Chapitre IV
Permanence et rupture dans la dynamique sociale brésilienne

1. Les significations imaginaires opérantes : la non-altération des institutions

L'apparition du sacré à travers la symbologie du Cri d'indépendance représente, comme nous l'avons suggéré, la rupture entre le chaos colonial et le cosmos national, instituant le réel par excellence. Ce temps mythique primordial fut celui où une réalité a été créée : l'avènement de la mère patrie. L'existence de la nation brésilienne s'est concrétisée sur les bases d'une structure sociale hiérarchisée sous le pouvoir autoritaire du patriarche, constituée principalement de maîtres qui dominaient des esclaves et des travailleurs libres.

Nous pensons que cette relation qui fonde la société elle-même a instauré la signification opérante qui, selon Castoriadis (1975), transforme une catégorie d'hommes dans une autre catégorie d'hommes. Ces catégories pouvant être assimilables à des animaux ou à des choses, cet ensemble de relations est intériorisé par les unes et par les autres catégories. Elle représente une création imaginaire qui n'a pas besoin d'être explicitée pour exister, qui agit dans la pratique et dans le faire des rapports sociaux de la société brésilienne, indépendamment de son existence dans la conscience collective.

Cependant, dans la dynamique sociale brésilienne, des événements ont provoqué des changements de régime et de gouvernement, tels que l'abolition de l'esclavage, la proclamation de la république et l'instauration d'un régime démocratique.

A ce propos, Castoriadis attire notre attention sur l'usure de l'autorité, pouvant provoquer la non-acceptation des règles héritées d'une génération précédente par l'épuisement graduel des motivations économiques et cela, par conséquent, atténuerait l'ascendance de l'imaginaire institué sur les individus.

Partant de cette réflexion, nous nous sommes demandé : est-ce que les événements historiques ayant eu lieu à posteriori dans la société brésilienne représentent l'usure de l'autorité gouvernementale, atténuant l'ascendance de l'imaginaire institué sur ses membres ?

Or, dans divers moments de l'histoire du Brésil, l'ordre établi a été contesté. Des groupes séparatistes républicains se sont à plusieurs reprises manifestés dans le XIX ; au XIX, parmi les changements importants advenus dans la société, nous soulignons la formation des organismes syndicaux, surtout " le syndicalisme authentique " dans les années 70 qui introduit le travailleur dans la scène politique nationale ; sous la dictature, des guérillas urbaines et rurales ont été organisées dans les années 20 et 60 ; les agriculteurs sans terre créent, dans les années 1980, l'un des plus importants mouvement paysans organisé en Amérique Latine, le Mouvement des Paysans sans Terre, dont l'articulation regroupe des travailleurs ruraux de tout le pays. Cependant, ces importants événements ne doivent cependant pas cacher le fait que depuis la consolidation d'un groupe dominant dans le pays, tous les mouvements insurrectionnels, d'insatisfaction ou de contestation qui ont éclaté sur le territoire ont été fortement réprimés comme un appel à l'ordre. Et ce, encore de nos jours. Selon un rapport rédigé en 1998 par la Commission Pastorale de la Terre, 1.167 travailleurs ruraux ont été assassinés dans les dernières 12 années. Ils ont également enregistré une augmentation des conflits dans les campagnes brésiliennes et de la violence contre les petits agriculteurs. Parmi les mandataires de ces crimes, 86 ont été jugés et seulement 7 ont été condamnés.

Partant de ces réflexions, nous allons commenter des moments où des changements institutionnels ont eu lieu dans le pays, dans la tentative de démontrer que, malgré des modifications importantes et l'introduction des nouveaux acteurs sociaux dans la vie politique brésilienne, la structure sociale maintien ses caractéristiques d'exclusion des couches populaires. En d'autres termes, par une périodisation fournie par divers historiens, nous réfléchirons sur les événements susceptibles d'avoir provoqué des changements structuraux dans la société brésilienne, cherchant une possible rupture dans la vision du monde de ses membres. Nous essaierons de comprendre si l'usure de l'autorité a atténué l'ascendance de l'imaginaire originaire institué sur ses membres ou, au contraire, si par la perpétuation de cette structure d'exclusion un ordre s'est institutionnalisé gardant présent des valeurs fondatrices.

