, formées par une minorité d'entrepreneurs capitalistes et une majorité de main-d'œuvre servile, et qui sont fondées sur la domination, constituent l'institution imaginaire originaire des significations opérantes, constituant, de surcroît, la genèse du sens imaginaire social brésilien, organisateur de la société.

Ce mode de relation perçu comme typiquement rural accompagne l'apparition d'un réseau urbain et la création des villes. Comme affirme Fernandes (1981), cette portion de seigneurs ruraux ‘" a sécularisé ses idées, ses conceptions politiques et ses aspirations sociales et, en même temps, a urbanisé, selon les normes cosmopolites d'alors, son style de vie "’ 20 , instituant et diffusant un modèle de comportement. Ce comportement se caractérisait principalement par une autorité sans aucune contestation. Cette idée est également confirmée par Sérgio Buarque de Holanda :

‘" L'un des effets de l'improvisation presque forcée d'une espèce de bourgeoisie urbaine au Brésil se trouve dans certaines attitudes particulières, jusqu'alors, au patriciat rural aussitôt devenu communes à toutes les classes comme norme d'idéal et de conduite (…) la mentalité des maîtres a envahi les villes et a conquis toutes les professions, sans exclure les plus modestes. " 21

Or, même si nous venons de parler de la création de villes par l'implantation d'un réseau urbain, à la veille de son indépendance vis-à-vis du Portugal, le Brésil était structurellement une société coloniale. Moins de la moitié de la population était libre, les taux de fécondité et de mortalité étaient très élevés et ses caractéristiques occupationnelles étaient marquées par un peuplement diffus, formé par des îlots de concentration de la population éloignés les uns des autres. Cette colonie ne présentait aucune uniformité. L'autosuffisance de chaque unité de production a transformé, selon Fernandes, la grande propriété dans un espace d'action indépendant et isolé, gérant un pouvoir de commandement qui divisait et séparait des égaux. Pour cette raison, ils étaient indifférents les uns envers les autres, voire, parfois, belliqueux entre eux.

Cet immense territoire, à la veille de son autonomie, était amorphe. Cette colonie était un chaos. C'est pour ces raisons là que nous suggérons que ce fut seulement avec la proclamation de l'indépendance du Brésil le 7 septembre 1822 et son héroïque Cri de l'Ipiranga que cet espace étrange acquérait des contours, transformant le néant en réalité. Cet événement fournit un sens à cet espace chaotique que nous croyons, avec Eliade, avoir fait de ce monde-là " notre monde ". Le Prince Pedro I fait irruption dans l'histoire comme le héros civilisateur, opérant la coupure qui, selon Eliade, transforme un espace sans structure et sans forme en un espace " cosmisé ", c'est à dire, habité et organisé. C'est cette coupure qui distingue un espace fortement significatif d'un espace sans consistance. C'est cet événement qui va créer un centre à partir duquel ce monde deviendra notre monde, constituant le point de rupture responsable par le passage d'un espace chaotique vers un espace sacré, créant le réel par excellence.

Notes
18.

Sodré N.W., Formação histórica do Brasil, Rio de Janeiro, Bertrand Brasil, 1990 : 71.

19.

Cardoso C.F.S., História Geral do Brasil, Rio de Janeiro, Editora Campus, 1997 : 86.

20.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar, 1981 : 27.

21.

Buarque de Holande S., Raízes do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1936 : 85 et 87.