2. Le mythe de l'ordre primordial : le " Cri de l'Ipiranga " , structurant l'ordre social et politique brésilien

Nous pensons que le Cri de l'Ipiranga représente la rupture du niveau chaotique " cosmisant " l'espace amorphe et vide de sens de la colonie. Nous suggérons que c'est à travers la force symbolique de cet événement historique que le brésil est devenu le Brésil.

Selon Cardoso et Monteiro (1997), le processus d'autonomie politique brésilien a eu lieu alors que plusieurs mouvements séparatistes républicains s'étalaient sur le territoire de la colonie portugaise, provoquant également l'indépendance dans les anciennes colonies espagnoles et françaises du Nouveau Monde. La peur de la désagrégation du territoire sous domination portugaise a fait que les groupes dominants qui s'y étaient établies ont cherché une solution qui puisse calmer les désirs séparatistes de certains groupes à l'intérieur du pays, sans les destituer des privilèges acquis depuis leur instauration. En même temps, ils devaient répondre aux impositions de caractère réactionnaire venues de la classe dirigeante métropolitaine qui craignaient la perte de la colonie. En d'autres termes, les groupes dominants " natifs " devaient lutter extérieurement pour le maintien d'une certaine autonomie acquise lors de l'installation de la famille royale dans la colonie (en 1808) et, à l'intérieur, contre les projets plus radicaux d'indépendance, parmi lesquels, le projet républicain passible d'une division territoriale.

Ainsi, malgré les divergences existantes dans les différentes catégories qui composaient les groupes dominants " brésiliens ", l'idée d'autonomie politique s'imposait comme la solution. La figure du Prince apparaissait comme un joker, dû à sa force symbolique, capable d'obtenir l'autonomie politique et de garantir, en même temps, l'intégralité du territoire et, par conséquent, les privilèges des groupes dominants.

La nation brésilienne naît, ainsi, ambiguë : indépendance, oui, république, non. Elle remplit deux fonctions principales qui permettait à la fois la continuation de la dynastie portugaise du colonisateur, représentant le maintien de l'ordre établi et l'élimination de la métropole dans son rôle d'intermédiaire dans le commerce extérieur.

Ensuite, il a fallu créer un ensemble de symboles pour fonder la légitimité du Prince. Selon Ribeiro (1990), le besoin de figures emblématiques inhérentes à toute nation en train de se constituer acquiert une plus grande importance au Brésil car ses dirigeants devaient, en plus de légitimer leur position, avoir la reconnaissance du peuple qui n'avait pas participé à cet événement. La construction de ces symboles autour du Prince commencerait avant la proclamation d'indépendance, lorsque Pedro I reçut le titre de Défenseur Perpétuel du Brésil, mais son apogée eut lieu avec le Cri de l'Ipiranga. Le 7 septembre 1822, aux rives du fleuve Ipiranga, Pedro I défie le roi du Portugal, son père, en criant l'" indépendance ou la mort " (voir illustration page 56).

C'est ainsi que surgit la seule monarchie qui n'ait jamais existé au Nouveau Monde. Lors de son investiture, le Prince reçoit des symboles s'attribuant l'aspect transcendant qui le plaçait au-dessus des simples citoyens. Dans la somptueuse cérémonie de couronnement de l'Empereur, Pedro I reçoit l'onction octroyée aux princes bibliques comme Salomon. A travers cette cérémonie, il lui est attribué des pouvoirs perçus comme un don de Dieu. Selon la tradition, l'onction avait pour fonction de transformer un homme (ou objet) profane en sacré, aspect qui serait renforcé par les objets qui composent les insignes impériaux : l'épée pour la défense de l'Eglise à travers l'Empereur, la couronne qui exprime un symbolisme cosmique, le sceptre dont la verticalité symbolise la supériorité de l'homme établie chef et le pouvoir transcendant qui lui a été attribué (voir illlustration page 56).