Or, l'apparition de cet ordre social et politique s'est effectué par la consolidation de groupes dominants au pouvoir, dans la première moitié du XIX siècle, lorsqu'ils se sont engagés dans le processus d'indépendance, gérant la nation brésilienne " contre les forces populaires et les éléments radicaux " 22 . Cet événement a été fondamentalement le résultat d'une divergence d'intérêts entre les groupes dominants dans la colonie et les groupes dominants métropolitains.

La formation de ce groupe a eu lieu pour lutter intérieurement contre le risque d'instauration de ce qu'ils considéraient comme une anarchie politique et sociale et pour favoriser extérieurement l'élimination de la métropole dans sa fonction d'intermédiaire entre l'ancienne colonie, productrice et exportatrice de produits agricoles, et les nouvelles puissances européennes, importatrices pour le marché en train de se développer.

L'indépendance du Brésil, malgré son importance symbolique pour la société, a été réalisée sans le peuple, les élites natives cherchaient, au contraire, l'internalisation de leur pouvoir et le renforcement de l'ordre établi pour mieux asseoir leur autorité. Rappelons qu'à la veille de l'indépendance, la société était composée de 3.817.900 habitants, dont seulement 1.887.900 étaient libres et, parmi ces derniers, beaucoup présentaient des conditions de vie et de travail similaires à celles de ceux qui étaient considérés juridiquement esclaves. Les uns et les autres vivant et travaillant sous le joug des seigneurs de terre. L'indépendance y fut proclamée pour éviter la révolte populaire.

Une fois proclamée son autonomie vis-à-vis de la métropole, la nation serait revêtue de tout un apparat monarchique dont les appareils devraient servir les intérêts des segments du groupe dominant qui ont conquis le contrôle de l'administration publique. Ce groupe dominant était composé surtout des barons du café 23 . Cependant, malgré l'homogénéité idéologique du groupe qui dominait économiquement et politiquement le pays, plusieurs conflits d'intérêt interne les ont débilités devant la bureaucratie impériale. Pour cette raison, l'Etat Impérial a cherché une légitimité devant eux pour assumer un rôle de médiateur de leur conflits. Pour ce faire, une réforme électorale a été réalisée cherchant à garantir la représentativité des segments minoritaires qui composaient le groupe dominant. Mais les critères établis limitaient l'électorat à 0,8% de la population libre. Les continuels exclus des prises de décisions importantes. Selon Florestan Fernandes (1981), les couche subalternes de la société civile " servaient de support à la construction d'une société nationale " 24 .

Après l'indépendance et l'instauration de la monarchie au Brésil, ce fut l'abolition de l'esclavagisme l'événement présenté comme changement institutionnel important. Or, le statut acquis avec l'autonomie politique a beaucoup contribué, selon Fragoso et Teixeira da Silva (1990), avec la fin du trafic négrier et des relations sociales de production non-capitalistes. Et ce, malgré une forte résistance des maîtres d'esclaves qui s'identifiaient matérielement et moralement avec leur statut seigneurial. L'adhésion à la fin de la captivité soutenue par des abolitionnistes n'a été acquise que par la garantie fournie aux grands propriétaires des conditions favorables pour la substitution du travail esclave. Cette garantie a été donnée à travers des mesures juridiques qui confirmaient la hiérarchie socio-économique existante y compris par l'officialisation de la répression contre les fuites et rébellions des esclaves qui représentaient une menace à l'ordre établi.

Pour Fernandes (1981), les protagonistes de cet événement " l'ont vidé de toute signification politique et de grandeur humaine " 25 .

C'est ainsi que fut approuvée la Loi du Ventre Libre en 1871 qui libère le fils d'esclave né après cette date ; la Loi des Sexagénaires en 1885 qui libère tout esclave ayant plus de 65 ans et enfin, la Loi Áurea en 1888 qui met une fin juridique à l'esclavage.

Il est important de souligner que la fin juridique et officielle de l'esclavage n'a pas modifié, dans la pratique, les relations sociales de production qui furent remplacées par diverses formes de travail non-salarié. Il subsistait, dans cette société après l'abolition officielle de l'esclavage, les notions de dépendance et de soumission comme mode d'affirmation sociale d'un groupe vers d'autres groupes de personnes.

Ensuite, c'est le changement de régime qui a retenu notre attention. Pour le comprendre, il faut connaître le rôle de l'armée récemment introduit dans la vie politique du pays. Ce fut peu avant l'indépendance du pays, plus précisément pendant l'installation de la famille royale portugaise au Brésil, alors que celle-ci fuyait les troupes de Napoléon. A travers des contrats signés avec d'autres nations européennes, le gouvernement monarchique fournira des subsides pour l'immigration des étrangers, contribuant ainsi à l'apparition d'une classe moyenne dans cette société. C'est dans cette classe que seront recrutées les troupes pour lutter dans la Guerre du Paraguay en 1864, et qui constitueront l'armée brésilienne. Selon Werneck Sodré (1990), intégrer l'armée était le moyen offert aux éléments de classe moyenne pour leur ascension sociale. Un système d'éducation militaire se développe et avec lui le Club Militaire, lieu de rencontre et de discussion qui s'imprégnera du positivisme d'Auguste Comte dont le dogme était en accord avec leurs aspirations. Une fois l'armée établie, la tension entre les détenteurs du pouvoir politique Impérial et les officiels de l'armée de terre ne cesse d'augmenter. Ces derniers, motivés par les idées de progrès de la doctrine adoptée s'allieront avec les segments dominants qui cherchaient les innovations capitalistes dans les nouvelles relations sociales de production, et qui sont en confrontation avec ceux qui restaient ancrés dans la structure coloniale. C'est dans ces circonstances que le Parti Républicain est crée par les exportateurs de café du sud-est du pays. Ses membres, ralliés aux militaires insatisfaits de leur rôle politique, vont destituer l'Empereur et instaurer la République Fédérative du Brésil le 15 novembre 1889. Ils consacrent ainsi les " désirs des segments de l'élite dominante du pays qui, dans le système antérieur n'avaient aucune possibilité d'ascension au pouvoir " 26 .

Cet événement historique a aussi été réalisé sans le peuple. L'avènement de la République au Brésil a été réalisé par des segments des groupes dominants qui désiraient des changements dans la politique économique appliquée par le gouvernement impérial et par des officiels de l'armée insatisfaits, tout cela sans aucune consultation populaire.

Un gouvernement provisoire est alors formé ayant le Maréchal Deodoro da Fonseca à sa tête. La constitution de 1891 instaure le fédéralisme, le présidentialisme et la division des pouvoirs en Exécutif, Législatif et Judiciaires. Les critères de représentativité électorale changent, mais le vote reste encore interdit aux analphabètes qui constituent 85% de la population, ainsi qu'aux femmes, aux militaires sans grade, aux mendiants et aux mineurs de 21 ans. Ce qui veut dire qu'après l'instauration d'une République, seulement 2,2% de la population brésilienne peut voter. Nous pouvons ainsi affirmer que malgré le changement de régime et les modifications socio-économiques advenues, la structure sociale brésilienne maintient les classes subalternes exclues, reproduisant leur rôle de dominés. Les groupes dominants en conflit allaient se recomposer, vérifiant l'affirmation de Sodré (1990) pour qui dans les différentes périodes de l'histoire du pays, beaucoup de divergences ont existé à l'intérieur des groupes sociaux dominants, provoquant des changements de la primauté de certains segments sur d'autres, mais la domination de ces groupes sur tous les autres a été constante et absolue.

Or, une fois la République instaurée et les groupes dominants recomposés, les représentants des classes moyennes incarnés dans l'armée sont devenus superflus aux yeux des groupes économiques dominants. Ainsi, l'oligarchie rurale installe son représentant à la présidence pour défendre ses intérêts particuliers au sein du pouvoir politique. Lorsque les autres segments des groupes économiquement dominants se voient relégué un rôle secondaire dans l'instance décisoire du pouvoir, ils destituent le régime par un événement connu comme " La Révolution de 30 " .