Pour tous ces éléments, nous proposons que l'ensemble de représentations symboliques fondatrices de la nation constituent la narration historique qui crée le mythe fondateur d'un ordre qui proclame l'apparition d'une nouvelle situation cosmique, lorsque le héros civilisateur, Pedro I, fonde le temps existentiel de la nation brésilienne. Le 7 septembre est fêté au Brésil comme le jour de la Patrie, la plus importante commémoration officielle nationale. Elle célèbre la naissance d'une nation.

Avec l'indépendance ainsi que l'établissement d'une constitution, la création de symboles non seulement liés à l'Empereur mais associés à la nation comme le drapeau et l'hymne, cet immense territoire amorphe et vide de sens se revêtira d'un contenu significatif propre, acquérant des nouveaux contours. Le Cri de l'Ipiranga constitue un point fixe qui orientera les futures pratiques socio-politiques dans l'homogénéité chaotique de la période coloniale. Révélant un espace sacré, cet événement est le mythe fondateur de la vie politique brésilienne.

Or, si ce sont les produits de la pensée mythique qui nourrissent l'imaginaire, nous pouvons les saisir dans le fait que l'indépendance du Brésil est l'événement historique le plus étudié, comme l'affirme Ribeiro Jr., perçu comme un acte héroïque. Selon une recherche réalisée par Miceli (1997), auprès de 267 lycéens, les qualificatifs qui accompagnent le prince sont la bravoure, l'honnêteté, la bonté, la force, l'intelligence et la responsabilité. Pedro I est le personnage historique le plus représenté dans des objets artistiques et symboliques qui composent l'identité nationale, comme la monnaie brésilienne (voir illustration page 56). Il y est représenté même après la proclamation de la république. Le Cri de l'Ipiranga est irrémédiablement associé à la nation brésilienne comme nous pouvons le constater dans l'hymne national :

‘" Nous avons entendu des rives de l'Ipiranga le cri d'un peuple héroïque, dans cet instant précis, le soleil de la liberté a rayonné au ciel de la patrie. Si le gage de cette égalité nous avons conquis avec des bras guerriers en votre sein, ô liberté, défie notre courage à la mort. Ô patrie aimée, idolâtrée, salve, salve ! Brésil, un rêve intense, un rayon vif d'amour et d'espoir qui descend sur terre, Si dans ton beau ciel rieur et limpide reflet l'image de la croix du sud, montre que tu es géant par nature, tu es beau, fort, colossal. Si ton futur reflet cette grandeur, ô terre adorée, parmi des milliers d'autres tu es, Brésil, la patrie aimée. Des enfants de ce sol tu es la mère docile, patrie aimée, Brésil ! "’

L'historien Murilo de Carvalho (1990), ayant étudié les aspects symboliques des mécanismes autour de l'instauration de la république, raconte qu'il a été très difficile de construire un héros et des symboles à ce nouveau régime. Aucun des personnages historiques républicains n'a surpassé, selon lui, l'importance de Pedro I dans l'imaginaire social dans le rôle de héros national. Pour ce qui concerne l'adoption de l'hymne et du drapeau républicains, ce fut presque impossible de détrôner ceux crées pour la légitimation du gouvernement monarchique. Carvalho affirme que si le drapeau républicain a été accepté, c'est parce qu'il maintenait les couleurs et les formes du drapeau monarchique (voir illustration page 56). Quant à l'hymne national, il n'a pas été modifié encore moins substitué. Suite à une manifestation populaire, il a été déterminé que l'hymne resterait celui qui raconte le Cri de l'Ipiranga.

Nous suggérons donc que la constance de la présence de l'Empereur Pedro I dans les différentes manifestations artistiques et dans les objets qui représentent la nation, ainsi que la force émotive que l'indépendance provoque par la persistance de ses symboles imprégnés dans le drapeau et dans l'hymne, confirment notre croyance qu'aucun effort effectué par les républicains cherchant à construire une symbologie propre à la République n'aurait abouti, car la puissance sacrée qui équivaut à la réalité par excellence était déjà instituée dans l'imaginaire social. Nous pensons que la narration historique de l'avènement de l'indépendance constitue le mythe fondateur qui a institué l'indiscutable et les raisons inconscientes de l'ordre social et politique, consolidant des hiérarchies et justifiant les dominations.