Peu avant ce coup d'Etat, nous assistons à l'émergence de nouvelles forces sociales en conséquence du processus de complexification de la division sociale du travail et de l'urbanisation croissante connue à cette période : une classe ouvrière et des secteurs moyens urbains sont constitués. Ils forment un front d'opposition au régime oligarchique par des mobilisations pour l'augmentation des salaires et l'organisation de grèves. Mais ils étaient isolés dans les grandes villes et étaient fortement réprimés par les classes dominantes, étant considérés par celles-ci comme " une question de police et non de politique ". Pour Sodré, cette croissante mobilisation sociale des classes subalternes alliée à la réaction contre la primauté des groupes caféiculteurs au pouvoir ont été les principales causes de la prise du pouvoir de 1930. Selon cet auteur, l'un des militaires protagonistes de cet événement aurait dit : " Allons faire la révolution avant que le peuple la fasse. " 27

C'est Getúlio Vargas qui assume ensuite la présidence de la République. Il crée le Ministère du Travail et une législation spécifique qui garantit les droits des travailleurs dans le souci de mieux les contrôler. Les syndicats seront directement subordonnés au gouvernement fédéral et définis comme " des organismes de collaboration de l'Etat ". Une période dictatoriale serait progressivement remplacée par l'instauration des élections présidentielles en 1951, lorsque la population légitimerait, par le vote, l'auteur du coup d'Etat Getúlio Vargas. En 1955, le progressiste Juscelino Kubtschek est élu. Un climat de modernité domine le pays dont l'apogée est la construction de Brasilia, la capitale futuriste du Brésil. Mais le développement aura un coût élevé, l'inflation atteint des niveaux jamais vus et le gouvernement subit de graves accusations de corruption. Ainsi, les prochaines élections présidentielles verront la victoire de Jânio Quadros. Celui-ci, dans une manœuvre osée, renonce au pouvoir, cherchant une légitimation populaire qui n'a pas eu lieu et est remplacé par son vice-président João Goulart. Ce dernier engage des réformes nationalisantes et sociales importantes, y compris pour la réforme agraire. En 1964 il est destitué par les militaires qui cherchent à rétablir la vie " normale " du pays.

Le pays connaît alors une longue période d'autoritarisme marquée par la répression politique contre les travailleurs et les militants de gauche considérés comme subversifs. Les militaires transforment le pays en une " immense caserne " , selon Teixeira (1997), avec l'imposition de la Loi de Sécurité Nationale et la création d'un important appareil répressif. La résistance civile s'organise essayant d'articuler une grande mobilisation nationale, surtout à partir de 68. En réponse à de telles manœuvres, le Congrès est fermé, des parlementaires sont destitués, la censure est établie, bref, l'Etat déclare la " guerre subversive " (voir illustrations page 119).

C'est dans cette période que nous voyons émerger dans la scène politique deux personnages qui occuperont, plus tard, une place importante dans la vie socio-politique du pays.

Or, sous ce climat de répression certains professeurs universitaires seront aussi destitués de leurs fonctions. Parmi ceux-ci, le sociologue Fernando Henrique Cardoso, qui sera contraint de quitter ses fonctions sous la pression du contexte répressif. Il quitte le pays en 1964 et y retourne quatre ans plus tard. En 1978, Cardoso présente sa candidature au sénat par le front d'opposition au régime, emportant la deuxième place, et devient sénateur quatre ans plus tard lorsque le titulaire assume le gouvernement de l'Etat de São Paulo. Sa présence marquera depuis les grands événements nationaux, jusqu'à ses élections successives en 1994 et 1998.

Cependant, cette période témoigne des changements importants dans le positionnement et les revendications syndicales des travailleurs. Contrairement au syndicalisme né dans les années 30 caractérisé par une étroite collaboration avec l'Etat, l'action syndicale sous les militaires engagera une confrontation directe entre le capital et le travail. Cette nouvelle forme de syndicalisme forgera une image sociale de classe travailliste. Au départ, une forte répression armée et bureaucratique imposait le silence et le conformisme syndical, mais elle ne s'est pas exercée avec la même intensité pendant toute la période de dictature. Une phase de relâchement a permis la renaissance des activités syndicales ainsi que la manifestation des insatisfactions des travailleurs avec la politique salariale aussitôt réprimée. C'est en 1973 que, suite aux signes de faiblesse du régime, le mouvement syndical gagnera des nouveaux contours, marquant la scène politique nationale et introduisant le travailleur comme un acteur actif dans la vie socio-politique.

Parmi les principaux organisateurs des mouvements syndicaux issus de l'industrie métallurgiste, il y a Luís Inácio da Silva, ou Lula, qui acquiert dans cette période la dimension d'un leader national. Partant de revendications concrètes et spécifiquement syndicales, ce mouvement ouvrira ses actions à la conquête des droits sociaux et politiques pour les travailleurs, cherchant, en dernière instance, la lutte pour la démocratie. Il crée en 1980 le Parti des Travailleurs, considéré comme le plus important parti d'opposition du pays depuis sa création.

Les deux personnages présentés ici seront présents dans les plus importants moments de l'histoire du pays depuis lors, y compris dans le prochain épisode commenté qui est la campagne pour les élections directes pour la présidence de la République.

Selon Tosi (1995), les difficultés dans l'économie brésilienne ne cessaient de s'aggraver depuis 1983 dues, surtout, aux compromis assumés auprès du FMI. L'inflation passe de 90% à 211% par an, la concentration du revenu de 54% à 64% dans les mains de 20% de la population. La période connue comme " le miracle économique " caractérisée par une forte croissance sous le gouvernement militaire manifestait ses limites. L'opposition s'organise. Le régime a vérifié, à travers une votation dans le Congrès qui cherchait à contenir encore les salaires, qu'il n'avait pas la majorité parlementaire. Le pluripartisme rétabli en 1979 permet l'articulation d'un front qui comptait aussi avec la participation de diverses organisations comme l'Ordre des Avocats ou l'Union Nationale des Etudiants, entre autres, dont le but était l'établissement des élections directes pour la présidence dans une campagne connue comme " Diretas Já " . Le député Dante de Oliveira envoie un amendement qui prévoyait que " le Président et le vice-président de la République seront élus, simultanément, entre les Brésiliens majeurs de 30 ans et dans l'exercice de leurs droits politique, par suffrage universel et vote direct et secret pour une période de cinq ans " 28 . Le gouvernement réagit par un autre amendement, proposant les élections directes pour 1988, craignant que la stratégie prévue de transition lente, graduelle et sûre, puisse leur échapper. Des manifestants occupaient les rues engendrant une réaction répressive du gouvernement et la menace d'un " nouveau 64 dans le pays " . L'amendement Dante de Oliveira fut alors rejeté.

Dans le front d'opposition au régime, une scission s'effectue entre ceux qui étaient favorables à la continuation du mouvement pour les élections directes et ceux qui articulaient une négociation avec le gouvernement autour de la succession présidentielle. Cette division révèle le positionnement divergent entre Lula et Cardoso qui jusqu'alors se trouvaient réunis dans un même combat pour les élections directes. Lula s'isolait avec son parti contre une négociation avec les militaires, négociation qu'il considérait comme une trahison au peuple, insistant pour la continuation de la campagne. Cardoso, malgré son affirmation du besoin de continuer la campagne, proposait la création d'un Conseil pour la Démocratie, prônant une négociation avec le Congrès.

Le résultat sera l'articulation autour de la candidature de Tancredo Neves, gouverneur de Minas Gerais, pour une élection indirecte à travers un Collège Electoral restreint. Son vice-président José Sarney était l'ancien président du parti de la dictature militaire.

‘"… votant oppositionnement pour Tancredo Neves, les parlementaires du collège indirect (créé par la dictature pour élire son dauphin), étaient en train d'emmener effectivement à la Présidence de la République, l'ancien président du parti de la dictature, José Sarney " 29 .’

Ces faits nous montrent que le premier président civil après le coup d'Etat militaire est celui qui garanti le contrôle du pouvoir qui se trouve encore dans les mains " des élites politiques du régime agonisant " , selon Teixeira (1990). Dans ce processus de transition démocratique, le caractère conciliateur confirme le pacte effectué avec l'autoritarisme, ignorant l'appel de ceux qui souhaitaient l'incorporation des couches subalternes dans le débat politique.

Tancredo Neves, le président élu, meurt, laissant sa place à son vice-président José Sarney. C'est alors l'ancien président du parti de la dictature qui passera, en 1989, le pouvoir au premier président civil élu par le suffrage universel depuis 1960, symbole de la période de transition démocratique qui, selon Moisés, s'est caractérisée par la transition par continuité, enregistrant " une large, énorme et diffuse présence d'anciens cadres politiques issus de l'ancien régime dans tous les niveaux de la vie politique brésilienne " 30 .

Le contexte dans lequel ont eu lieu les premières élections directes pour la présidence après-64 rappelait par beaucoup d'aspects les pires jours de la dictature militaire : on observe l'intervention des Forces Armées dans des manifestations travaillistes avec pour conséquence la mort d'ouvriers, ainsi que la totale impunité face à la violence rurale. Dans ce décor, les candidatures pour les élections présidentielles commencent à apparaître. Celle de Lula, vieille connaissance des électeurs par son action syndicale, et celle de Fernando Collor de Mello, qui fait sensation. Petit-fils et fils de politiques traditionnels, il avait été nommé par les militaires à la Mairie de la ville de Maceió en 1979 et fut élu gouverneur de l'état d'Alagoas en 1985, étant ainsi encore méconnu de l'électorat national en 1989, année des présidentielles. Jeune, il a fait surface fondant sa campagne sur une critique contre les démunis.

Cardoso qui entre-temps avait fondé un parti (le Parti de la Social Démocratie Brésilienne), présente avec son parti la candidature de Mário Covas. Celui-ci étant éliminé, ce parti a formé, avec d'autres, un front d'appui à la candidature de Lula pour le deuxième tour des élections, alors que Collor comptait sur l'appui des partis conservateurs de droite. Le 17 décembre 1989, Collor emporte les premières élections directes pour la présidence au suffrage universel. Mais deux ans plus tard, il renonce pour cause de corruption pratiquée par ses collaborateurs les plus proches, avec sa complicité. Son vice-président Itamar Franco assume la fonction présidentielle. Celui-ci nomme Cardoso comme Premier Ministre. Cardoso lance un plan économique, le Plan Real, créant une nouvelle monnaie qui cherche à juguler l'inflation, deux ans avant les prochaines élections présidentielles. Celle-ci, avec les élections subséquentes, constituera notre principal objet d'étude.

Ce bref résumé de l'histoire du Brésil, qui met en évidence les moments où des changements sont advenus dans les institutions du pays, nous montre que depuis la première Constitution Nationale en 1824, fondée sur le principe de la " liberté autorisée " jusqu'à la transition démocratique effectuée par une " libéralisation sous contrôle " , un pouvoir suprême répond pour le tout. Ce que nous permet de croire qu'aucune altération profonde n'a eu lieu dans les institutions sociales de ce pays. Nous avons constaté que les changements advenus ont été organisés et mis en œuvre par les différents segments d'une même classe dominante qui maintient ainsi sa domination absolue sur les classes subalternes. Ce que corrobore Roberto Amaral lorsqu'il affirme "qu'au Brésil et dans le monde, comme nous le savons, l'histoire ne se répète pas ; seulement, dans ce pays, elle est récurrente… " 31

Revenant à la réflexion de Castoriadis (1975) sur l'usure de l'autorité et l'atténuation de l'ascendance de l'imaginaire institué, nous pouvons suggérer que par la construction d'une société officielle à travers les rites politiques en accord avec les institutions adoptées par un Etat moderne, les agents sociaux qui composent les divers segments de la classe dominante pratiquent ce que Balandier qualifie de stratégie. Elle consiste à utiliser les normes et les règles qui gouvernent un système et les situations à travers lesquelles elles se manifestent, à son propre bénéfice, maximisant de cette manière les institutions officielles en sa faveur. Sous l'apparence de changements inhérents à la dynamique sociale en conséquence de l'usure de l'autorité, les significations imaginaires instituées sont ainsi renforcées : moins atténuantes qu'opérantes, elles justifient les raisons invisibles de l'ordre social et politique établi.

Notes
22.

Monteiro H. de M., História Geral do Brasil, Rio de Janeiro, Editora Campus, 1997 : 134.

23.

Cette appellation est due à leur anoblissement par l'empereur Pedro II.

24.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 33.

25.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 116.

26.

Monteiro H.deM., História Geral do Brasil, Rio de Janeiro, Editora Campus, 1997 : 233.

27.

Sodré N.W., Formação histórica do Brasil, Rio de Janeiro, Bertrand Brasil, 1990 : 320.

28.

Tosi A., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 167.

29.

Amaral R., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 7.

30.

Moisés J.A., Dilemas da consolidação da democracia, São Paulo, Paz e terra, 1989 : 138.

31.

Amaral R., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 8.